CHAPITRE II
Les doctrines hindoues(*)

Les doctrines orientales en général, et les doctrines hindoues en particulier, sont fort mal connues en Occident ; et cela nous semble tenir surtout à ce que, d’ordinaire, les Occidentaux ne savent pas se mettre dans l’état d’esprit nécessaire pour comprendre des civilisations extrêmement différentes de la leur sous tous les rapports. L’exemple le plus net de cette incompréhension est peut-être celui qui nous est fourni par les travaux des indianistes allemands : ces travaux peuvent être fort estimables tant qu’ils restent sur le terrain de l’érudition pure et simple, mais, dès qu’il s’agit de l’interprétation des idées, pourtant bien autrement importante, on n’y trouve plus rien d’utilisable, car cette interprétation est irrémédiablement faussée par un parti pris d’assimiler les doctrines étudiées aux conceptions des philosophes allemands, et de les faire entrer, bon gré mal gré, dans les cadres auxquels est accoutumée la mentalité européenne. Or, ce dont il faudrait se rendre compte tout d’abord, au contraire, c’est que les modes essentiels de la pensée orientale différent profondément de ceux de la pensée occidentale, et que même des dénominations comme celles de « philosophie » et de « religion », par exemple, ne peuvent s’y appliquer proprement, du moins si l’on tient à leur conserver un sens un peu précis. Nous ne pouvons naturellement songer à développer ces considérations dans les limites d’un court article(1) ; nous voudrions seulement donner, des doctrines hindoues, une vue d’ensemble qui permette de comprendre quelle est leur véritable nature.

Ce qu’il faut savoir en premier lieu, c’est que la civilisation hindoue, comme toutes les civilisations orientales d’ailleurs, est essentiellement traditionnelle ; l’idée de la tradition la domine entièrement, et dans tous les domaines, et il y a là un contraste presque absolu avec la civilisation occidentale moderne, où cette même idée ne trouve guère d’application que dans le seul domaine religieux. Bien entendu, quand nous parlons de la base traditionnelle d’une civilisation, on doit entendre par là un principe profond, d’ordre intellectuel, sur lequel elle repose ; nous nous refusons absolument à donner ce nom de tradition, comme on le fait trop souvent, à une coutume quelconque, parfois d’origine toute récente, et presque toujours sans grande portée, voire même sans grande signification. Pour un Européen, au moins à notre époque, il est difficile de comprendre tout ce qu’est la tradition pour un Oriental, et quelle formidable puissance y est inhérente : vouloir s’y soustraire, à supposer que la chose fût possible, ce serait se mettre en dehors de la civilisation elle-même, puisque c’est à la tradition que se rattache tout ce qui constitue cette civilisation, du domaine de la spéculation pure à celui des institutions sociales. Et nous signalerons immédiatement, dans l’ordre doctrinal, une remarquable conséquence de ce caractère : c’est que nul ne cherche à innover, à attacher son nom à un système ou à une théorie, ni à se faire gloire d’une originalité de pensée réelle ou supposée, toutes choses qui ne pourraient avoir pour résultat que de lui faire dénier toute autorité. Normalement, il ne peut s’agir que de tirer de la doctrine traditionnelle, par développement et par adaptation, ce qui s’y trouve contenu au moins implicitement dès l’origine ; chercher à s’écarter de cette ligne, c’est se mettre en désaccord avec les principes fondamentaux, donc tomber inévitablement dans l’erreur. Des idées comme celles d’« évolution » et de « progrès », si chères aux Occidentaux modernes, ne sauraient donc trouver ici la moindre place, et l’inquiétude intellectuelle est inconnue aux Orientaux ; quand on est en possession d’une base stable et d’une direction sûre, on n’éprouve nul besoin de changement. D’autre part, au regard de la doctrine traditionnelle, les individualités ne comptent pas ; cela est si vrai que leurs noms sont le plus souvent ignorés, et que ceux qui ont été conservés ont acquis une valeur toute symbolique, en s’attachant à des écoles ou à des branches d’études bien plus qu’aux hommes qui ont dû les porter primitivement, et dont les particularités biographiques sont généralement tombées dans l’oubli le plus complet ; il n’y a donc là rien de ce qui serait propre à satisfaire une certaine vanité « individualiste », qui a probablement agi plus que tout autre cause pour pousser plus d’un philosophe européen à bâtir son système.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, et qu’on n’aille pas croire que, dans ces conditions, la pensée doit se trouver à l’étroit : ce qui est empêché, ou tout au moins réduit au strict minimum, ce ne sont en somme que des divagations ou des fantaisies plutôt regrettables ; la tradition permet, à ceux qui la comprennent, des conceptions autrement vastes que les rêves des philosophes qui passent pour les plus hardis, mais aussi autrement solides et valables ; elle ouvre à l’intelligence des possibilités illimitées comme la vérité elle-même. Ce n’est pas en Orient que l’on peut rencontrer des hommes qui proclament qu’il existe de l’« inconnaissable », et qui, parce qu’ils sont affligés de « myopie intellectuelle », prétendent imposer aux autres les limites de leur propre compréhension. Et cela nous amène à préciser la nature de la doctrine traditionnelle, spécialement en ce qui concerne l’Inde : la tradition hindoue est purement métaphysique dans son essence ; nous entendons par là que ce qui la constitue fondamentalement, c’est la connaissance des principes d’ordre universel, connaissance tout intellectuelle, et même la seule qui mérite proprement cette qualification. Ce que nous appelons ici « métaphysique », parce que ce mot, entendu dans son sens étymologique, comme désignant ce qui est « au delà de la nature », est le mieux approprié de ceux que les langues occidentales mettent à notre disposition, c’est tout autre chose que l’assemblage d’hypothèses plus ou moins plausibles, plus ou moins cohérentes, et plus ou moins vaines, auquel les philosophes modernes se plaisent à donner le même nom, et qui n’est pour nous que de la « pseudo-métaphysique ». Nous ne pouvons insister ici autant qu’il le faudrait sur les caractères de la métaphysique vraie ; nous dirons seulement qu’elle implique essentiellement la certitude absolue, parce que son domaine est supérieur à toute contingence, et qu’elle ne participe aucunement de la relativité des sciences particulières, qui sont toutes comprises dans la « physique » au sens très général où l’entendaient les anciens, celui de « connaissance de la nature ». Ces sciences, d’ailleurs, ne sont point négligées dans la doctrine hindoue, mais elles ne peuvent y avoir qu’une importance secondaire et un rang subordonné, puisque c’est à la métaphysique qu’appartiennent les principes dont tout dépend ; elles viennent donc s’y adjoindre comme autant de prolongements, soit pour constituer certaines branches qui, bien qu’accessoires, font partie intégrante de la doctrine elle-même, soit pour donner lieu à des applications diverses, notamment dans l’ordre social. Nous ne dirons rien de ces dernières, mais nous tenons à insister sur ce point, que la hiérarchisation que nous venons d’indiquer ne doit jamais être perdue de vue si l’on veut comprendre quelque chose à la civilisation hindoue, quel que soit l’aspect sous lequel on se proposera de l’étudier plus particulièrement. Ce qu’il faut retenir aussi, c’est que les sciences orientales que l’on peut dire traditionnelles, parce qu’elles sont rattachées directement ou indirectement à des principes d’ordre supérieur, ont par là même un caractère bien différent des sciences occidentales, et cela même lorsque, par leur objet, elles semblent leur correspondre à peu près exactement.

La base essentielle de toute la doctrine hindoue est représentée par l’ensemble d’écrits auquel on donne le nom de Vêda, qui signifie d’ailleurs la connaissance traditionnelle par excellence ; c’est là que cette doctrine est contenue tout entière en principe, et la question de l’ordre chronologique dans lequel ses diverses branches ont été développées, outre qu’elle est à peu près insoluble, est loin d’avoir l’importance que lui attribuent les indianistes, précisément parce qu’il n’y a jamais eu là rien de plus ni d’autre qu’une explication dégageant les conséquences, dans tel ou tel ordre, de ce qui avait été posé dès le début. Au fond, dans une doctrine strictement traditionnelle comme celle-là, l’adaptation nécessaire à une époque quelconque ne peut consister que dans un développement adéquat, suivant un esprit rigoureusement déductif et analogique, et sans variation ni déviation d’aucune sorte, des solutions et des éclaircissements qui conviennent plus spécialement à la mentalité de cette époque. S’il en est ainsi, on conçoit aisément que les sciences qui ont un lien avec la tradition ne pourront jamais être regardées comme des « inventions » spontanées d’une individualité quelconque : elles sont, nous le répétons, des adaptations d’une vérité préexistante, et, parmi ces sciences, il en est même qui se rapportent au domaine expérimental et à l’ordre des applications pratiques. C’est ainsi que le mot upavêda désigne des connaissances d’ordre inférieur, mais qui dépendent du Vêda d’une façon immédiate, qui en sont comme des appendices ; or il y a quatre upavêdas, correspondant aux quatre grandes divisions du Vêda, et ce sont la médecine (âyur-vêda), la science militaire (dhanur-vêda), la musique (gândharva-vêda), enfin la mécanique et l’architecture (sthâpatya-vêda). Il semble que ce soient là, suivant les conceptions occidentales, des arts plutôt que des sciences proprement dites ; mais le principe traditionnel qui leur est donné ici en fait quelque chose d’autre, les intellectualise en quelque sorte. La médecine, par exemple, sans rien perdre de son caractère pratique, est quelque chose de bien plus étendu que ce qu’on est habitué à désigner par ce nom ; outre la pathologie et la thérapeutique, elle comprend bien des considérations que l’on ferait rentrer, en Occident, dans la physiologie ou même dans la psychologie, mais qui sont d’ailleurs traitées d’une façon très différente. Nous devons ajouter qu’il est extrêmement difficile à un Occidental de parvenir à une connaissance suffisante dans ce genre d’études, où sont employés de tout autres moyens d’investigation que ceux auxquels il est accoutumé. Il peut paraître singulier que ce qu’il y a de plus élevé dans une tradition, c’est-à-dire les principes, soit plus facilement saisissable que de simples applications pour des hommes d’une autre race ; mais pourtant c’est ainsi, et il n’y a pas besoin d’y réfléchir bien longtemps pour en trouver la raison : c’est que les principes sont universels et immuables, tandis que les applications, étant d’ordre contingent, sont déterminées dans une certaine mesure par les conditions du milieu.

Nous ne pouvons entreprendre de définir ni même d’énumérer simplement toutes les sciences reconnues et cultivées par les Hindous ; on en rencontre des listes différentes, que l’on peut d’ailleurs concilier en remarquant qu’elles sont seulement plus ou moins complètes, plus ou moins détaillées, qu’elles poussent les distinctions et les divisions plus ou moins loin. Le Nîtishâstra (traité de la politique) de Shukrâchârya énumère trente-deux vidyâs (sciences) et soixante-quatre kalâs (arts), d’importance très inégale, tout en ajoutant que le nombre des vidyâs et des kalâs est en réalité indéfini, de sorte qu’aucune liste ne pourra jamais être regardée comme absolument et définitivement complète. Quant à l’ordre dans lequel ces sciences et ces arts sont énumérés, il peut varier aussi suivant le point de vue auquel on les envisage ; dans tous les cas, il est loin d’être arbitraire, mais il ne répond pas à l’idée que les Occidentaux se font d’une classification ; du reste, d’une façon générale, on a le plus grand tort de vouloir interpréter comme des classifications, au sens ordinaire de ce mot, certaines concordances basées sur des considérations analogiques dont on pourrait peut-être, en Europe, trouver quelque équivalent au moyen âge, mais non dans les temps modernes.

Parmi les sciences qui ont le caractère le plus strictement traditionnel, nous mentionnerons seulement, à côté des upavêdas, ce qu’on appelle les six vêdângas, littéralement « membres du Vêda » : cette désignation est appliquée à des sciences auxiliaires du Vêda, parce qu’on les compare aux membres corporels au moyen desquels un être agit extérieurement. La shikshâ est la science de l’articulation correcte et de la prononciation exacte, des lois de l’euphonie et de la valeur symbolique des lettres. Le chhandas est la science de la prosodie, impliquant d’ailleurs la connaissance profonde du rythme et de ses rapports cosmiques, connaissance qui est tout à fait étrangère aux Occidentaux. Le vyâkarana est la grammaire, qui est ici en relation plus étroite que partout ailleurs avec la signification logique du langage. Le nirukta est l’explication des termes importants ou difficiles qui se rencontrent dans les textes vêdiques. Le jyotisha est l’astronomie, ou, plus exactement, il est à la fois l’astronomie et l’astrologie, qui ne sont jamais séparées dans l’Inde, pas plus qu’elles ne le furent chez aucun peuple ancien ; il convient d’ajouter que l’astrologie dont il s’agit n’a presque rien de commun avec les spéculations « divinatoires » plus ou moins fantaisistes auxquelles certains de nos contemporains attribuent le même nom. Enfin, le kalpa est l’ensemble des prescriptions qui se rapportent à l’accomplissement des rites, et dont la connaissance est indispensable pour que ceux-ci aient leur pleine efficacité. Les traités qui concernent ces différentes sciences font partie de la smriti, ensemble très considérable d’écrits traditionnels qui font autorité, mais qui sont regardés comme moins fondamentaux que la shruti, c’est-à-dire la collection des textes vêdiques eux-mêmes ; l’autorité de la smriti est dérivée de celle de la shruti et se fonde sur son parfait accord avec cette dernière.

Nous tenons à noter encore spécialement l’importance que les Hindous accordèrent toujours à l’étude des mathématiques, comprenant, sous le nom général de ganita, l’arithmétique (pâtî-ganita ou vyakta-ganita), l’algèbre (bîja-ganita) et la géométrie (rêkhâ-ganita). Les deux premières surtout de ces trois branches reçurent dans l’Inde, dès les temps anciens, un remarquable développement, dont l’Europe, par l’intermédiaire des Arabes, devait d’ailleurs bénéficier plus tard.

Nous devons maintenant nous arrêter un peu plus longuement sur les six darshanas, dans lesquels les orientalistes ont voulu, bien à tort, voir des « systèmes philosophiques ». Le mot darshana signifie proprement « vue » ou, si l’on veut, « point de vue » ; ce qui est ainsi désigné, ce sont bien, en effet, des points de vue distincts, qui constituent autant de branches de la doctrine, et qui, dans toute la mesure où ils sont strictement orthodoxes, ne sauraient entrer en conflit ou en concurrence comme le feraient nécessairement des « systèmes » rivaux. Chaque darshana a, comme toute autre sorte de connaissance, son domaine propre, et ainsi ces points de vue se complètent et s’unissent dans l’ensemble de la doctrine, dont ils sont, nous y insistons, des éléments essentiels ; cela seul suffirait, à défaut de bien d’autres considérations, à en faire tout autre chose que de la « philosophie » comme l’entendent les Occidentaux, surtout les modernes.

En envisageant les darshanas dans l’ordre où on les énumère habituellement, et qui est en quelque sorte un ordre ascendant, nous trouvons d’abord le Nyâya, qui est la logique, mais une logique qui, tout en présentant des rapports assez frappants avec celle d’Aristote, en diffère cependant à plus d’un égard. Cette logique comprend dans son point de vue les choses considérées comme « objets de preuve », c’est-à-dire de connaissance raisonnée ou discursive ; nous disons les choses mêmes, et non pas seulement les notions ou les concepts, car, pour les Hindous, une connaissance n’existe qu’autant qu’elle atteint à quelque degré la nature des choses ; et, si nous connaissons un objet par l’intermédiaire de sa notion, c’est que cette notion est elle-même quelque chose de l’objet, qu’elle participe de sa nature en l’exprimant par rapport à nous. On peut donc dire que, chez les Grecs, la distinction entre la chose et sa notion allait déjà trop loin, bien que l’idée d’établir une séparation radicale et même une opposition entre le sujet et l’objet soit toute spéciale à la philosophie moderne, pour laquelle elle est une source de difficultés sans nombre, et d’autant plus inextricables qu’elles sont purement artificielles.

Le Vaishêshika est constitué par la connaissance des choses individuelles comme telles, envisagées en mode distinctif, dans leur existence contingente. C’est là, dans l’ensemble des darshanas, ce qui se rapproche le plus du point de vue « scientifique » tel que l’entendent les Occidentaux, mais pourtant il en diffère encore notablement, et il est beaucoup plus voisin du point de vue qui constituait, chez les Grecs, la « philosophie physique » ; tout en étant analytique, il ne l’est pas de la même façon que la science moderne, et il n’est pas soumis à l’étroite spécialisation qui pousse cette dernière à se perdre dans le détail indéfini des faits expérimentaux. S’il faut appliquer une désignation occidentale à un point de vue hindou, nous préférons pour le Vaishêshika celle de « cosmologie », d’autant plus que la cosmologie du moyen âge européen était aussi une connaissance traditionnelle, se présentant nettement comme une application de la métaphysique aux contingences de l’ordre sensible.

Le Sânkhya se rapporte encore au domaine de la nature, mais considéré synthétiquement, à partir des principes qui déterminent sa production et dont elle tire toute sa réalité. Le nom de ce darshana désigne proprement une doctrine qui procède par l’énumération régulière des différents degrés de l’être manifesté. Rattachant ainsi la connaissance de la nature à certains principes d’ordre transcendant, ce point de vue est en quelque sorte intermédiaire entre la cosmologie et la métaphysique, mais sans faire disparaître la distinction profonde qui sépare cette dernière, en raison de son caractère « supra-rationnel », de tout autre genre de spéculation. D’ailleurs, sans être encore ici sur le terrain de la métaphysique pure, on est déjà bien loin des limitations inhérentes à ce qu’on est convenu d’appeler la pensée philosophique ; par exemple, la distinction de l’esprit et de la matière, autour de laquelle tourne toute la philosophie moderne, n’y apparaît plus que comme un cas très particulier, une simple application spéciale, parmi une indéfinité d’autres analogues, d’une distinction dont la portée est autrement vaste et vraiment universelle. En effet, pour la doctrine hindoue, le monde corporel(2) ne représente qu’un état de l’existence manifestée, et l’existence comporte une multiplicité indéfinie d’états, parmi lesquels celui-là n’occupe aucunement un rang privilégié ; on voit à quoi peut se réduire, dans ces conditions, une conception comme celle du dualisme cartésien.

Le Yoga, dont le nom signifie « union », a pour but la réalisation de l’union de l’être humain avec l’Universel ; ceci peut paraître assez énigmatique, et il est difficile de l’expliquer clairement, parce qu’il n’y a rien d’analogue qui soit connu en Occident. Il faut dire que la métaphysique orientale ne se borne pas à des considérations simplement théoriques, mais que la théorie n’y est que la préparation, d’ailleurs indispensable, d’une « réalisation » correspondante, dont la possibilité se base sur l’identité foncière du « connaître » et de l’« être », qui ne sont que les deux aspects inséparables d’une réalité unique ; et ces deux aspects ne peuvent même plus être distingués dans le domaine métaphysique, où tout est « sans dualité », et où ne subsiste pas davantage la distinction du sujet et de l’objet. Aristote aussi avait posé en principe l’identification par la connaissance, en déclarant expressément que « l’âme est tout ce qu’elle connaît » ; mais il ne semble pas que ni lui ni ses continuateurs aient jamais tiré de cette affirmation les conséquences qu’elle comporte ; aussi leur doctrine est-elle métaphysiquement incomplète, la théorie y étant présentée comme se suffisant à elle-même et comme étant sa propre fin. Au contraire, dans la doctrine hindoue, et aussi dans les autres doctrines orientales, la théorie tout entière est ordonnée en vue de la réalisation, comme le moyen en vue de la fin ; et, d’autre part, cette réalisation peut avoir, en outre de la préparation théorique et après elle, d’autres moyens d’un ordre différent, mais qui, quelle que soit leur importance de fait et leur efficacité propre, n’ont jamais qu’un rôle accessoire et non essentiel. C’est précisément la connaissance de ces moyens qui constitue le Yoga en tant que darshana ; nous disons en tant que darshana, parce que le mot yoga ne peut être ainsi employé que par une extension de son sens original, qui désigne le but même de la réalisation métaphysique.

La Mîmânsâ est l’étude réfléchie du Vêda, par laquelle on détermine le sens exact de la shruti et on en dégage les conséquences qui y sont impliquées, soit dans l’ordre pratique, soit dans l’ordre purement intellectuel ; c’est donc l’ensemble des deux derniers darshanas, qui sont respectivement la Karma-Mîmânsâ et la Brahma-Mîmânsâ. La première, qui est aussi appelée souvent Mîmânsâ sans épithète, établit les preuves et les raisons d’être des prescriptions rituelles et légales ; elle est en rapport direct avec les vêdângas, dont il a été question précédemment, et elle traite un grand nombre de questions de jurisprudence, ce dont il n’y a pas lieu de s’étonner, puisque, dans la civilisation hindoue, toute la législation est essentiellement traditionnelle.

Enfin, la Brahma-Mîmânsâ est appelée plus ordinairement Vêdânta, ce qui signifie « fin du Vêda », le mot de « fin » devant être entendu dans son double sens de conclusion et de but ; sa base se trouve dans les textes vêdiques auxquels on donne le nom d’Upanishads. Ici, nous sommes dans le domaine de la métaphysique pure ; c’est là le principe dont tout le reste dérive et n’est que la spécification ou l’application ; et, si le Vêdânta est compté comme le dernier des darshanas, c’est seulement parce qu’il représente l’achèvement de toute connaissance. D’ailleurs, il doit être bien entendu que, si le Vêdânta est, dans son essence, la métaphysique totale, les textes qui s’y rapportent donnent seulement les moyens d’« approcher de la connaissance » ; ils ne fournissent qu’un support ou un point de départ pour des conceptions qui, étant illimitées, ne sauraient s’enfermer dans aucune formule, et auxquelles toute expression, verbale ou figurée, est nécessairement inadéquate. Dans tout ce qui a une portée vraiment métaphysique, il faut toujours faire la part de l’inexprimable, donc de l’incommunicable, qui est même ce qui importe le plus ; cela est déjà vrai lorsqu’il s’agit simplement de la compréhension théorique, et l’est encore bien davantage pour cette réalisation métaphysique dont nous avons parlé, qui ne peut être atteinte que par un effort rigoureusement personnel, quelle que puisse être, dans sa préparation, la valeur de l’aide reçue de l’extérieur. L’« union suprême » qui est le but dernier de cette réalisation est encore désignée comme moksha, c’est-à-dire la libération des conditions limitatives qui définissent l’existence individuelle ; elle est également identique au nirvâna(3), qui n’est nullement une annihilation comme se l’imaginent la plupart des Européens, non plus qu’une absorption entendue dans un sens « panthéiste » qui est absolument étranger aux Hindous, mais qui est au contraire la plénitude de la personnalité transcendante, au delà de tous les états particuliers d’existence qui ont en elle leur principe et leur fin.

Puisque nous venons d’indiquer incidemment quelques-unes des fausses interprétations qui ont cours à ce sujet parmi les orientalistes, nous ajouterons qu’on ne doit point traduire moksha par « salut », en prenant ce mot dans son acception religieuse, comme l’ont fait certains auteurs, pas plus qu’on ne doit confondre la réalisation métaphysique avec les « états mystiques » ; malgré certaines analogies possibles, c’est de tout autre chose qu’il s’agit en réalité. Nous signalerons encore, puisque l’occasion s’en présente à nous, que dans un compte rendu, d’ailleurs très consciencieusement fait, de l’ouvrage que nous avons consacré aux doctrines hindoues, nous avons lu avec quelque surprise que « cette réalisation métaphysique n’est que le sommeil quiétiste » ; c’est là une erreur complète, et, cette fois, les deux choses qu’on prétend assimiler ainsi n’ont même pas le moindre rapport entre elles. Il est vraiment étonnant qu’on éprouve un tel besoin de ranger sous certaines étiquettes des choses pour lesquelles elles n’ont point été faites, et qui dépassent immensément les cadres dans lesquels on prétend les enfermer. S’il est trop facile de parler de la métaphysique en donnant à ce mot une signification quelconque, il l’est assurément beaucoup moins, pour la majorité des Occidentaux, de comprendre ce qu’est cette métaphysique vraie qui est l’essence même des doctrines hindoues ; si on savait ce qu’elle est, si même on le soupçonnait seulement, on se garderait bien de chercher dans l’« histoire de la philosophie » des similitudes qui ne peuvent s’y trouver, et surtout on s’abstiendrait de vouloir, comme cela est arrivé à quelques contradicteurs que nous avons rencontrés, porter un jugement sur une doctrine dont on ignore à peu près tout. Nous ne faisons d’ailleurs cette observation que pour sauvegarder les droits de la vérité, et parce que nous croyons devoir avertir ceux qui peuvent avoir eu connaissance de certaines déformations qu’on a, de très bonne foi sans doute, fait subir à notre pensée, ou plutôt, à travers nous, à la pensée hindoue dont nous nous sommes fait l’interprète.

Quoi qu’il en soit, et bien que nous ayons dû nous en tenir ici à des indications très sommaires, nous pensons que cet exposé pourra aider à comprendre le véritable esprit de l’Inde et faire entrevoir l’intérêt qui s’attache à l’étude de ses doctrines, à la condition que cette étude soit entreprise comme elle doit l’être, c’est-à-dire d’une façon vraiment directe, en s’efforçant de s’assimiler les idées et les manières de penser, et non en s’en tenant à des méthodes d’érudition extérieure et superficielle.