CHAPITRE PREMIER
F.-Ch. Barlet et les sociétés initiatiques(*)

Avant de prendre part aux débuts du mouvement que l’on peut appeler proprement occultiste, F.-Ch. Barlet avait été l’un des fondateurs de la première branche française de la Société Théosophique. Peu de temps après, il entra en relations avec l’organisation désignée par les initiales H. B. of L., c’est-à-dire Hermetic Brotherhood of Luxor(1), qui se proposait pour but principal « l’établissement de centres extérieurs dans l’Occident pour la résurrection des rites des initiations anciennes ». Cette organisation faisait remonter son origine à 4320 ans avant l’année 1881 de l’ère chrétienne ; c’est là une date évidemment symbolique, qui fait allusion à certaines périodes cycliques(2). Elle prétendait se rattacher à une tradition proprement occidentale, car, d’après ses enseignements, « les Initiés Hermétiques n’ont rien emprunté à l’Inde ; la similitude qui apparaît entre une quantité de noms, de doctrines, de rites des Hindous et des Égyptiens, loin de montrer que l’Égypte ait tiré ses doctrines de l’Inde, fait seulement voir clairement que les traits principaux de leurs enseignements respectifs étaient dérivés d’une même souche, et cette source originelle n’était ni l’Inde ni l’Égypte, mais l’Île perdue de l’Occident ». Quant à la forme prise récemment par l’association, voici ce qui en était dit : « En 1870, un adepte de l’ancien Ordre, toujours existant, de la H. B. of L. originelle, avec la permission de ses frères initiés, résolut de choisir en Grande-Bretagne un néophyte qui pût répondre à ses vues. Après avoir accompli sur le continent européen une importante mission privée, il aborda en Grande-Bretagne en 1873 et réussit à trouver un néophyte qu’il instruisit graduellement, après avoir suffisamment prouvé et fait vérifier l’authenticité de ses lettres de créance. Le néophyte obtint ensuite la permission d’établir un cercle extérieur de la H. B. of L., pour faire parvenir tous ceux qui s’en montreraient dignes à la forme d’initiation pour laquelle ils seraient qualifiés ».

Au moment d’adhérer à la H. B. of L., Barlet eut une hésitation : cette adhésion était-elle compatible avec le fait d’appartenir à la Société Théosophique ? Il posa cette question à son initiateur, un clergyman anglais, qui s’empressa de le rassurer en lui déclarant que « lui-même et son Maître (Peter Davidson) étaient membres du Conseil de la Société Théosophique ». Pourtant, une hostilité à peine déguisée existait bien réellement entre les deux organisations, et cela depuis 1878, époque où Mme Blavatsky et le colonel Olcott avaient été exclus de la H. B. of L., à laquelle ils avaient été affiliés en 1875 par l’entremise de l’égyptologue George H. Felt. Sans doute est-ce pour dissimuler cette aventure peu flatteuse pour les deux fondateurs que l’on prétendit, dans le Theosophist, que la création du cercle extérieur de la H. B. of L. ne remontait qu’à 1884 ; mais, chose singulière, le même Theosophist avait publié en 1885 la reproduction d’une annonce de l’Occult Magazine de Glasgow, organe de la H. B. of L., dans laquelle il était fait appel aux personnes qui désiraient « être admises comme membres d’une Fraternité Occulte, qui ne se vante pas de son savoir, mais qui instruit librement et sans réserve tous ceux qu’elle trouve dignes de recevoir ses enseignements » : allusion indirecte, mais fort claire, aux procédés tout contraires que l’on reprochait à la Société Théosophique. L’hostilité de celle-ci devait se manifester nettement, un peu plus tard, à propos d’un projet de fondation d’une sorte de colonie agricole en Amérique par des membres de la H. B. of L. ; Mme Blavatsky trouva là une occasion favorable pour se venger de l’exclusion dont elle avait été l’objet, et elle manœuvra de telle sorte qu’elle parvint à faire interdire au secrétaire général de l’Ordre, T. H. Burgoyne, l’accès du territoire des États-Unis. Seul, Peter Davidson, qui portait le titre de « Grand-Maître provincial du Nord », alla s’établir avec sa famille à Loudsville, en Géorgie, où il est mort il y a quelques années(3).

En juillet 1887, Peter Davidson écrivait à Barlet une lettre dans laquelle, après avoir qualifié le « Bouddhisme ésotérique » de « tentative faite pour pervertir l’esprit occidental », il disait : « Les véritables et réels Adeptes n’enseignent pas ces doctrines de karma et de réincarnation mises en avant par les auteurs du Bouddhisme Ésotérique et autres ouvrages théosophiques… Ni dans les susdits ouvrages, ni dans les pages du Theosophist, on ne trouve, que je sache, une vue juste et de sens ésotérique sur ces importantes questions. L’un des principaux objets de la H. B. of L. est de révéler à ceux des frères qui s’en sont montrés dignes le mystère complet de ces graves sujets… Il faut aussi observer que la Société Théosophique n’est pas et n’a jamais été, depuis que Mme Blavatsky et le colonel Olcott sont arrivés dans l’Inde, sous la direction ou l’inspiration de la Fraternité authentique et réelle de l’Himâlaya, mais sous celle d’un Ordre très inférieur appartenant au culte bouddhique(4). Je vous parle là d’une chose que je sais et que je tiens d’une autorité indiscutable ; mais, si vous avez quelque doute sur mes assertions, M. Alexander de Corfou a plusieurs lettres de Mme Blavatsky, dans quelques-unes desquelles elle confesse clairement ce que je vous dis ». Un an plus tard, Peter Davidson écrivait, dans une autre lettre, cette phrase quelque peu énigmatique : « Les vrais Adeptes et les Mahâtmâs véritables sont comme les deux pôles d’un aimant, bien que plusieurs Mahâtmâs soient assurément membres de notre Ordre ; mais ils n’apparaissent comme Mahâtmâs que pour des motifs très importants ». À ce moment même, c’est-à-dire vers le milieu de l’année 1888, Barlet quittait la Société Théosophique, à la suite de dissensions qui étaient survenues au sein de la branche parisienne Isis, et dont on peut retrouver les échos dans le Lotus de l’époque.

C’est aussi à peu près à cette date que Papus commença à organiser le Martinisme ; Barlet fut un des premiers auxquels il fit appel pour constituer son Suprême Conseil. Il était entendu tout d’abord que le Martinisme ne devait avoir pour but que de préparer ses membres à entrer dans un Ordre pouvant conférer une initiation véritable à ceux qui se montreraient aptes à la recevoir ; et l’Ordre que l’on avait en vue à cet effet n’était autre que la H. B. of L., dont Barlet était devenu le représentant officiel pour la France. C’est pourquoi, en 1891, Papus écrivait : « Des sociétés vraiment occultes existent pourtant qui possèdent encore la tradition intégrale ; j’en appelle à l’un des plus savants parmi les adeptes occidentaux, à mon maître en pratique, Peter Davidson »(5). Cependant, ce projet n’aboutit pas, et l’on dut se contenter, comme centre supérieur au Martinisme, de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix, qui avait été fondé par Stanislas de Guaita. Barlet était également membre du Suprême Conseil de cet Ordre, et, quand Guaita mourut en 1896, il fut désigné pour lui succéder comme Grand-Maître ; mais, s’il en eut le titre, il n’en exerça jamais les fonctions d’une façon effective. En effet, l’Ordre n’eut plus de réunions régulières après la disparition de son fondateur, et plus tard, quand Papus songea un moment à le faire revivre, Barlet, qui ne fréquentait plus alors aucun groupement occultiste, déclara qu’il s’en désintéressait entièrement ; il pensait, et sans doute avec raison, que de telles tentatives, ne reposant sur aucune base solide, ne pouvaient aboutir qu’à de nouveaux échecs.

Nous ne parlerons pas de quelques organisations plus ou moins éphémères, auxquelles Barlet adhéra peut-être un peu trop facilement ; sa grande sincérité, son caractère essentiellement honnête et confiant l’empêchèrent, en ces circonstances, de voir que certaines gens ne cherchaient qu’à se servir de son nom comme d’une garantie de « respectabilité ». À la fin, ces expériences malencontreuses l’avaient tout de même rendu plus circonspect et l’avaient amené à mettre fortement en doute l’utilité de toutes les associations qui, sous des prétentions initiatiques, ne cachent à peu près aucun savoir réel, et qui ne sont guère qu’un prétexte à se parer de titres plus ou moins pompeux ; il avait compris la vanité de toutes ces formes extérieures dont les organisations véritablement initiatiques sont entièrement dégagées. Quelques mois avant sa mort, nous parlant d’une nouvelle société soi-disant rosicrucienne, importée d’Amérique, et dans laquelle on le sollicitait d’entrer, il nous disait qu’il n’en ferait rien, parce qu’il était absolument convaincu, comme nous l’étions nous-même, que les vrais Rose-Croix n’ont jamais fondé de sociétés. Nous nous arrêterons sur cette conclusion, à laquelle il était arrivé au terme de tant de recherches, et qui devrait bien faire réfléchir très sérieusement un bon nombre de nos contemporains, s’ils veulent, comme le disaient les enseignements de la H. B. of L., « apprendre à connaître l’énorme différence qui existe entre la vérité intacte et la vérité apparente », entre l’initiation réelle et ses innombrables contrefaçons.