CHAPITRE XI
Localisation des centres spirituels
Dans ce qui précède, nous avons à peu près entièrement laissé de côté la question de la localisation effective de la « contrée suprême », question très complexe, et d’ailleurs tout à fait secondaire au point de vue où nous avons voulu nous placer. Il semble qu’il y ait lieu d’envisager plusieurs localisations successives, correspondant à différents cycles, subdivisions d’un autre cycle plus étendu qui est le Manvantara ; si d’ailleurs on considérait l’ensemble de celui-ci en se mettant en quelque sorte en dehors du temps, il y aurait un ordre hiérarchique à observer entre ces localisations, correspondant à la constitution de formes traditionnelles qui ne sont en somme que des adaptations de la tradition principale et primordiale qui domine tout le Manvantara. D’autre part, nous rappellerons encore une fois qu’il peut aussi y avoir simultanément, outre le centre principal, plusieurs autres centres qui s’y rattachent et qui en sont comme autant d’images, ce qui est une source de confusions assez faciles à commettre, d’autant plus que ces centres secondaires, étant plus extérieurs, sont par là même plus apparents que le centre suprême(1).
Sur ce dernier point, nous avons déjà noté en particulier la similitude de Lhassa, centre du Lamaïsme, avec l’Agarttha ; nous ajouterons maintenant que, même en Occident, on connaît encore au moins deux villes dont la disposition topographique elle-même présente des particularités qui, à l’origine, ont eu une semblable raison d’être : Rome et Jérusalem (et nous avons vu plus haut que cette dernière était effectivement une image visible de la mystérieuse Salem de Melki-Tsedeq). Il y avait en effet, dans l’antiquité, ainsi que nous l’avons déjà indiqué plus haut, ce qu’on pourrait appeler une géographie sacrée, ou sacerdotale, et la position des cités et des temples n’était pas arbitraire, mais déterminée d’après des lois très précises(2) ; on peut pressentir par là les liens qui unissaient l’« art sacerdotal » et l’« art royal » à l’art des constructeurs(3), ainsi que les raisons pour lesquelles les anciennes corporations étaient en possession d’une véritable tradition initiatique(4). D’ailleurs, entre la fondation d’une ville et la constitution d’une doctrine (ou d’une nouvelle forme traditionnelle, par adaptation à des conditions définies de temps et de lieu), il y avait un rapport tel que la première était souvent prise pour symboliser la seconde(5). Naturellement, on devait recourir à des précautions toutes spéciales lorsqu’il s’agissait de fixer l’emplacement d’une cité qui était destinée à devenir, sous un rapport ou sous un autre, la métropole de toute une partie du monde ; et les noms des villes, aussi bien que ce qu’on rapporte des circonstances de leur fondation, mériteraient d’être examinés soigneusement à ce point de vue(6).
Sans nous étendre sur ces considérations qui ne se rapportent qu’indirectement à notre sujet, nous dirons encore qu’un centre du genre de ceux dont nous venons de parler existait en Crète à l’époque préhellénique(7), et qu’il semble que l’Égypte en ait compté plusieurs, probablement fondés à des époques successives, comme Memphis et Thèbes(8). Le nom de cette dernière ville, qui fut aussi celui d’une cité grecque, doit retenir plus particulièrement notre attention, comme désignation de centres spirituels, en raison de son identité manifeste avec celui de la Thebah hébraïque, c’est-à-dire de l’Arche du déluge. Celle-ci est encore une représentation du centre suprême, considéré spécialement en tant qu’il assure la conservation de la tradition, à l’état d’enveloppement en quelque sorte(9), dans la période transitoire qui est comme l’intervalle de deux cycles et qui est marquée par un cataclysme cosmique détruisant l’état antérieur du monde pour faire place à un état nouveau(10). Le rôle du Noah biblique(11) est semblable à celui que joue dans la tradition hindoue Satyavrata, qui devient ensuite, sous le nom de Vaivaswata, le Manu actuel ; mais il est à remarquer que, tandis que cette dernière tradition se rapporte ainsi au début du présent Manvantara, le déluge biblique marque seulement le début d’un autre cycle plus restreint, compris à l’intérieur de ce même Manvantara(12) : il ne s’agit pas du même événement, mais seulement de deux événements analogues entre eux(13).
Ce qui est encore très digne d’être noté ici, c’est le rapport qui existe entre le symbolisme de l’Arche et celui de l’arc-en-ciel, rapport qui est suggéré, dans le texte biblique, par l’apparition de ce dernier après le déluge, comme signe d’alliance entre Dieu et les créatures terrestres(14). L’Arche, pendant le cataclysme, flotte sur l’Océan des eaux inférieures ; l’arc-en-ciel, au moment qui marque le rétablissement de l’ordre et la rénovation de toutes choses, paraît « dans la nuée », c’est-à-dire dans la région des eaux supérieures. Il s’agit donc d’une relation d’analogie au sens le plus strict de ce mot, c’est-à-dire que les deux figures sont inverses et complémentaires l’une de l’autre : la convexité de l’Arche est tournée vers le bas, celle de l’arc-en-ciel vers le haut, et leur réunion forme une figure circulaire ou cyclique complète, dont ils sont comme les deux moitiés(15). Cette figure était en effet complète au début du cycle : elle est la coupe verticale d’une sphère dont la coupe horizontale est représentée par l’enceinte circulaire du Paradis terrestre(16) ; et celle-ci est divisée par une croix que forment les quatre fleuves issus de la « montagne polaire »(17). La reconstitution doit s’opérer à la fin du même cycle ; mais alors, dans la figure de la Jérusalem céleste, le cercle est remplacé par un carré(18), et ceci indique la réalisation de ce que les hermétistes désignaient symboliquement comme la « quadrature du cercle » : la sphère, qui représente le développement des possibilités par l’expansion du point primordial et central, se transforme en un cube lorsque ce développement est achevé et que l’équilibre final est atteint pour le cycle considéré(19).