CHAPITRE VI
Melki-Tsedeq
Il est dit dans les traditions orientales que le Soma, à une certaine époque, devint inconnu, de sorte qu’il fallut, dans les rites sacrificiels, lui substituer un autre breuvage, qui n’était plus qu’une figure de ce Soma primitif(1) ; ce rôle fut joué principalement par le vin, et c’est à quoi se rapporte, chez les Grecs, une grande partie de la légende de Dionysos(2). Or le vin est pris souvent pour représenter la vraie tradition initiatique : en hébreu, les mots iaïn, « vin », et sod, « mystère », se substituent l’un à l’autre comme ayant le même nombre(3) ; chez les Çûfîs, le vin symbolise la connaissance ésotérique, la doctrine réservée à l’élite et qui ne convient pas à tous les hommes, de même que tous ne peuvent pas boire le vin impunément. Il résulte de là que l’emploi du vin dans un rite confère à celui-ci un caractère nettement initiatique ; tel est notamment le cas du sacrifice « eucharistique » de Melchissédec(4), et c’est là le point essentiel sur lequel nous devons maintenant nous arrêter.
Le nom de Melchissédec, ou plus exactement Melki-Tsedeq, n’est pas autre chose, en effet, que le nom sous lequel la fonction même du « Roi du Monde » se trouve expressément désignée dans la tradition judéo-chrétienne. Nous avons quelque peu hésité à énoncer ce fait, qui comporte l’explication d’un des passages les plus énigmatiques de la Bible hébraïque, mais, dès lors que nous nous étions décidé à traiter cette question du « Roi du Monde », il ne nous était véritablement pas possible de le passer sous silence. Nous pourrions reprendre ici la parole prononcée à ce propos par saint Paul : « Nous avons, à ce sujet, beaucoup de choses à dire, et des choses difficiles à expliquer, parce que vous êtes devenus lents à comprendre »(5).
Voici d’abord le texte même du passage biblique dont il s’agit : « Et Melki-Tsedeq, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin ; et il était prêtre du Dieu Très Haut (El Elion). Et il bénit Abram(6), disant : Béni soit Abram du Dieu Très-Haut, possesseur des Cieux et de la Terre ; et béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains. Et Abram lui donna la dîme de tout ce qu’il avait pris »(7).
Melki-Tsedeq est donc roi et prêtre tout ensemble ; son nom signifie « roi de Justice », et il est en même temps roi de Salem, c’est-à-dire de la « Paix » ; nous retrouvons donc ici, avant tout, la « Justice » et la « Paix », c’est-à-dire précisément les deux attributs fondamentaux du « Roi du Monde ». Il faut remarquer que le mot Salem, contrairement à l’opinion commune, n’a jamais désigné en réalité une ville, mais que, si on le prend pour le nom symbolique de la résidence de Melki-Tsedeq, il peut être regardé comme un équivalent du terme Agarttha. En tout cas, c’est une erreur de voir là le nom primitif de Jérusalem, car ce nom était Jébus ; au contraire, si le nom de Jérusalem fut donné à cette ville lorsqu’un centre spirituel y fut établi par les Hébreux, c’est pour indiquer qu’elle était dès lors comme une image visible de la véritable Salem ; et il est à noter que le Temple fut édifié par Salomon, dont le nom (Shlomoh), dérivé aussi de Salem, signifie le « Pacifique »(8).
Voici maintenant en quels termes saint Paul commente ce qui est dit de Melki-Tsedeq : « Ce Melchissédec, roi de Salem, prêtre du Dieu Très-Haut, qui alla au-devant d’Abraham lorsqu’il revenait de la défaite des rois, qui le bénit, et à qui Abraham donna la dîme de tout le butin ; qui est d’abord, selon la signification de son nom, roi de Justice, ensuite roi de Salem, c’est-à-dire roi de Paix ; qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n’a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui est fait ainsi semblable au Fils de Dieu ; ce Melchissédec demeure prêtre à perpétuité »(9).
Or, Melki-Tsedeq est représenté comme supérieur à Abraham, puisqu’il le bénit, et, « sans contredit, c’est l’inférieur qui est béni par le supérieur »(10) ; et, de son côté, Abraham reconnaît cette supériorité, puisqu’il lui donne la dîme, ce qui est la marque de sa dépendance. Il y a là une véritable « investiture », presque au sens féodal de ce mot, mais avec cette différence qu’il s’agit d’une investiture spirituelle ; et nous pouvons ajouter que là se trouve le point de jonction de la tradition hébraïque avec la grande tradition primordiale. La « bénédiction » dont il est parlé est proprement la communication d’une « influence spirituelle », à laquelle Abraham va participer désormais ; et l’on peut remarquer que la formule employée met Abraham en relation directe avec le « Dieu Très-Haut », que ce même Abraham invoque ensuite en l’identifiant avec Jehovah(11). Si Melki-Tsedeq est ainsi supérieur à Abraham, c’est que le « Très-Haut » (Elion), qui est le Dieu de Melki-Tsedeq, est lui-même supérieur au « Tout-Puissant » (Shaddaï), qui est le Dieu d’Abraham, ou, en d’autres termes, que le premier de ces deux noms représente un aspect divin plus élevé que le second. D’autre part, ce qui est extrêmement important, et ce qui semble n’avoir jamais été signalé, c’est qu’El Elion est l’équivalent d’Emmanuel, ces deux noms ayant exactement le même nombre(12) ; et ceci rattache directement l’histoire de Melki-Tsedeq à celle des « Rois-Mages », dont nous avons expliqué précédemment la signification. De plus, on peut encore y voir ceci : le sacerdoce de Melki-Tsedeq est le sacerdoce d’El Elion : le sacerdoce chrétien est celui d’Emmanuel ; si donc El Elion est Emmanuel, ces deux sacerdoces n’en sont qu’un, et le sacerdoce chrétien, qui d’ailleurs comporte essentiellement l’offrande eucharistique du pain et du vin, est véritablement « selon l’ordre de Melchissédec »(13).
La tradition judéo-chrétienne distingue deux sacerdoces, l’un « selon l’ordre d’Aaron », l’autre « selon l’ordre de Melchissédec » ; et celui-ci est supérieur à celui-là, comme Melchissédec lui-même est supérieur à Abraham, duquel est issue la tribu de Lévi et, par conséquent, la famille d’Aaron(14). Cette supériorité est nettement affirmée par saint Paul, qui dit : « Lévi même, qui perçoit la dîme (sur le peuple d’Israël), l’a payée, pour ainsi dire, par Abraham »(15). Nous n’avons pas à nous étendre davantage ici sur la signification de ces deux sacerdoces ; mais nous citerons encore cette autre parole de saint Paul : « Ici (dans le sacerdoce lévitique), ce sont des hommes mortels qui perçoivent les dîmes ; mais là, c’est un homme dont il est attesté qu’il est vivant »(16). Cet « homme vivant » qui est Melki-Tsedeq, c’est Manu qui demeure en effet « perpétuellement » (en hébreu le-ôlam), c’est-à-dire pour toute la durée de son cycle (Manvantara) ou du monde qu’il régit spécialement. C’est pourquoi il est « sans généalogie », car son origine est « non humaine », puisqu’il est lui-même le prototype de l’homme ; et il est bien réellement « fait semblable au Fils de Dieu », puisque, par la Loi qu’il formule, il est, pour ce monde, l’expression et l’image même du Verbe divin(17).
Il y a encore d’autres remarques à faire, et tout d’abord celle-ci : dans l’histoire des « Rois-Mages », nous voyons trois personnages distincts, qui sont les trois chefs de la hiérarchie initiatique ; dans celle de Melki-Tsedeq, nous n’en voyons qu’un seul, mais qui peut unir en lui des aspects correspondant aux trois mêmes fonctions. C’est ainsi que certains ont distingué Adoni-Tsedeq, le « Seigneur de Justice », qui se dédouble en quelque sorte en Kohen-Tsedeq, le « Prêtre de Justice », et Melki-Tsedeq, le « Roi de Justice » ; ces trois aspects peuvent en effet être considérés comme se rapportant respectivement aux fonctions du Brahâtmâ, du Mahâtmâ et du Mahânga(18). Bien que Melki-Tsedeq ne soit alors proprement que le nom du troisième aspect, il est appliqué d’ordinaire par extension à l’ensemble des trois, et, s’il est ainsi employé de préférence aux autres, c’est que la fonction qu’il exprime est la plus proche du monde extérieur, donc celle qui est manifestée le plus immédiatement. Du reste, on peut remarquer que l’expression de « Roi du Monde », aussi bien que celle de « Roi de Justice », ne fait allusion directement qu’au pouvoir royal ; et, d’autre part, on trouve aussi dans l’Inde la désignation de Dharma-Râja, qui est littéralement équivalente à celle de Melki-Tsedeq(19).
Si maintenant nous prenons le nom de Melki-Tsedeq dans son sens le plus strict, les attributs propres du « Roi de Justice » sont la balance et l’épée ; et ces attributs sont aussi ceux de Mikaël, considéré comme l’« Ange du Jugement »(20). Ces deux emblèmes représentent respectivement, dans l’ordre social, les deux fonctions administrative et militaire, qui appartiennent en propre aux Kshatriyas, et qui sont les deux éléments constitutifs du pouvoir royal. Ce sont aussi, hiéroglyphiquement, les deux caractères formant la racine hébraïque et arabe Haq, qui signifie à la fois « Justice » et « Vérité »(21), et qui, chez divers peuples anciens, a servi précisément à désigner la royauté(22). Haq est la puissance qui fait régner la Justice, c’est-à-dire l’équilibre symbolisé par la balance, tandis que la puissance elle-même l’est par l’épée(23), et c’est bien là ce qui caractérise le rôle essentiel du pouvoir royal ; et, d’autre part, c’est aussi, dans l’ordre spirituel, la force de la Vérité. Il faut d’ailleurs ajouter qu’il existe aussi une forme adoucie de cette racine Haq, obtenue par la substitution du signe de la force spirituelle à celui de la force matérielle ; et cette forme Hak désigne proprement la « Sagesse » (en hébreu Hokmah), de sorte qu’elle convient plus spécialement à l’autorité sacerdotale, comme l’autre au pouvoir royal. Ceci est encore confirmé par le fait que les deux formes correspondantes se retrouvent, avec des sens similaires, pour la racine kan, qui, dans des langues très diverses, signifie « pouvoir » ou « puissance », et aussi « connaissance »(24) : kan est surtout le pouvoir spirituel ou intellectuel, identique à la Sagesse (d’où Kohen, « prêtre » en hébreu), et qan est le pouvoir matériel (d’où différents mots exprimant l’idée de « possession », et notamment le nom de Qaïn)(25). Ces racines et leurs dérivés pourraient sans doute donner lieu encore à beaucoup d’autres considérations ; mais nous devons nous borner à ce qui se rapporte le plus directement au sujet de la présente étude.
Pour compléter ce qui précède, nous reviendrons à ce que la Kabbale hébraïque dit de la Shekinah : celle-ci est représentée dans le « monde inférieur » par la dernière des dix Sephiroth, qui est appelée Malkuth, c’est-à-dire le « Royaume », désignation qui est assez digne de remarque au point de vue où nous nous plaçons ici ; mais ce qui l’est plus encore, c’est que, parmi les synonymes qui sont parfois donnés à Malkuth, on rencontre Tsedeq, le « Juste »(26). Ce rapprochement de Malkuth et de Tsedeq, ou de la Royauté (le gouvernement du Monde) et de la Justice, se retrouve précisément dans le nom de Melki-Tsedeq. Il s’agit ici de la Justice distributive et proprement équilibrante, dans la « colonne du milieu » de l’arbre séphirothique ; il faut la distinguer de la Justice opposée à la Miséricorde et identifiée à la Rigueur, dans la « colonne de gauche », car ce sont là deux aspects différents (et d’ailleurs, en hébreu, il y a deux mots pour les désigner : la première est Tsedaqah, et la seconde est Din). C’est le premier de ces aspects qui est la Justice au sens le plus strict et le plus complet à la fois, impliquant essentiellement l’idée d’équilibre ou d’harmonie, et liée indissolublement à la Paix.
Malkuth est « le réservoir où se réunissent les eaux qui viennent du fleuve d’en haut, c’est-à-dire toutes les émanations (grâces ou influences spirituelles) qu’elle répand en abondance »(27). Ce « fleuve d’en haut » et les eaux qui en descendent rappellent étrangement le rôle attribué au fleuve céleste Gangâ dans la tradition hindoue : et l’on pourrait aussi remarquer que la Shakti, dont Gangâ est un aspect, n’est pas sans présenter certaines analogies avec la Shekinah, ne serait-ce qu’en raison de la fonction « providentielle » qui leur est commune. Le réservoir des eaux célestes est naturellement identique au centre spirituel de notre monde : de là partent les quatre fleuves du Pardes, se dirigeant vers les quatre points cardinaux. Pour les Juifs, ce centre spirituel s’identifie à la colline de Sion, à laquelle ils appliquent l’appellation de « Cœur du Monde », d’ailleurs commune à toutes les « Terres Saintes », et qui, pour eux, devient ainsi en quelque sorte l’équivalent du Mêru des Hindous ou de l’Alborj des Perses(28). « Le Tabernacle de la Sainteté de Jehovah, la résidence de la Shekinah, est le Saint des Saints qui est le cœur du Temple, qui est lui-même le centre de Sion (Jérusalem), comme la sainte Sion est le centre de la Terre d’Israël, comme la Terre d’Israël est le centre du monde »(29). On peut même pousser les choses encore plus loin : non seulement tout ce qui est énuméré ici, en le prenant dans l’ordre inverse, mais aussi, après le Tabernacle dans le Temple, l’Arche d’Alliance dans le Tabernacle, et, sur l’Arche d’Alliance elle-même, le lieu de manifestation de la Shekinah (entre les deux Kerubim), représentent comme autant d’approximations successives du « Pôle spirituel ».
C’est aussi de cette façon que Dante présente précisément Jérusalem comme le « Pôle spirituel », ainsi que nous avons eu l’occasion de l’expliquer ailleurs(30) ; mais ceci, dès qu’on sort du point de vue proprement judaïque, devient surtout symbolique et ne constitue plus une localisation au sens strict de ce mot. Tous les centres spirituels secondaires, constitués en vue d’adaptations de la tradition primordiale à des conditions déterminées, sont, comme nous l’avons déjà montré, des images du centre suprême ; Sion peut n’être en réalité qu’un de ces centres secondaires, et cependant s’identifier symboliquement au centre suprême en vertu de cette similitude. Jérusalem est effectivement, comme l’indique son nom, une image de la véritable Salem ; ce que nous avons dit et ce que nous dirons encore de la « Terre Sainte », qui n’est pas seulement la Terre d’Israël, permettra de le comprendre sans difficulté.
À ce propos, une autre expression très remarquable, comme synonyme de « Terre Sainte », est celle de « Terre des Vivants » : elle désigne manifestement le « séjour d’immortalité », de sorte que, dans son sens propre et rigoureux, elle s’applique au Paradis terrestre ou à ses équivalents symboliques ; mais cette appellation a été aussi transportée aux « Terres Saintes » secondaires, et notamment à la Terre d’Israël. Il est dit que « la Terre des Vivants comprend sept terres », et M. Vulliaud note à ce sujet que « cette terre est Chanaan dans lequel il y avait sept peuples »(31). Sans doute, cela est exact au sens littéral ; mais, symboliquement, ces sept terres pourraient fort bien, comme celles dont il est question d’autre part dans la tradition islamique, correspondre aux sept dwîpas qui, selon la tradition hindoue, ont le Mêru pour centre commun, et sur lesquels nous reviendrons plus loin. De même, quand les anciens mondes, ou les créations antérieures à la nôtre, sont figurés par les « sept rois d’Edom » (le nombre septénaire se trouvant ici en rapport avec les sept « jours » de la Genèse), il y a là une ressemblance, beaucoup trop frappante pour n’être qu’accidentelle, avec les ères des sept Manus comptées depuis le début du Kalpa jusqu’à l’époque actuelle(32).