CHAPITRE I
L’influence allemande(*)
Il est assez curieux de remarquer que les premiers indianistes, qui étaient surtout des Anglais, sans faire preuve d’une compréhension bien profonde, ont dit souvent des choses plus justes que ceux qui sont venus après eux ; sans doute, ils ont commis aussi bien des erreurs, mais qui du moins n’avaient pas un caractère systématique, et qui ne procédaient pas d’un parti pris, même inconscient. La mentalité anglaise, certes, n’a aucune aptitude aux conceptions métaphysiques, mais elle n’a non plus aucune prétention à cet égard, tandis que la mentalité allemande, qui n’est pas mieux douée au fond, se fait les plus grandes illusions ; il n’y a, pour s’en rendre compte, qu’à comparer ce que les deux peuples ont produit en fait de philosophie. L’esprit anglais ne sort guère de l’ordre pratique, représenté par la morale et la sociologie, et de la science expérimentale, représentée par la psychologie dont il fut l’inventeur ; quand il s’occupe de logique, c’est surtout l’induction qu’il a en vue et à laquelle il donne la prépondérance sur la déduction. Au contraire, si l’on considère la philosophie allemande, on n’y trouve que des hypothèses et des systèmes à prétentions métaphysiques, des déductions à point de départ fantaisiste, des idées qui voudraient passer pour profondes alors qu’elles sont simplement nébuleuses ; et cette pseudo-métaphysique, qui est tout ce qu’il y a de plus éloigné de la métaphysique vraie, les Allemands veulent la retrouver chez les autres, dont ils interprètent toujours les conceptions en fonction des leurs propres : ce dernier travers n’est nulle part plus invincible que chez eux, parce que nul autre peuple n’a une tournure d’esprit aussi étroitement systématique. D’ailleurs, les Allemands ne font en cela que pousser à l’extrême des défauts qui sont communs à toute la race européenne : leur orgueil national les conduit à se comporter en Europe comme les Européens en général, infatués de leur supériorité imaginaire, se comportent dans le monde entier ; l’extravagance est la même dans les deux cas, avec une simple différence de degré. Il est donc naturel que les Allemands s’imaginent que leurs philosophes ont pensé tout ce qu’il est possible aux hommes de concevoir, et sans doute croient-ils faire un grand honneur aux autres peuples en assimilant les conceptions de ceux-ci à cette philosophie dont ils sont si fiers. Cela n’empêche que Schopenhauer a ridiculement travesti le Bouddhisme en en faisant une sorte de moralisme « pessimiste », et qu’il a donné la juste mesure de son niveau intellectuel en cherchant des « consolations » dans le Vêdântaवेदान्त ; et nous voyons, d’autre part, des orientalistes contemporains comme Deussen prétendre enseigner aux Hindous la vraie doctrine de Shankarâchârya, à qui ils prêtent tout simplement les idées de Schopenhauer ! C’est que la mentalité allemande, par là même qu’elle est une forme excessive de la mentalité occidentale, est à l’opposé de l’Orient et n’y peut rien comprendre ; comme elle a pourtant la prétention de le comprendre, elle le dénature forcément : de là ces fausses assimilations contre lesquelles nous protestons en toute occasion, et notamment cette application aux doctrines orientales des étiquettes de la philosophie occidentale moderne.
Quand on est incapable de faire de la métaphysique, le mieux est assurément de ne pas s’en occuper, et le positivisme, malgré tout ce qu’il a d’étroit et d’incomplet, nous paraît encore bien préférable aux élucubrations de la pseudo-métaphysique. Le plus grand tort des orientalistes allemands est donc de ne pas se rendre compte de leur incompréhension, et de faire des travaux d’interprétation qui n’ont aucune valeur, mais qui s’imposent à toute l’Europe et parviennent très facilement à y faire autorité, parce que les autres peuples n’ont rien à y opposer ou à mettre en comparaison, et aussi parce que ces travaux s’entourent d’un appareil d’érudition qui impressionne fortement les gens qui ont pour certaines méthodes un respect poussé jusqu’à la superstition. Ces méthodes, du reste, sont également d’origine germanique, et il serait tout à fait injuste de ne pas reconnaître aux Allemands les qualités très réelles qu’ils possèdent sous le rapport de l’érudition : la vérité est qu’ils excellent dans la composition des dictionnaires, des grammaires, et de ces volumineux ouvrages de compilation et de bibliographie qui n’exigent rien de plus que de la mémoire et de la patience ; il est extrêmement regrettable qu’ils ne se soient pas entièrement spécialisés dans ce genre de travaux fort utiles à consulter à l’occasion, et qui, chose appréciable, épargnent des pertes de temps à ceux qui sont capables de faire autre chose. Ce qui n’est guère moins regrettable, c’est que ces mêmes méthodes, au lieu de rester l’apanage des Allemands, au tempérament desquels elles étaient particulièrement adaptées, se soient répandues dans toutes les Universités européennes, et surtout en France, où elles passent pour être seules « scientifiques », comme si la science et l’érudition étaient une seule et même chose ; et, en fait, comme conséquence de ce déplorable état d’esprit, l’érudition en arrive à usurper la place de la science véritable. L’abus de l’érudition cultivée pour elle-même, la croyance fausse qu’elle peut suffire à donner la compréhension des idées, tout cela, chez les Allemands, peut encore se comprendre et s’excuser dans une certaine mesure ; mais, chez des peuples qui n’ont point les mêmes aptitudes spéciales, on ne peut plus y voir que l’effet d’une servile tendance à l’imitation, signe d’une décadence intellectuelle à laquelle il serait grand temps de porter remède, si l’on ne veut la laisser se transformer en une déchéance définitive.
Les Allemands s’y sont pris fort habilement pour préparer la suprématie intellectuelle qu’ils rêvaient, en imposant à la fois leur philosophie et leurs méthodes d’érudition ; leur orientalisme est, comme nous venons de le dire, un produit de la combinaison de ces deux éléments. Ce qui est remarquable, c’est la façon dont ces choses sont devenues des instruments au service d’une ambition nationale ; il serait assez instructif, à cet égard, d’étudier comment les Allemands ont su tirer parti de la fantaisiste hypothèse de l’« âryanisme », qu’ils n’avaient d’ailleurs point inventée. Nous ne croyons point, pour notre part, à l’existence d’une race « indo-européenne », même si l’on veut bien ne pas s’obstiner à l’appeler « âryenne », ce qui n’a aucun sens ; mais ce qui est significatif, c’est que les érudits allemands ont donné à cette race supposée la dénomination d’« indo-germanique », et qu’ils ont apporté tous leurs soins à rendre cette hypothèse vraisemblable en l’appuyant de multiples arguments ethnologiques et surtout philologiques. Nous ne voulons point entrer ici dans cette discussion ; nous ferons seulement remarquer que la ressemblance réelle qui existe entre les langues de l’Inde et de la Perse et celles de l’Europe n’est nullement la preuve d’une communauté de race ; il suffit, pour l’expliquer, que les civilisations antiques que nous connaissons aient été primitivement apportées en Europe par quelques éléments se rattachant à la source d’où procédèrent directement les civilisations hindoue et perse. On sait, en effet, combien il est facile à une infime minorité, dans certaines conditions, d’imposer sa langue, avec ses institutions, à la masse d’un peuple étranger, alors même qu’elle y est ethniquement absorbée en peu de temps : un exemple frappant est celui de l’établissement de la langue latine en Gaule, où les Romains, sauf dans quelques régions méridionales, ne furent jamais qu’en quantité négligeable ; la langue française est incontestablement d’origine latine à peu près pure, et pourtant les éléments latins ne sont entrés que pour une bien faible part dans la formation ethnique de la nation française ; la même chose est d’ailleurs vraie pour l’Espagne. D’un autre côté, l’hypothèse de l’« indo-germanisme » a d’autant moins de raison d’être que les langues germaniques n’ont pas plus d’affinité avec le sanskrit que les autres langues européennes ; seulement, elle peut servir à justifier l’assimilation des doctrines hindoues à la philosophie allemande ; mais, malheureusement, cette supposition d’une parenté imaginaire ne résiste pas à l’épreuve des faits, et rien n’est en réalité plus dissemblable qu’un Allemand et un Hindou, intellectuellement aussi bien que physiquement, si ce n’est même plus encore.
La conclusion qui se dégage de tout cela, c’est que, pour obtenir des résultats intéressants, il serait nécessaire de se débarrasser tout d’abord de cette influence qui, depuis trop longtemps, pèse si lourdement sur l’orientalisme ; et, bien qu’il ne soit guère possible à certaines individualités de s’affranchir de méthodes qui constituent pour elles des habitudes mentales invétérées, nous voulons espérer que, d’une façon générale, les récents événements seront une occasion favorable pour cette libération. Cependant, que l’on comprenne bien notre pensée : si nous souhaitons la disparition de l’influence allemande dans le domaine intellectuel, c’est que nous l’estimons néfaste en elle-même, et indépendamment de certaines contingences historiques qui n’y changent rien ; ce ne sont donc pas ces contingences qui nous font souhaiter que l’influence en question disparaisse, mais il faut profiter de l’état d’esprit qu’elles ont déterminé. Dans l’ordre intellectuel, le seul dont nous nous occupions ici, les préoccupations sentimentales n’ont pas à intervenir ; les conceptions allemandes valent aujourd’hui exactement ce qu’elles valaient il y a quelques années, et il est ridicule de voir des hommes qui avaient toujours professé une admiration sans bornes pour la philosophie allemande se mettre brusquement à la dénigrer sous prétexte d’un patriotisme qui n’a rien à voir en ces choses ; au fond, cela ne vaut guère mieux que d’altérer plus ou moins consciemment la vérité scientifique ou historique pour des motifs d’intérêt national, ainsi qu’on le reproche précisément aux Allemands. Pour nous, qui ne devons rien à l’intellectualité germanique, qui n’avons jamais eu la moindre estime pour la pseudo-métaphysique où elle se complaît, et qui n’avons jamais accordé à l’érudition et à ses procédés spéciaux qu’une valeur et une importance des plus relatives, nous sommes fort à notre aise pour dire ce que nous en pensons ; et nous aurions dit absolument la même chose quand même les circonstances auraient été tout autres, mais peut-être avec moins de chances de nous trouver en cela d’accord avec une tendance généralement répandue. Nous ajouterons seulement que, en ce qui concerne spécialement la France, ce qui est actuellement le plus à craindre, c’est qu’on n’y échappe à l’influence allemande que pour tomber sous d’autres influences qui ne seraient guère moins funestes ; réagir contre l’esprit d’imitation nous apparaît donc comme une des premières conditions d’un relèvement intellectuel véritable : ce n’est pas une condition suffisante, sans doute, mais c’est du moins une condition nécessaire, et même indispensable.