CHAPITRE VII
Luz ou le séjour d’immortalité

Les traditions relatives au « monde souterrain » se rencontrent chez un grand nombre de peuples ; nous n’avons pas l’intention de les rassembler toutes ici, d’autant plus que certaines d’entre elles ne semblent pas avoir une relation très directe avec la question qui nous occupe. Cependant, on pourrait observer, d’une façon générale, que le « culte des cavernes » est toujours plus ou moins lié à l’idée de « lieu intérieur » ou de « lieu central », et que, à cet égard, le symbole de la caverne et celui du cœur sont assez proches l’un de l’autre(1). D’autre part, il y a très réellement, en Asie centrale comme en Amérique et peut-être ailleurs encore, des cavernes et des souterrains où certains centres initiatiques ont pu se maintenir depuis des siècles ; mais, en dehors de ce fait, il y a, dans tout ce qui est rapporté à ce sujet, une part de symbolisme qu’il n’est pas bien difficile de dégager ; et nous pouvons même penser que ce sont précisément des raisons d’ordre symbolique qui ont déterminé le choix de lieux souterrains pour l’établissement de ces centres initiatiques, beaucoup plus que des motifs de simple prudence. Saint-Yves aurait peut-être pu expliquer ce symbolisme, mais il ne l’a pas fait, et c’est ce qui donne à certaines parties de son livre une apparence de fantasmagorie(2) ; quant à M. Ossendowski, il était sûrement incapable d’aller au delà de la lettre et de voir dans ce qu’on lui disait autre chose que le sens le plus immédiat.

Parmi les traditions auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure, il en est une qui présente un intérêt particulier : elle se trouve dans le Judaïsme et concerne une ville mystérieuse appelée Luz(3). Ce nom était originairement celui du lieu où Jacob eut le songe à la suite duquel il l’appela Beith-El, c’est-à-dire « maison de Dieu »(4) ; nous reviendrons plus tard sur ce point. Il est dit que l’« Ange de la Mort » ne peut pénétrer dans cette ville et n’y a aucun pouvoir ; et, par un rapprochement assez singulier, mais très significatif, certains la situent près de l’Alborj, qui est également, pour les Perses, le « séjour d’immortalité ».

Près de Luz, il y a, dit-on, un amandier (appelé aussi luz en hébreu) à la base duquel est un creux par lequel on pénètre dans un souterrain(5) ; et ce souterrain conduit à la ville elle-même, qui est entièrement cachée. Le mot Luz, dans ses diverses acceptions, semble d’ailleurs dérivé d’une racine désignant tout ce qui est caché, couvert, enveloppé, silencieux, secret ; et il est à noter que les mots qui désignent le Ciel ont primitivement la même signification. On rapproche ordinairement cœlum du grec koilon, « creux » (ce qui peut aussi avoir un rapport avec la caverne, d’autant plus que Varron indique ce rapprochement en ces termes : a cavo cœlum) ; mais il faut remarquer aussi que la forme la plus ancienne et la plus correcte semble être cælum, qui rappelle de très près le mot cælare, « cacher ». D’autre part, en sanscrit, Varuna vient de la racine var, « couvrir » (ce qui est également le sens de la racine kal à laquelle se rattachent le latin celare, autre forme de cælare, et son synonyme grec kaluptein)(6) ; et le grec Ouranos n’est qu’une autre forme du même nom, var se changeant facilement en ur. Ces mots peuvent donc signifier « ce qui couvre »(7), « ce qui cache »(8), mais aussi « ce qui est caché », et ce dernier sens est double : c’est ce qui est caché aux sens, le domaine suprasensible ; et c’est aussi, dans les périodes d’occultation ou d’obscurcissement, la tradition qui cesse d’être manifestée extérieurement et ouvertement, le « monde céleste » devenant alors le « monde souterrain ».

Il y a encore, sous un autre rapport, un rapprochement à établir avec le Ciel : Luz est appelée la « cité bleue », et cette couleur, qui est celle du saphir(9), est la couleur céleste. Dans l’Inde, on dit que la couleur bleue de l’atmosphère est produite par la réflexion de la lumière sur l’une des faces du Mêru, la face méridionale, qui regarde le Jambu-dwîpa, et qui est faite de saphir ; il est facile de comprendre que ceci se réfère au même symbolisme. Le Jambu-dwîpa n’est pas seulement l’Inde comme on le croit d’ordinaire, mais il représente en réalité tout l’ensemble du monde terrestre dans son état actuel ; et ce monde peut, en effet, être regardé comme situé tout entier au sud du Mêru, puisque celui-ci est identifié avec le pôle septentrional(10). Les sept dwîpas (littéralement « îles » ou « continents ») émergent successivement au cours de certaines périodes cycliques, de sorte que chacun d’eux est le monde terrestre envisagé dans la période correspondante ; ils forment un lotus dont le centre est le Mêru, par rapport auquel ils sont orientés suivant les sept régions de l’espace(11). Il y a donc une face du Mêru qui est tournée vers chacun des sept dwîpas ; si chacune de ces faces a l’une des couleurs de l’arc-en-ciel(12), la synthèse de ces sept couleurs est le blanc, qui est attribué partout à l’autorité spirituelle suprême(13), et qui est la couleur du Mêru considéré en lui-même (nous verrons qu’il est effectivement désigné comme la « montagne blanche »), tandis que les autres représentent seulement ses aspects par rapport aux différents dwîpas. Il semble que, pour la période de manifestation de chaque dwîpa, il y ait une position différente du Mêru ; mais, en réalité, il est immuable, puisqu’il est le centre, et c’est l’orientation du monde terrestre par rapport à lui qui est changée d’une période à l’autre.

Revenons au mot hébraïque luz, dont les diverses significations sont très dignes d’attention : ce mot a ordinairement le sens d’« amande » (et aussi d’« amandier », désignant par extension l’arbre aussi bien que son fruit) ou de « noyau » ; or le noyau est ce qu’il y a de plus intérieur et de plus caché, et il est entièrement fermé, d’où l’idée d’« inviolabilité »(14) (que l’on retrouve dans le nom de l’Agarttha). Le même mot luz est aussi le nom donné à une particule corporelle indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle l’âme demeurerait liée après la mort et jusqu’à la résurrection(15). Comme le noyau contient le germe, et comme l’os contient la moelle, ce luz contient les éléments virtuels nécessaires à la restauration de l’être ; et cette restauration s’opérera sous l’influence de la « rosée céleste », revivifiant les ossements desséchés ; c’est à quoi fait allusion, de la façon la plus nette, cette parole de saint Paul : « Semé dans la corruption, il ressuscitera dans la gloire »(16). Ici comme toujours, la « gloire » se rapporte à la Shekinah, envisagée dans le monde supérieur, et avec laquelle la « rosée céleste » a une étroite relation, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte précédemment. Le luz, étant impérissable(17), est, dans l’être humain, le « noyau d’immortalité », comme le lieu qui est désigné par le même nom est le « séjour d’immortalité » : là s’arrête, dans les deux cas, le pouvoir de l’« Ange de la Mort ». C’est en quelque sorte l’œuf ou l’embryon de l’Immortel(18) ; il peut être comparé aussi à la chrysalide d’où doit sortir le papillon(19), comparaison qui traduit exactement son rôle par rapport à la résurrection.

On situe le luz vers l’extrémité inférieure de la colonne vertébrale ; ceci peut sembler assez étrange, mais s’éclaire par un rapprochement avec ce que la tradition hindoue dit de la force appelée Kundalinî(20), qui est une forme de la Shakti considérée comme immanente à l’être humain(21). Cette force est représentée sous la figure d’un serpent enroulé sur lui-même, dans une région de l’organisme subtil correspondant précisément aussi à l’extrémité inférieure de la colonne vertébrale ; il en est du moins ainsi chez l’homme ordinaire ; mais, par l’effet de pratiques telles que celles du Hatha-Yoga, elle s’éveille, se déploie et s’élève à travers les « roues » (chakras) ou « lotus » (kamalas) qui répondent aux divers plexus, pour atteindre la région correspondant au « troisième œil », c’est-à-dire à l’œil frontal de Shiva. Ce stade représente la restitution de l’« état primordial », où l’homme recouvre le « sens de l’éternité » et, par là, obtient ce que nous avons appelé ailleurs l’immortalité virtuelle. Jusque-là, nous sommes encore dans l’état humain ; dans une phase ultérieure, Kundalinî atteint finalement la couronne de la tête(22), et cette dernière phase se rapporte à la conquête effective des états supérieurs de l’être. Ce qui semble résulter de ce rapprochement, c’est que la localisation du luz dans la partie inférieure de l’organisme se réfère seulement à la condition de l’« homme déchu » ; et, pour l’humanité terrestre envisagée dans son ensemble, il en est de même de la localisation du centre spirituel suprême dans le « monde souterrain »(23).