CHAPITRE PREMIER
Orient et Occident(*)

L’Occident donne actuellement des signes manifestes de déséquilibre ; et cela devait arriver fatalement, au terme du développement d’une civilisation purement matérielle, véritable monstruosité dont l’histoire ne nous offre aucun autre exemple. Que certains commencent enfin à s’en apercevoir et à s’en inquiéter, c’est là, peut-être, un indice que le mal n’est pas tout à fait irrémédiable ; mais ce dont il faut bien se persuader, c’est que ce n’est pas en lui-même que l’Occident trouvera jamais les moyens d’y échapper. En effet, un changement radical de toutes les tendances constitutives de l’esprit moderne, une renonciation complète à tous les préjugés qui ont faussé la mentalité occidentale depuis plusieurs siècles, sont pour cela nécessaires, comme conditions préalables d’une restauration de la véritable intellectualité. Celle-ci, dont les Européens de nos jours sont devenus incapables de comprendre la nature et même de concevoir simplement l’existence, où pourront-ils la retrouver, sinon dans les civilisations qui la conservent encore, nous voulons dire dans les civilisations orientales ? Et nous ajouterons que, tant qu’on n’en sera pas arrivé là, aucune entente réelle et profonde ne sera possible entre l’Orient et l’Occident.

Que l’on nous comprenne bien : nous ne prétendons pas que l’Occident doive adopter des formes orientales, qui ne sont pas faites pour lui ; mais nous disons qu’une élite occidentale, chose aujourd’hui inexistante, devra se constituer et s’assimiler l’esprit de l’Orient, pour pouvoir redonner à l’Occident une civilisation normale, c’est-à-dire reposant sur des principes véritables, sur des bases que l’on puisse appeler traditionnelles dans toute l’acception de ce mot. Il s’agit d’entente, non de fusion ; et l’entente s’établit naturellement et comme nécessairement entre toutes les civilisations qui possèdent ce caractère traditionnel, mais entre celles-là seulement. Il ne saurait y avoir d’autre remède au désordre que nous constatons partout autour de nous ; que celui-là déplaise à ceux qui croient encore à la prétendue supériorité de l’Occident moderne, c’est fort possible, mais cela ne peut nous empêcher de voir les choses telles qu’elles sont : ou l’Occident changera dans le sens que nous venons d’indiquer, ou il périra par sa propre faute.

Il ne se passe presque pas de jour où nous n’ayons l’occasion de lire quelque déclamation sur la « défense de l’Occident », que personne ne menace ; quand donc tous ces gens comprendront-ils que l’unique danger réel est celui qui vient des Occidentaux eux-mêmes ? Les Orientaux, pour le moment, ont bien assez à faire de se défendre contre l’oppression européenne ; et il est au moins curieux de voir les agresseurs se poser en victimes. Il est vrai que, suivant les circonstances, les mêmes choses sont appréciées de façons fort diverses : ainsi, quand la résistance à une invasion étrangère est le fait d’un peuple occidental, elle s’appelle « patriotisme » et est digne de tous les éloges ; quand elle est le fait d’un peuple oriental, elle s’appelle « fanatisme » et ne mérite plus que la haine ou le mépris. D’ailleurs, n’est-ce pas au nom du « Droit », de la « Liberté », de la « Justice » et de la « Civilisation » que les Européens prétendent imposer partout leur domination, et interdire à tout homme de vivre et de penser autrement qu’eux-mêmes ne vivent et ne pensent ? On conviendra que le « moralisme » est vraiment une chose admirable !

Mais laissons cela ; nous ne nous adressons pas à ceux que la vanité occidentale aveugle à un tel point, mais seulement à ceux qui sont capables de comprendre qu’une civilisation peut être constituée par autre chose que des inventions mécaniques et des tractations commerciales. Il en est quelques-uns, du reste, qui se tournent instinctivement vers l’Orient, ou vers ce qu’ils croient être l’Orient, pour y chercher ce qu’ils sentent que l’Occident, dans son état actuel, ne peut leur donner ; mais malheureusement, comme ils ignorent tout du véritable Orient, ils risquent fort de faire fausse route et, en dépit de leurs bonnes intentions, d’aggraver encore le mal dont ils souffrent. C’est pourquoi nous tenons à faire entendre cet avertissement : le remède ne peut être trouvé que dans des idées et des doctrines authentiquement orientales, et à la condition que celles-ci n’aient pas été falsifiées et dénaturées par l’incompréhension d’intermédiaires occidentaux. Surtout, nous ne saurions trop mettre en garde contre toutes les contrefaçons anglo-saxonnes, allemandes ou slaves, qui ne représentent que des idées tout occidentales et modernes, masquées sous des vocables orientaux détournés de leur sens. Il est pitoyable de voir tant de gens croire qu’il y a des idées hindoues dans les élucubrations théosophistes, ou prendre les rêveries d’un Keyserling pour une expression de la sagesse orientale ; et il est inexplicable que certains « traditionalistes » ne comprennent pas qu’ils font le jeu de leurs adversaires en prenant au sérieux leurs prétentions les moins justifiées, en même temps qu’ils indisposent contre eux les alliés naturels qu’ils pourraient trouver dans le véritable Orient ; mais ceux-là se résigneront-ils jamais à admettre qu’ils peuvent avoir besoin d’alliés qui ne soient pas des « sujets » ?

La grande difficulté, nous le savons bien, c’est d’arriver à connaître ces idées orientales authentiques auxquelles nous faisons allusion, et cette difficulté est encore, pour une bonne part, le fait des Occidentaux. Sans doute, les Orientaux ne font point de prosélytisme et répugnent à toute propagande, et cela est tout à leur honneur ; mais ils n’ont jamais refusé d’instruire ceux en qui ils trouvent de suffisantes facultés de compréhension. Malheureusement, ce cas est extrêmement rare ; d’ailleurs, y a-t-il beaucoup d’Occidentaux qui cherchent réellement à s’instruire au contact de l’Orient, et non à faire valoir l’imaginaire supériorité qu’ils s’attribuent ? Quand des Hindous voient un Deussen venir à eux avec la prétention de leur expliquer leurs propres doctrines, et leur exposer comme telles des théories empruntées à Schopenhauer, que peuvent-ils faire d’autre que de l’écouter en silence et d’en rire ensuite ? Aujourd’hui, pourtant, ils font autre chose : ils ont fini par se rendre compte que leur habituelle politesse n’était pas de mise vis-à-vis des Occidentaux ; et on nous a raconté récemment la mésaventure arrivée à un orientaliste qui, ayant cru bon de vanter la « critique » européenne devant un auditoire hindou, souleva les plus énergiques protestations.

Quoi qu’il en soit, il n’y a qu’un moyen de parvenir à la connaissance des idées orientales : c’est de s’adresser, avec les dispositions voulues, aux Orientaux eux-mêmes ; mais encore faut-il savoir à qui l’on s’adresse. Qu’on n’aille pas prendre pour des interprètes autorisés de la doctrine quelques étudiants parfaitement ignorants des choses de leur pays, et imbus d’idées occidentales auxquelles, du reste, ils renonceront peut-être un jour, s’ils ont la chance de se retrouver au contact de leur propre race et de sentir son esprit se réveiller en eux. Qu’on n’oublie pas non plus que les Orientaux qui se font connaître en Occident, ceux qui écrivent ou qui parlent le plus volontiers, n’exposent guère en général que des idées occidentales, soit parce qu’ils jugent inutile de dire leur vraie pensée, soit parce qu’ils sont eux-mêmes plus ou moins fortement occidentalisés. Pour notre part, nous regardons tous ces gens comme de simples Occidentaux, et ils n’ont à nos yeux aucune importance, parce qu’ils ne représentent rien du véritable Orient.

Il y a donc lieu de se tenir en garde contre des méprises possibles, mais non de se décourager ; du reste, ce que nous avons trouvé nous-même, pourquoi d’autres ne le trouveraient-ils pas tout aussi bien ? Nous espérons, d’ailleurs, les y aider dans la mesure de nos moyens, en exposant les doctrines orientales telles qu’il nous a été donné de les comprendre, ou du moins certains aspects de ces doctrines, ceux que nous penserons pouvoir rendre accessibles à des esprits occidentaux. Ce que nous avons fait dans les divers ouvrages que nous avons publiés jusqu’ici n’est qu’un travail préliminaire, surtout négatif, et destiné à dissiper les erreurs et les malentendus ; il était indispensable de commencer par là, avant d’en venir à des exposés proprement doctrinaux. Dans tous les cas, nous avons conscience de n’avoir pas écrit un seul mot que n’aurait pu écrire un Oriental de naissance ; nous nous plaçons, en effet, à un point de vue strictement oriental, qui est devenu entièrement le nôtre, et nous tenons à ce qu’on sache bien que nous ne sommes pas allé de l’Occident à l’Orient, mais que, fort heureusement pour nous, nous avons pu étudier les doctrines orientales à une époque où nous ne connaissions à peu près rien de la pensée occidentale. Et ceci nous amène à une dernière remarque : l’obstacle le plus redoutable, pour beaucoup, c’est la philosophie ; nous voulons dire que ceux qui s’efforcent d’envisager ces doctrines à un point de vue philosophique se condamnent par là même à n’y jamais rien comprendre. Il ne s’agit point d’un vain « jeu d’idées », non plus que d’un amusement d’érudits ; il s’agit de choses sérieuses, les plus sérieuses qui soient, et nous souhaitons que l’Occident s’en rende compte avant qu’il ne soit trop tard. Ce que sont ces choses, nous ne pouvons songer à l’indiquer, même sommairement, dans les limites d’un court article ; nous avons seulement voulu en faire pressentir l’importance, et éveiller ainsi chez quelques-uns le désir d’entreprendre une étude dont, en dehors même de toute autre considération, ils ne pourront que retirer d’inappréciables bénéfices intellectuels.