CHAPITRE V
Le symbolisme du Graal
Nous faisions allusion tout à l’heure aux « Chevaliers de la Table Ronde » ; il ne sera pas hors de propos d’indiquer ici ce que signifie la « queste du Graal », qui, dans les légendes d’origine celtique, est présentée comme leur fonction principale. Dans toutes les traditions, il est fait ainsi allusion à quelque chose qui, à partir d’une certaine époque, aurait été perdu ou caché : c’est, par exemple, le Soma des Hindous ou le Haoma des Perses, le « breuvage d’immortalité », qui, précisément, a un rapport fort direct avec le Graal, puisque celui-ci est, dit-on, le vase sacré qui contint le sang du Christ, lequel est aussi le « breuvage d’immortalité ». Ailleurs, le symbolisme est différent : ainsi, chez les Juifs, ce qui est perdu, c’est la prononciation du grand Nom divin(1) ; mais l’idée fondamentale est toujours la même, et nous verrons plus loin à quoi elle correspond exactement.
Le Saint Graal est, dit-on, la coupe qui servit à la Cène, et où Joseph d’Arimathie recueillit ensuite le sang et l’eau qui s’échappaient de la blessure ouverte au flanc du Christ par la lance du centurion Longin(2). Cette coupe aurait été, d’après la légende, transportée en Grande-Bretagne par Joseph d’Arimathie lui-même et Nicodème(3) ; et il faut voir là l’indication d’un lien établi entre la tradition celtique et le Christianisme. La coupe, en effet, joue un rôle fort important dans la plupart des traditions antiques, et sans doute en était-il ainsi notamment chez les Celtes ; il est même à remarquer qu’elle est fréquemment associée à la lance, ces deux symboles étant alors en quelque sorte complémentaires l’un de l’autre ; mais ceci nous éloignerait de notre sujet(4).
Ce qui montre peut-être le plus nettement la signification essentielle du Graal, c’est ce qui est dit de son origine : cette coupe aurait été taillée par les Anges dans une émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute(5). Cette émeraude rappelle d’une façon très frappante l’urnâ, la perle frontale qui, dans le symbolisme hindou (d’où elle est passée dans le Bouddhisme), tient souvent la place du troisième œil de Shiva, représentant ce qu’on peut appeler le « sens de l’éternité », ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs(6). Du reste, il est dit ensuite que le Graal fut confié à Adam dans le Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit à son tour, car il ne put l’emporter avec lui lorsqu’il fut chassé de l’Éden ; et, avec la signification que nous venons d’indiquer, cela devient fort clair. En effet, l’homme, écarté de son centre originel, se trouvait dès lors enfermé dans la sphère temporelle ; il ne pouvait plus rejoindre le point unique d’où toutes choses sont contemplées sous l’aspect de l’éternité. En d’autres termes, la possession du « sens de l’éternité » est liée à ce que toutes les traditions nomment, comme nous l’avons rappelé plus haut, l’« état primordial », dont la restauration constitue le premier stade de la véritable initiation, étant la condition préalable de la conquête effective des états « supra-humains »(7). Le Paradis terrestre, d’ailleurs, représente proprement le « Centre du Monde » ; et ce que nous dirons dans la suite, sur le sens originel du mot Paradis, pourra le faire mieux comprendre encore.
Ce qui suit peut sembler plus énigmatique : Seth obtint de rentrer dans le Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le précieux vase ; or le nom de Seth exprime les idées de fondement et de stabilité, et, par suite, il indique en quelque façon la restauration de l’ordre primordial détruit par la chute de l’homme(8). On doit donc comprendre que Seth et ceux qui après lui possédèrent le Graal purent par là même établir un centre spirituel destiné à remplacer le Paradis perdu, et qui était comme une image de celui-ci ; et alors cette possession du Graal représente la conservation intégrale de la tradition primordiale dans un tel centre spirituel. La légende, d’ailleurs, ne dit pas où ni par qui le Graal fut conservé jusqu’à l’époque du Christ ; mais l’origine celtique qu’on lui reconnaît doit sans doute laisser entendre que les Druides y eurent une part et doivent être comptés parmi les conservateurs réguliers de la tradition primordiale.
La perte du Graal, ou de quelqu’un de ses équivalents symboliques, c’est en somme la perte de la tradition avec tout ce que celle-ci comporte ; à vrai dire, d’ailleurs, cette tradition est plutôt cachée que perdue, ou du moins elle ne peut être perdue que pour certains centres secondaires, lorsque ceux-ci cessent d’être en relation directe avec le centre suprême. Quant à ce dernier, il garde toujours intact le dépôt de la tradition, et il n’est pas affecté par les changements qui surviennent dans le monde extérieur ; c’est ainsi que, suivant divers Pères de l’Église, et notamment saint Augustin, le déluge n’a pu atteindre le Paradis terrestre, qui est « l’habitation d’Hénoch et la Terre des Saints »(9), et dont le sommet « touche la sphère lunaire », c’est-à-dire se trouve au delà du domaine du changement (identifié au « monde sublunaire »), au point de communication de la Terre et des Cieux(10). Mais, de même que le Paradis terrestre est devenu inaccessible, le centre suprême, qui est au fond la même chose, peut, au cours d’une certaine période, n’être pas manifesté extérieurement, et alors on peut dire que la tradition est perdue pour l’ensemble de l’humanité, car elle n’est conservée que dans certains centres rigoureusement fermés, et la masse des hommes n’y participe plus d’une façon consciente et effective, contrairement à ce qui avait lieu dans l’état originel(11) ; telle est précisément la condition de l’époque actuelle, dont le début remonte d’ailleurs bien au delà de ce qui est accessible à l’histoire ordinaire et « profane ». La perte de la tradition peut donc, suivant les cas, être entendue dans ce sens général, ou bien être rapportée à l’obscuration du centre spirituel qui régissait plus ou moins invisiblement les destinées d’un peuple particulier ou d’une civilisation déterminée ; il faut donc, chaque fois qu’on rencontre un symbolisme qui s’y rapporte, examiner s’il doit être interprété dans l’un ou l’autre sens.
D’après ce que nous venons de dire, le Graal représente en même temps deux choses qui sont étroitement solidaires l’une de l’autre : celui qui possède intégralement la « tradition primordiale », qui est parvenu au degré de connaissance effective qu’implique essentiellement cette possession, est en effet, par là même, réintégré dans la plénitude de l’« état primordial ». À ces deux choses, « état primordial » et « tradition primordiale », se rapporte le double sens qui est inhérent au mot Graal lui-même, car, par une de ces assimilations verbales qui jouent souvent dans le symbolisme un rôle non négligeable, et qui ont d’ailleurs des raisons beaucoup plus profondes qu’on ne se l’imaginerait à première vue, le Graal est à la fois un vase (grasale) et un livre (gradale ou graduale) ; ce dernier aspect désigne manifestement la tradition, tandis que l’autre concerne plus directement l’état lui-même(12).
Nous n’avons pas l’intention d’entrer ici dans les détails secondaires de la légende du Saint Graal, bien qu’ils aient tous aussi une valeur symbolique, ni de suivre l’histoire des « Chevaliers de la Table Ronde » et de leurs exploits ; nous rappellerons seulement que la « Table Ronde », construite par le roi Arthur(13) sur les plans de Merlin, était destinée à recevoir le Graal lorsqu’un des Chevaliers serait parvenu à le conquérir et l’aurait apporté de Grande-Bretagne en Armorique. Cette table est encore un symbole vraisemblablement très ancien, un de ceux qui furent toujours associés à l’idée des centres spirituels, conservateurs de la tradition ; la forme circulaire de la table est d’ailleurs liée formellement au cycle zodiacal par la présence autour d’elle de douze personnages principaux(14), particularité qui, comme nous le disions précédemment, se retrouve dans la constitution de tous les centres dont il s’agit.
Il y a encore un symbole qui se rattache à un autre aspect de la légende du Graal, et qui mérite une attention spéciale : c’est celui de Montsalvat (littéralement « Mont du Salut »), le pic situé « aux bords lointains dont nul mortel n’approche », représenté comme se dressant au milieu de la mer, dans une région inaccessible, et derrière lequel se lève le Soleil. C’est à la fois l’« île sacrée » et la « montagne polaire », deux symboles équivalents dont nous aurons encore à reparler dans la suite de cette étude ; c’est la « Terre d’immortalité », qui s’identifie naturellement au Paradis terrestre(15).
Pour en revenir au Graal lui-même, il est facile de se rendre compte que sa signification première est au fond la même que celle qu’a généralement le vase sacré partout où il se rencontre, et qu’a notamment, en Orient, la coupe sacrificielle contenant originairement, comme nous l’indiquons plus haut, le Soma vêdique ou le Haoma mazdéen, c’est-à-dire le « breuvage d’immortalité » qui confère ou restitue, à ceux qui le reçoivent avec les dispositions requises, le « sens de l’éternité ». Nous ne pourrions, sans sortir de notre sujet, nous étendre davantage sur le symbolisme de la coupe et de ce qu’elle contient ; il faudrait, pour le développer convenablement, y consacrer toute une étude spéciale ; mais la remarque que nous venons de faire va nous conduire à d’autres considérations qui sont de la plus grande importance pour ce que nous nous proposons présentement.