CHAPITRE VIII
Le Centre suprême caché pendant le Kali-Yuga

L’Agarttha, dit-on en effet, ne fut pas toujours souterraine, et elle ne le demeurera pas toujours ; il viendra un temps où, suivant les paroles rapportées par M. Ossendowski, « les peuples d’Agharti sortiront de leurs cavernes et apparaîtront sur la surface de la terre »(1). Avant sa disparition du monde visible, ce centre portait un autre nom, car celui d’Agarttha, qui signifie « insaisissable » ou « inaccessible » (et aussi « inviolable », car c’est le « séjour de la Paix », Salem), ne lui aurait pas convenu alors ; M. Ossendowski précise qu’il est devenu souterrain « il y a plus de six mille ans », et il se trouve que cette date correspond, avec une approximation très suffisante, au début du Kali-Yuga ou « âge noir », l’« âge de fer » des anciens Occidentaux, la dernière des quatre périodes en lesquelles se divise le Manvantara(2) ; sa réapparition doit coïncider avec la fin de la même période.

Nous avons parlé plus haut des allusions faites par toutes les traditions à quelque chose qui est perdu ou caché, et que l’on représente sous des symboles divers ; ceci, quand on le prend dans son sens général, celui qui concerne tout l’ensemble de l’humanité terrestre, se rapporte précisément aux conditions du Kali-Yuga. La période actuelle est donc une période d’obscurcissement et de confusion(3) ; ses conditions sont telles que, tant qu’elles persisteront, la connaissance initiatique doit nécessairement demeurer cachée, d’où le caractère des « Mystères » de l’antiquité dite « historique » (qui ne remonte pas même jusqu’au début de cette période)(4) et des organisations secrètes de tous les peuples : organisations donnant une initiation effective là où subsiste encore une véritable doctrine traditionnelle, mais qui n’en offrent plus que l’ombre quand l’esprit de cette doctrine a cessé de vivifier les symboles qui n’en sont que la représentation extérieure, et cela parce que, pour des raisons diverses, tout lien conscient avec le centre spirituel du monde a fini par être rompu, ce qui est le sens plus particulier de la perte de la tradition, celui qui concerne spécialement tel ou tel centre secondaire, cessant d’être en relation directe et effective avec le centre suprême.

On doit donc, comme nous le disions déjà précédemment, parler de quelque chose qui est caché plutôt que véritablement perdu, puisqu’il n’est pas perdu pour tous et que certains le possèdent encore intégralement ; et, s’il en est ainsi, d’autres ont toujours la possibilité de le retrouver, pourvu qu’ils le cherchent comme il convient, c’est-à-dire que leur intention soit dirigée de telle sorte que, par les vibrations harmoniques qu’elle éveille selon la loi des « actions et réactions concordantes »(5), elle puisse les mettre en communication spirituelle effective avec le centre suprême(6). Cette direction de l’intention a d’ailleurs, dans toutes les formes traditionnelles, sa représentation symbolique ; nous voulons parler de l’orientation rituelle : celle-ci, en effet, est proprement la direction vers un centre spirituel, qui, quel qu’il soit, est toujours une image du véritable « Centre du Monde »(7). Mais, à mesure qu’on avance dans le Kali-Yuga, l’union avec ce centre, de plus en plus fermé et caché, devient plus difficile, en même temps que deviennent plus rares les centres secondaires qui le représentent extérieurement(8) ; et pourtant, quand finira cette période, la tradition devra être manifestée de nouveau dans son intégralité, puisque le commencement de chaque Manvantara, coïncidant avec la fin du précédent, implique nécessairement, pour l’humanité terrestre, le retour à l’« état primordial »(9).

En Europe, tout lien établi consciemment avec le centre par le moyen d’organisations régulières est actuellement rompu, et il en est ainsi depuis déjà plusieurs siècles ; d’ailleurs, cette rupture ne s’est pas accomplie d’un seul coup, mais en plusieurs phases successives(10). La première de ces phases remonte au début du xive siècle ; ce que nous avons déjà dit ailleurs des Ordres de chevalerie peut faire comprendre qu’un de leurs rôles principaux était d’assurer une communication entre l’Orient et l’Occident, communication dont il est possible de saisir la véritable portée si l’on remarque que le centre dont nous parlons ici a toujours été décrit, au moins en ce qui concerne les temps « historiques », comme situé du côté de l’Orient. Cependant, après la destruction de l’Ordre du Temple, le Rosicrucianisme, ou ce à quoi l’on devait donner ce nom par la suite, continua à assurer la même liaison, quoique d’une façon plus dissimulée(11). La Renaissance et la Réforme marquèrent une nouvelle phase critique, et enfin, d’après ce que semble indiquer Saint-Yves, la rupture complète aurait coïncidé avec les traités de Westphalie qui, en 1648, terminèrent la guerre de Trente Ans. Or il est remarquable que plusieurs auteurs aient affirmé précisément que, peu après la guerre de Trente Ans, les vrais Rose-Croix ont quitté l’Europe pour se retirer en Asie ; et nous rappellerons, à ce propos, que les Adeptes rosicruciens étaient au nombre de douze, comme les membres du cercle le plus intérieur de l’Agarttha, et conformément à la constitution commune à tant de centres spirituels formés à l’image de ce centre suprême.

À partir de cette dernière époque, le dépôt de la connaissance initiatique effective n’est plus gardé réellement par aucune organisation occidentale ; aussi Swedenborg déclare-t-il que c’est désormais parmi les Sages du Thibet et de la Tartarie qu’il faut chercher la « Parole perdue » ; et, de son côté, Anne Catherine Emmerich a la vision d’un lieu mystérieux qu’elle appelle la « Montagne des Prophètes », et qu’elle situe dans les mêmes régions. Ajoutons que c’est des informations fragmentaires que Mme Blavatsky put recueillir sur ce sujet, sans d’ailleurs en comprendre vraiment la signification, que naquit chez elle l’idée de la « Grande Loge Blanche », que nous pourrions appeler, non plus une image, mais tout simplement une caricature ou une parodie imaginaire de l’Agarttha(12).