CHAPITRE II
Royauté et Pontificat

Le titre de « Roi du Monde », pris dans son acception la plus élevée, la plus complète et en même temps la plus rigoureuse, s’applique proprement à Manu, le Législateur primordial et universel, dont le nom se retrouve, sous des formes diverses, chez un grand nombre de peuples anciens ; rappelons seulement, à cet égard, le Mina ou Ménès des Égyptiens, le Menw des Celtes et le Minos des Grecs(1). Ce nom, d’ailleurs, ne désigne nullement un personnage historique ou plus ou moins légendaire ; ce qu’il désigne en réalité, c’est un principe, l’Intelligence cosmique qui réfléchit la Lumière spirituelle pure et formule la Loi (Dharma) propre aux conditions de notre monde ou de notre cycle d’existence ; et il est en même temps l’archétype de l’homme considéré spécialement en tant qu’être pensant (en sanscrit mânava).

D’autre part, ce qu’il importe essentiellement de remarquer ici, c’est que ce principe peut être manifesté par un centre spirituel établi dans le monde terrestre, par une organisation chargée de conserver intégralement le dépôt de la tradition sacrée, d’origine « non humaine » (apaurushêya), par laquelle la Sagesse primordiale se communique à travers les âges à ceux qui sont capables de la recevoir. Le chef d’une telle organisation, représentant en quelque sorte Manu lui-même, pourra légitimement en porter le titre et les attributs ; et même, par le degré de connaissance qu’il doit avoir atteint pour pouvoir exercer sa fonction, il s’identifie réellement au principe dont il est comme l’expression humaine, et devant lequel son individualité disparaît. Tel est bien le cas de l’Agarttha, si ce centre a recueilli, comme l’indique Saint-Yves, l’héritage de l’antique « dynastie solaire » (Sûrya-vansha) qui résidait jadis à Ayodhyâ(2), et qui faisait remonter son origine à Vaivaswata, le Manu du cycle actuel.

Saint-Yves, comme nous l’avons déjà dit, n’envisage pourtant pas le chef suprême de l’Agarttha comme « Roi du Monde » ; il le présente comme « Souverain Pontife », et, en outre, il le place à la tête d’une « Église brâhmanique », désignation qui procède d’une conception un peu trop occidentalisée(3). Cette dernière réserve à part, ce qu’il dit complète, à cet égard, ce que dit de son côté M. Ossendowski ; il semble que chacun d’eux n’ait vu que l’aspect qui répondait le plus directement à ses tendances et à ses préoccupations dominantes, car, à la vérité, il s’agit ici d’un double pouvoir, à la fois sacerdotal et royal. Le caractère « pontifical », au sens le plus vrai de ce mot, appartient bien réellement, et par excellence, au chef de la hiérarchie initiatique, et ceci appelle une explication : littéralement, le Pontifex est un « constructeur de ponts », et ce titre romain est en quelque sorte, par son origine, un titre « maçonnique » ; mais, symboliquement, c’est celui qui remplit la fonction de médiateur, établissant la communication entre ce monde et les mondes supérieurs(4). À ce titre, l’arc-en-ciel, le « pont céleste », est un symbole naturel du « pontificat » ; et toutes les traditions lui donnent des significations parfaitement concordantes : ainsi, chez les Hébreux, c’est le gage de l’alliance de Dieu avec son peuple ; en Chine, c’est le signe de l’union du Ciel et de la Terre ; en Grèce, il représente Iris, la « messagère des Dieux » ; un peu partout, chez les Scandinaves aussi bien que chez les Perses et les Arabes, en Afrique centrale et jusque chez certains peuples de l’Amérique du Nord, c’est le pont qui relie le monde sensible au suprasensible.

D’autre part, l’union des deux pouvoirs sacerdotal et royal était représentée, chez les Latins, par un certain aspect du symbolisme de Janus, symbolisme extrêmement complexe et à significations multiples ; les clefs d’or et d’argent figuraient, sous le même rapport, les deux initiations correspondantes(5). Il s’agit, pour employer la terminologie hindoue, de la voie des Brâhmanes et de celle des Kshatriyas ; mais, au sommet de la hiérarchie, on est au principe commun d’où les uns et les autres tirent leurs attributions respectives, donc au delà de leur distinction, puisque là est la source de toute autorité légitime, dans quelque domaine qu’elle s’exerce ; et les initiés de l’Agarttha sont ativarna, c’est-à-dire « au delà des castes »(6).

Il y avait au moyen âge une expression dans laquelle les deux aspects complémentaires de l’autorité se trouvaient réunis d’une façon qui est bien digne de remarque : on parlait souvent, à cette époque, d’une contrée mystérieuse qu’on appelait le « royaume du prêtre Jean »(7). C’était le temps où ce qu’on pourrait désigner comme la « couverture extérieure » du centre en question se trouvait formé, pour une bonne part, par les Nestoriens (ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi à tort ou à raison) et les Sabéens(8) ; et, précisément, ces derniers se donnaient à eux-mêmes le nom de Mendayyeh de Yahia, c’est-à-dire « disciples de Jean ». À ce propos, nous pouvons faire tout de suite une autre remarque : il est au moins curieux que beaucoup de groupes orientaux d’un caractère très fermé, des Ismaéliens ou disciples du « Vieux de la Montagne » aux Druses du Liban, aient pris uniformément, tout comme les Ordres de chevalerie occidentaux, le titre de « gardiens de la Terre Sainte ». La suite fera sans doute mieux comprendre ce que cela peut signifier ; il semble que Saint-Yves ait trouvé un mot très juste, peut-être plus encore qu’il ne le pensait lui-même, quand il parle des « Templiers de l’Agarttha ». Pour qu’on ne s’étonne pas de l’expression de « couverture extérieure » que nous venons d’employer, nous ajouterons qu’il faut bien prendre garde à ce fait que l’initiation chevaleresque était essentiellement une initiation de Kshatriyas ; c’est ce qui explique, entre autres choses, le rôle prépondérant qu’y joue le symbolisme de l’Amour(9).

Quoi qu’il en soit de ces dernières considérations, l’idée d’un personnage qui est prêtre et roi tout ensemble n’est pas une idée très courante en Occident, bien qu’elle se trouve, à l’origine même du Christianisme, représentée d’une façon frappante par les « Roi-Mages » ; même au moyen âge, le pouvoir suprême (selon les apparences extérieures tout au moins) y était divisé entre la Papauté et l’Empire(10). Une telle séparation peut être considérée comme la marque d’une organisation incomplète par en haut, si l’on peut s’exprimer ainsi, puisqu’on n’y voit pas apparaître le principe commun dont procèdent et dépendent régulièrement les deux pouvoirs ; le véritable pouvoir suprême devait donc se trouver ailleurs. En Orient, le maintien d’une telle séparation au sommet même de la hiérarchie est, au contraire, assez exceptionnel, et ce n’est guère que dans certaines conceptions bouddhiques que l’on rencontre quelque chose de ce genre ; nous voulons faire allusion à l’incompatibilité affirmée entre la fonction de Buddha et celle de Chakravartî ou « monarque universel »(11), lorsqu’il est dit que Shâkya-Muni eut, à un certain moment, à choisir entre l’une et l’autre. Il convient d’ajouter que le terme Chakravartî, qui n’a rien de spécialement bouddhique, s’applique fort bien, suivant les données de la tradition hindoue, à la fonction du Manu ou de ses représentants : c’est, littéralement, « celui qui fait tourner la roue », c’est-à-dire celui qui, placé au centre de toutes choses, en dirige le mouvement sans y participer lui-même, ou qui en est, suivant l’expression d’Aristote, le « moteur immobile »(12).

Nous appelons tout particulièrement l’attention sur ceci : le centre dont il s’agit est le point fixe que toutes les traditions s’accordent à désigner symboliquement comme le « Pôle », puisque c’est autour de lui que s’effectue la rotation du monde, représenté généralement par la roue, chez les Celtes aussi bien que chez les Chaldéens et chez les Hindous(13). Telle est la véritable signification du swastika, ce signe que l’on trouve répandu partout, de l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident(14), et qui est essentiellement le « signe du Pôle » ; c’est sans doute ici la première fois, dans l’Europe moderne, qu’on en fait connaître le sens réel. Les savants contemporains, en effet, ont vainement cherché à expliquer ce symbole par les théories les plus fantaisistes ; la plupart d’entre eux, hantés par une sorte d’idée fixe, ont voulu voir, là comme presque partout ailleurs, un signe exclusivement « solaire »(15), alors que, s’il l’est devenu parfois, ce n’a pu être qu’accidentellement et d’une façon détournée. D’autres ont été plus près de la vérité en regardant le swastika comme le symbole du mouvement ; mais cette interprétation, sans être fausse, est fort insuffisante, car il ne s’agit pas d’un mouvement quelconque, mais d’un mouvement de rotation qui s’accomplit autour d’un centre ou d’un axe immuable ; et c’est le point fixe qui est, nous le répétons, l’élément essentiel auquel se rapporte directement le symbole en question(16).

Par ce que nous venons de dire, on peut déjà comprendre que le « Roi du Monde » doit avoir une fonction essentiellement ordonnatrice et régulatrice (et l’on remarquera que ce n’est pas sans raison que ce dernier mot a la même racine que rex et regere), fonction pouvant se résumer dans un mot comme celui d’« équilibre » ou d’« harmonie », ce que rend précisément en sanscrit le terme Dharma(17) : ce que nous entendons par là, c’est le reflet, dans le monde manifesté, de l’immutabilité du Principe suprême. On peut comprendre aussi, par les mêmes considérations, pourquoi le « Roi du Monde » a pour attributs fondamentaux la « Justice » et la « Paix », qui ne sont que les formes revêtues plus spécialement par cet équilibre et cette harmonie dans le « monde de l’homme » (mânava-loka)(18). C’est là encore un point de la plus grande importance ; et, outre sa portée générale, nous le signalons à ceux qui se laissent aller à certaines craintes chimériques, dont le livre même de M. Ossendowski contient comme un écho dans ses dernières lignes.