CHAPITRE II
Terrains d’entente
entre l’Orient et l’Occident(*)
Il semble que la question des rapports de l’Orient et de l’Occident soit tout particulièrement à l’ordre du jour depuis quelques années, qu’elle se pose d’une façon de plus en plus pressante ; mais il semble aussi que presque tout ce qu’on écrit à ce sujet n’y apporte que bien peu d’éclaircissements. La plupart de ceux qui se hasardent à traiter cette question, en effet, y sont fort peu préparés et ne connaissent tout au plus qu’un des deux termes en présence, car, si l’on doit admettre qu’ils savent ce qu’est l’Occident (encore que certains préjugés les empêchent souvent de s’en rendre exactement compte), on est bien obligé de constater qu’ils ignorent à peu près totalement ce qu’est l’Orient. Beaucoup ne voient celui-ci qu’à travers les images déformées qu’en ont présentées des écrivains occidentaux, orientalistes professionnels ou autres ; ou même ils prennent pour authentiquement orientales des idées qui, bien qu’offertes sous cette étiquette, sont purement occidentales en réalité. Aussi les prétendus adversaires de l’Orient (nous voulons dire ceux qui se croient tels, sans doute de très bonne foi, mais par ignorance de l’Orient) ne combattent-ils guère que des chimères ; et, s’il leur arrive de dénoncer des idées qui présentent un véritable danger, ils seraient probablement bien surpris s’ils savaient qu’ils sont là-dessus en parfait accord avec les vrais représentants de l’esprit oriental, et que ces mêmes idées n’ont jamais pu trouver de crédit qu’en Occident.
Il faudrait d’ailleurs, avant tout, s’entendre sur une délimitation un peu précise des deux ensembles qu’on désigne par les noms d’Orient et d’Occident ; et cela est d’autant plus nécessaire qu’il se produit parfois d’étranges méprises. Ainsi, certains, dans ce qu’ils appellent l’Orient, font entrer la Russie, voire même l’Allemagne, qui est pourtant, qu’on le veuille ou non, un des pays les plus représentatifs de l’esprit occidental. Il en est aussi qui parlent couramment du « bolchevisme asiatique », sans s’apercevoir que le bolchevisme est obligé de se déguiser en « anti-colonialisme », si l’on peut dire, pour se présenter aux peuples orientaux, et que, même s’il parvient à pénétrer en Asie dans une certaine mesure, et d’une façon bien superficielle d’ailleurs, il n’y est en tout cas qu’une importation occidentale. À vrai dire, il n’y a pas lieu de s’étonner de tout cela, car ce ne sont là que des exemples de la confusion qui règne actuellement dans tous les domaines, et dont on pourrait dire qu’elle constitue un des caractères dominants de la mentalité de notre époque.
D’autre part, certains vont jusqu’à contester que la division même de l’humanité en Orient et Occident corresponde à une réalité ; et pourtant, tout au moins dans l’état actuel des choses, qui seul nous occupe présentement, cela ne semble pas pouvoir être sérieusement mis en doute. D’abord, qu’il existe une civilisation occidentale, commune à l’Europe et à l’Amérique, c’est là un fait sur lequel tout le monde doit être d’accord, quel que soit d’ailleurs le jugement qu’on portera sur la valeur de cette civilisation. Pour l’Orient, les choses sont moins simples : il est certain qu’il existe, non pas une seule mais plusieurs civilisations orientales ; mais il suffit qu’elles possèdent certains traits communs, et que ces mêmes traits ne se trouvent pas dans la civilisation occidentale, pour que la distinction de l’Orient et de l’Occident soit par là même pleinement justifiée. Qu’il en soit bien ainsi, nous n’hésitons pas à l’affirmer aussi nettement que possible ; mais nous ne pouvons naturellement songer à indiquer ici, même sommairement, toutes les preuves que nous en avons déjà données en divers ouvrages. Nous rappellerons seulement, pour fixer les idées, la division générale que nous avons adoptée pour l’Orient, et qui, bien que peut-être un peu trop simplifiée si l’on voulait entrer dans le détail, est pourtant exacte quand on s’en tient aux grandes lignes : l’Extrême Orient, représenté essentiellement par la civilisation chinoise ; le Moyen Orient, par la civilisation hindoue ; le Proche Orient, par la civilisation musulmane. Il convient d’ajouter que cette dernière, à bien des égards, devrait plutôt être regardée comme intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, et que beaucoup de ses caractères la rapprochent même surtout de ce que fut la civilisation occidentale du moyen âge ; mais, si on l’envisage par rapport à l’Occident moderne, on doit reconnaître qu’elle s’y oppose au même titre que les civilisations proprement orientales auxquelles il faut donc l’associer à ce point de vue.
C’est là, précisément, ce sur quoi il est essentiel d’insister : l’opposition de l’Orient et de l’Occident n’a tout son sens que s’il s’agit spécialement de l’Occident moderne, car cette opposition est beaucoup plus celle de deux esprits que celle de deux entités géographiques plus ou moins nettement définies ; et, à certaines époques, au moyen âge notamment, l’esprit occidental ressemblait fort, par ses côtés les plus importants, à ce qu’est encore aujourd’hui l’esprit oriental, bien plus qu’à ce qu’il est devenu lui-même dans les temps modernes. Il s’est donc produit, au cours des derniers siècles, un changement considérable, qui va même jusqu’à un véritable renversement, dans la direction donnée à l’activité humaine, et c’est dans le monde occidental exclusivement que ce changement a eu lieu : voilà le fait, quelles qu’en puissent être les causes, que nous n’avons pas à rechercher ici. Par conséquent, lorsque nous disons esprit occidental, en nous référant à ce qui existe présentement, ce qu’il faut entendre par là est proprement l’esprit moderne ; et, comme l’autre esprit ne s’est maintenu qu’en Orient, nous pouvons, toujours par rapport aux conditions actuelles, l’appeler esprit oriental. Ces deux termes, en somme, n’expriment rien d’autre que la constatation d’une situation de fait ; et, s’il apparaît bien clairement que l’un des deux esprits en présence est effectivement occidental, parce que son apparition appartient à l’histoire récente, nous n’entendons rien préjuger quant à la provenance de l’autre, qui fut jadis commun à l’Orient et à l’Occident, et dont l’origine se confond peut-être avec celle de l’humanité elle-même. C’est là, en effet, l’esprit que l’on pourrait qualifier de normal, ne serait-ce que parce qu’il est commun à toutes les civilisations que nous connaissons plus ou moins complètement, sauf une seule, qui est la civilisation occidentale moderne ; l’esprit opposé qui se manifeste dans cette dernière apparaît donc dans l’histoire comme quelque chose d’exceptionnel, pour ne pas dire d’anormal, quoi qu’en puissent penser ceux de nos contemporains qui ne se doutent même pas de l’existence de civilisations autres que la leur, dans le passé et dans le présent, ou qui, du moins, se comportent comme si leur civilisation était seule vraiment digne de ce nom, et comme si tout le reste n’était que quantité négligeable.
Cet exclusivisme étroit, qui constitue un préjugé bien occidental, est assurément un des principaux obstacles qui s’opposent à toute entente avec l’Orient ; comment, en effet, serait-il possible de parler d’entente avec des peuples dont on se refuse obstinément à comprendre l’esprit ? Si les Occidentaux voulaient bien consentir à se rendre compte que ce qu’ils appellent « la civilisation », entendue comme quelque chose d’unique et d’absolu, n’est qu’un mythe, que ce qui existe réellement, ce sont « des civilisations » multiples et diverses, et qui ne sont pas comparables sous tous les rapports, chacune d’elles ayant ses caractères propres et s’étant développée dans un sens qui n’est pas forcément le même pour toutes, un grand pas serait déjà fait. Ce n’est là, d’ailleurs, qu’une condition préliminaire, mais indispensable, de l’entente dont il s’agit ; pour aller plus loin, il faut une compréhension effective des civilisations orientales, et cela suppose une réforme complète de la mentalité moderne, puisque c’est dans celle-ci que réside l’élément d’opposition qui rend une telle compréhension impossible.
Pour nous faire mieux comprendre, nous considérerons plus particulièrement un des principaux aspects de cette opposition qui existe actuellement entre l’Orient et l’Occident ; nous ne prétendons pas, en effet, donner ici un exposé complet de la question envisagée sous toutes ses faces, ce qui nous entraînerait beaucoup trop loin(1). À un certain point de vue, qui est d’ailleurs un des plus fondamentaux, cette opposition apparaît comme celle de la contemplation et de l’action, ou, pour parler plus exactement, comme portant sur les places respectives qu’il convient d’attribuer à l’un et à l’autre de ces deux termes. Il ne faudrait pas croire, en effet, qu’aucun peuple, ni même peut-être aucun individu, puisse, du moins dans les cas normaux, être exclusivement contemplatif ou exclusivement actif ; mais il y a là deux tendances dont l’une ou l’autre prédomine presque nécessairement, de telle sorte que le développement de l’une paraît s’effectuer au détriment de l’autre, non qu’il y ait entre elles une incompatibilité absolue, mais simplement parce que l’activité humaine ne peut pas s’exercer également et à la fois dans tout les domaines et dans toutes les directions. La question qui importe, du reste, n’est pas celle d’une prédominance de fait, qui est, somme toute, affaire de tempérament ou de race, mais celle de ce qu’on pourrait appeler une prédominance de droit, et les deux choses ne sont liées que jusqu’à un certain point. Sans doute, la reconnaissance de la supériorité de l’une des deux tendances incitera à la développer le plus possible, de préférence à l’autre ; mais il n’en est pas moins vrai que la place que tiendront la contemplation et l’action dans l’ensemble de la vie d’un homme ou d’un peuple résultera toujours en grande partie de la nature propre de celui-ci, car il faut en cela tenir compte des possibilités particulières de chacun. Il est incontestable que, d’une façon générale, la tendance à l’action prédomine chez les peuples occidentaux ; mais, dans l’antiquité et surtout au moyen âge, cette disposition naturelle ne les empêchait pourtant pas de reconnaître la supériorité de la contemplation, c’est-à-dire de l’intelligence pure ; pourquoi en est-il autrement à l’époque moderne ? Nous ne voulons pas essayer de résoudre ici cette question qui demanderait à être examinée longuement : est-ce parce que les Occidentaux, en développant outre mesure leurs facultés d’action, en sont arrivés à perdre leur intellectualité, qu’ils ont, pour s’en consoler, inventé des théories qui mettent l’action au-dessus de tout et vont même jusqu’à nier qu’il existe quoi que ce soit de valable en dehors d’elle, ou bien est-ce au contraire cette façon de voir qui a prévalu tout d’abord et qui a amené l’atrophie intellectuelle que nous constatons aujourd’hui ? Dans les deux hypothèses, et aussi dans le cas probable où la vérité se trouverait dans une combinaison de l’une et de l’autre, les résultats sont exactement les mêmes, et pour le moment, ce sont ces résultats seuls que nous voulons envisager ; au point où les choses en sont arrivées, il est grand temps de réagir, et c’est ici que l’Orient peut venir au secours de l’Occident, si toutefois celui-ci le veut bien, non pour lui imposer des conceptions qui lui sont étrangères, comme certains semblent le craindre, mais bien pour l’aider à retrouver sa propre tradition dont il a perdu le sens.
Les doctrines orientales sont unanimes à affirmer que la contemplation est supérieure à l’action, comme l’immuable est supérieur au changement, ce qui, d’ailleurs, ne les empêche nullement d’accorder à l’action sa place légitime et de reconnaître toute son importance dans l’ordre des contingences humaines. L’action, n’étant qu’une modification transitoire et momentanée de l’être, ne saurait avoir en elle-même son principe et sa raison suffisante ; si elle ne se rattache à un principe qui est au delà de son domaine contingent, elle n’est qu’une pure illusion ; et ce principe dont elle tire toute la réalité dont elle est susceptible, et son existence et sa possibilité même, ne peut se trouver que dans la contemplation ou, si l’on préfère, dans la connaissance. De même, le changement, dans son acception la plus générale, est inintelligible et contradictoire, c’est-à-dire impossible, sans un principe dont il procède et qui, par là même qu’il est son principe, ne peut lui être soumis, donc est forcément immuable ; et c’est pourquoi, dans l’antiquité occidentale, Aristote avait affirmé la nécessité du « moteur immobile » de toutes choses ; Ce rôle de « moteur immobile », la connaissance le joue précisément par rapport à l’action ; il est évident que celle-ci appartient tout entière au monde du changement, du « devenir » ; la connaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations qui lui sont inhérentes, et, lorsqu’elle atteint l’immuable, elle possède elle-même l’immutabilité, car toute connaissance vraie est essentiellement identification avec son objet. C’est là justement ce qu’ignorent les Occidentaux modernes, qui, en fait de connaissance, n’envisagent plus qu’une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, ce qu’on pourrait appeler une connaissance par reflet, et qui même, de plus en plus, n’apprécient cette connaissance inférieure que dans la mesure où elle peut servir immédiatement à des fins pratiques ; engagés dans l’action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s’aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile.
Ici, il nous faut prévoir une objection que certains ne manqueraient pas de nous opposer : si ce qu’on peut appeler l’esprit traditionnel, dont nous venons de définir brièvement la position en ce qui concerne les rapports de la connaissance et de l’action, ne s’exprime pas seulement dans les doctrines orientales, mais aussi dans les anciennes doctrines occidentales, en quoi l’Occident, en admettant qu’il éprouve la nécessité de revenir à cet esprit (et il semble bien que quelques-uns tout au moins l’éprouvent aujourd’hui plus ou moins confusément), aura-t-il besoin pour cela du secours de l’Orient ? Certes, s’il est capable d’y parvenir par ses propres moyens, nous n’y verrions nul inconvénient, bien au contraire ; mais, en dépit des efforts, assurément très louables dans leur intention, que peuvent tenter en ce sens ceux-là précisément qui seraient sans doute prêts à nous faire cette objection, nous ne croyons pas, malheureusement, que la chose soit possible. La raison en est bien simple : c’est que la tradition occidentale, telle qu’elle existait, par exemple au moyen âge, est devenue aussi étrangère aux modernes que peuvent l’être les traditions orientales : à vrai dire, ce qui en subsiste est pour eux lettre morte ; l’esprit leur échappe, et les essais de reconstitution auxquels ils se livreront risquent fort de ressembler à de simples travaux d’archéologie. Ce n’est pas une science toute livresque qui peut suffire à redresser la mentalité d’une race et d’une époque ; et, disons-le nettement pour écarter toute équivoque, il faut pour cela autre chose qu’une spéculation philosophique, qui est condamnée, par sa nature même, à demeurer tout extérieure et beaucoup plus verbale que réelle. Pour restaurer la tradition perdue, pour la revivifier véritablement, il faut le contact de l’esprit traditionnel vivant, et ce n’est qu’en Orient que cet esprit est encore vivant ; et, dans bien des cas, le sens des doctrines anciennes qui ne se sont pas transmises régulièrement jusqu’à nous ne peut être retrouvé et compris que par comparaison avec les doctrines similaires qui, ayant encore une existence effective, sont susceptibles d’être connues directement. Il n’en reste pas moins que cela même suppose avant tout une aspiration de l’Occident, ou du moins d’une élite occidentale, vers un retour à l’esprit traditionnel, mais ce ne peut guère être qu’une simple aspiration ; les quelques mouvements de réaction « antimoderne » (d’ailleurs bien incomplète à notre avis) qui se sont produits jusqu’ici ne peuvent que nous confirmer dans cette conviction ; car tout cela, qui est sans doute excellent dans sa partie négative et critique, est pourtant fort éloigné d’une restauration de la véritable intellectualité et ne se développe que dans les limites d’un horizon mental assez restreint. C’est cependant quelque chose, en ce sens que c’est l’indice d’un état d’esprit dont on aurait eu bien de la peine à trouver la moindre trace il y a peu d’années encore ; si tous les Occidentaux ne sont pas unanimes à se déclarer satisfaits du déploiement purement matériel de la civilisation moderne, c’est là un signe que, pour eux, tout espoir de salut n’est pas encore perdu.
Quoi qu’il en soit, si l’on suppose que l’Occident, d’une façon quelconque, revienne à sa tradition, l’entente avec l’Orient sera par là même rendue immédiatement possible, comme elle l’est entre toutes les civilisations qui possèdent des éléments comparables ou équivalents, et entre celles-là seulement, car ce sont ces éléments qui constituent le terrain sur lequel cette entente peut s’opérer valablement ; et l’on voit que, par les considérations qui précèdent, nous ne nous sommes nullement écarté du sujet que nous nous proposions plus spécialement de traiter dans la présente étude. L’esprit traditionnel, de quelque forme qu’il se revête, est partout et toujours le même au fond ; les formes diverses, qui sont particulièrement adaptées à telles ou telles conditions mentales, à telles ou telles circonstances de temps et de lieu, ne sont que des expressions d’une seule et même vérité ; mais il faut pouvoir se placer dans l’ordre de l’intellectualité pure pour découvrir cette unité fondamentale sous leur apparente multiplicité. D’ailleurs, c’est dans cet ordre intellectuel que résident les principes dont tout le reste dépend à titre de conséquences ou d’applications plus ou moins éloignées ; c’est donc sur ces principes qu’il faut s’accorder avant tout, s’il doit s’agir d’une entente vraiment profonde, puisque c’est là tout l’essentiel ; c’est pourquoi, là où les principes font défaut, comme c’est le cas pour la civilisation occidentale moderne, une telle entente ne saurait en aucune façon être envisagée. Il faut encore remarquer que la connaissance des principes, qui est proprement la connaissance métaphysique au vrai sens du mot (mais qui n’a rien de commun avec la pseudo-métaphysique des philosophes modernes), est universelle comme les principes eux-mêmes, donc entièrement dégagée de toutes les contingences individuelles, qui interviennent au contraire nécessairement dès qu’on en vient aux applications ; c’est donc sur les principes que, normalement, l’accord doit se faire le plus facilement, et à la seule condition qu’on les comprenne effectivement, sans qu’il soit besoin d’un effort d’adaptation entre mentalités différentes ; c’est là encore une raison pour que le travail d’entente doive s’accomplir en premier lieu dans le domaine purement intellectuel. Du reste, lorsque ce travail est fait, il n’y a plus en somme qu’à en développer les résultats pour que l’accord dans tous les autres domaines se trouve également réalisé, puisque, comme nous le disions tout à l’heure, c’est là ce dont tout dépend directement ou indirectement ; au contraire, l’accord obtenu dans un domaine particulier, en dehors des principes, sera toujours éminemment instable et précaire, et beaucoup plus semblable à une combinaison diplomatique qu’à une véritable entente. Celle-ci, par conséquent, ne peut s’opérer réellement que par en haut, et non par en bas, et ceci doit s’entendre en un double sens : il faut partir de ce qu’il y a de plus élevé, c’est-à-dire des principes, pour descendre graduellement aux divers ordres d’applications en observant toujours rigoureusement la dépendance hiérarchique qui existe entre eux ; et cette œuvre, par son caractère même, ne peut être que celle d’une élite, en donnant à ce mot son acception la plus vraie et la plus complète : c’est d’une élite intellectuelle que nous voulons parler exclusivement, et, à nos yeux, il ne saurait y en avoir d’autre, toutes les distinctions sociales extérieures étant sans aucune importance au point de vue où nous nous plaçons.
On aura dû comprendre déjà, par ce que nous avons dit jusqu’ici, que la connaissance intellectuelle pure, qui est la véritable connaissance métaphysique, n’a rien de commun avec des conceptions scientifiques ou philosophiques quelconques ; celles-ci relèvent uniquement de l’ordre rationnel, et il s’agit ici de l’intelligence intuitive et supra-rationnelle. La confusion entre raison et intelligence est une des plus déplorables erreurs de l’esprit moderne, et il est à remarquer que cette erreur est commise à la fois par les rationalistes et par leurs adversaires ; en réalité, la raison n’est qu’une forme secondaire de l’intelligence, forme spécifiquement humaine, bornée à un domaine essentiellement relatif, et incapable d’atteindre les vérités transcendantes qui constituent la connaissance métaphysique. Même dans son domaine propre, d’ailleurs, la raison a besoin, pour que sa valeur soit garantie, d’être éclairée et guidée par des principes qui lui sont supérieurs, et qui, par conséquent, ne peuvent appartenir qu’à l’ordre de la pure intelligence. C’est en cette dernière que réside exclusivement la connaissance par excellence, la seule qui soit absolument digne de ce nom ; toute autre connaissance, dans la mesure où elle a aussi quelque réalité, n’en est qu’une participation plus ou moins lointaine, un reflet plus ou moins indirect, comme la lumière de la lune n’est qu’un pâle reflet de celle du soleil.
Ceci nous amène à signaler un autre point important : il y a, en ce qui concerne les sciences, deux conceptions radicalement différentes et même incompatibles entre elles, dont l’une, la conception traditionnelle, les rattache toutes aux principes comme autant d’applications particulières, tandis que l’autre, la conception moderne, en prétendant les rendre indépendantes, leur enlève tout intérêt au point de vue de la connaissance et ne peut aboutir qu’à une impasse, puisqu’elle les enferme dans un domaine irrémédiablement borné. Le développement qui s’effectue à l’intérieur de ce domaine n’est d’ailleurs pas un approfondissement comme certains se l’imaginent ; il demeure au contraire tout superficiel, et ne consiste qu’en une dispersion dans une multitude de détails plus ou moins insignifiants, en une analyse aussi stérile que pénible, et qui peut se poursuivre indéfiniment sans qu’on avance d’un seul pas dans la voie de la véritable connaissance. Aussi n’est-ce point pour elle-même, il faut bien le dire, que les Occidentaux cultivent la science ainsi entendue ; ce qu’ils ont surtout en vue, ce n’est point une connaissance, même inférieure ; ce sont des applications pratiques, dans lesquelles ils excellent, nous le reconnaissons très volontiers, mais dont la valeur n’est pas appréciée de la même façon par tous les hommes ; pour se convaincre qu’il est bien ainsi, il n’y a qu’à voir avec quelle facilité la plupart de nos contemporains confondent science et industrie, et combien nombreux sont ceux pour qui l’ingénieur représente le type même du savant. Le développement de l’industrie et du machinisme, c’est là en effet l’unique bénéfice réel de la civilisation moderne, qui s’est efforcée d’orienter tout l’effort humain dans ce sens purement matériel ; ce bénéfice vaut-il tout ce qu’on a sacrifié pour l’obtenir ? Nous ne le pensons pas ; en tout cas, aucun Oriental digne de ce nom ne saurait l’admettre, ni trouver dans ces choses un intérêt suffisant pour être tenté de renoncer à la pure intellectualité, à la spiritualité si l’on préfère, car, au fond, ces deux mots sont pour nous synonymes. Ce n’est pas, sans doute, que les applications pratiques soient illégitimes en elles-mêmes ; mais, quand on y attache trop d’importance, il est fatal que, pour ces contingences, on en arrive à négliger et même à perdre de vue l’essentiel. D’autre part, pour l’Oriental qui possède encore ses sciences traditionnelles, la science moderne, en tant que science, ne peut avoir le moindre attrait ; elle n’est à ses yeux qu’un simple masque de l’ignorance, et, ce qui est le plus grave, d’une ignorance qui n’a pas conscience d’elle-même. Nous ne parlons, bien entendu, que des véritables Orientaux, et non de ceux qui, ayant reçu une éducation occidentale, sont aussi profondément ignorants de leur propre civilisation que les Occidentaux eux-mêmes ; ceux-là sont d’ailleurs fort loin d’avoir l’importance qu’on leur attribue en Europe et en Amérique, parce qu’on n’y connaît guère d’autres Orientaux, et parce qu’ils sont les seuls qui parlent, écrivent et s’agitent ; et les adversaires de l’Orient qui exploitent parfois leurs paroles ou leurs actes ne semblent pas se douter qu’il n’y a là qu’un simple reflet de l’Occident.
Ce n’est donc pas dans la science moderne, ni dans l’industrie qui en est inséparable, que l’Occident pourra jamais trouver un terrain d’entente avec l’Orient ; nous irons même plus loin, et nous dirons que, tout au moins en ce qui concerne l’industrie, ce serait plutôt tout le contraire. La matière, il ne faudrait pas l’oublier, est essentiellement multiplicité et division ; aussi tout ce qui en procède ne peut-il engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, et c’est ainsi que le domaine économique, notamment, ne saurait être que celui des rivalités d’intérêt, entre les peuples comme entre les individus. Si les Orientaux en arrivent à accepter l’industrie comme une nécessité fâcheuse (car, pour eux, elle ne saurait être rien de plus), ce ne sera jamais, qu’on le sache bien, que comme un moyen de concurrence économique (et ce n’est certes pas eux qui auront cherché la lutte sur ce terrain), comme une arme leur permettant de résister à l’envahissement occidental et de sauvegarder leur propre existence. Il est vraiment singulier que quelques-uns parlent aujourd’hui de « défense de l’Occident », alors que c’est celui-ci qui menace de tout submerger et d’entraîner l’humanité entière dans le tourbillon de son activité désordonnée ; l’Occident a en effet grand besoin d’être défendu, mais uniquement contre lui-même, contre ses propres tendances qui, si elles sont poussées jusqu’au bout, le mèneront inévitablement à la ruine et à la destruction ; c’est donc « réforme de l’Occident » qu’il faudrait dire, et cette réforme doit avoir pour conséquence naturelle un rapprochement avec l’Orient.
Plus on s’enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d’opposition s’accentuent et s’amplifient ; inversement, plus on s’élève vers la spiritualité pure, plus on s’approche de l’unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels. Mais qu’on prenne bien garde de ne pas se laisser égarer par une fausse spiritualité, par quelque contrefaçon « idéaliste » ou sentimentale ; on ne peut rien fonder sur le sentiment, car rien n’est plus variable et plus inconstant que celui-ci, et les rêveries humanitaires qui sont si fort à la mode ne méritent pas d’être prises au sérieux ; et, disons-le nettement au risque de choquer le « moralisme » contemporain, le sentiment est tout près de la matière. Une autre confusion est encore à éviter : l’intuition intellectuelle n’a rien de commun avec cette autre intuition dont parlent quelques philosophes actuels ; celle-ci est de l’ordre sensible, elle est proprement infra-rationnelle, tandis que l’autre, comme nous l’avons déjà dit, est supra-rationnelle ; et, tant que les Occidentaux s’obstineront à méconnaître ou à nier l’intuition intellectuelle, ils ne pourront jamais s’entendre avec les authentiques représentants des civilisations orientales, dans lesquelles tout est comme suspendu à cette intuition, immuable et infaillible en soi, et unique point de départ de tout développement conforme aux normes traditionnelles.
Nous n’avons certes pas eu la prétention de donner dans ces pages une idée suffisante de ce dont il s’agit, et nous ne pouvions songer à répéter tout ce que nous en avons dit ailleurs ; ces choses, nous le savons bien, sont difficiles à comprendre pour ceux qui n’y sont pas habitués, c’est-à-dire pour l’immense majorité de nos contemporains, et il faut y revenir souvent pour arriver à leur en présenter une vue exacte et à dissiper toutes les erreurs d’interprétation qui peuvent se produire à ce sujet. Nous ne le redirons jamais trop : retour à la tradition, avec tout ce que ce terme implique réellement, et restauration de la véritable intellectualité, ce qui est la même chose, là est l’unique possibilité de salut pour l’Occident, et là est aussi, en même temps, le seul terrain sur lequel puisse s’établir une entente effective et profonde entre l’Orient et l’Occident.