CHAPITRE PREMIER
Le langage secret de Dante
et des « Fidèles d’Amour » (I)(*)

Sous ce titre : Il Linguaggio segreto di Dante e dei « Fedelid’Amore »(1), M. Luigi Valli, à qui on devait déjà plusieurs études sur la signification de l’œuvre de Dante, vient de publier un nouvel ouvrage qui est trop important pour que nous nous contentions de le signaler par une simple note bibliographique. La thèse qui y est contenue peut se résumer brièvement en ceci : les diverses « dames » célébrées par les poètes se rattachant à la mystérieuse organisation des « Fidèles d’Amour », depuis Dante, Guido Cavalcanti et leurs contemporains jusqu’à Boccace et à Pétrarque, ne sont point des femmes ayant vécu réellement sur cette terre ; elles ne sont toutes, sous différents noms, qu’une seule et même « Dame » symbolique, qui représente l’Intelligence transcendante (Madonna Intelligenza de Dino Compagni) ou la Sagesse divine. À l’appui de cette thèse, l’auteur apporte une documentation formidable et un ensemble d’arguments bien propres à impressionner les plus sceptiques : il montre notamment que les poésies les plus inintelligibles au sens littéral deviennent parfaitement claires avec l’hypothèse d’un « jargon » ou langage conventionnel dont il est arrivé à traduire les principaux termes ; et il rappelle d’autres cas, notamment celui des Çûfîs persans, où un sens similaire a été également dissimulé sous les apparences d’une simple poésie d’amour. Il est impossible de résumer toute cette argumentation, basée sur des textes précis qui en font toute la valeur ; nous ne pouvons qu’engager ceux que la question intéresse à se reporter au livre lui-même.

À vrai dire, ce dont il s’agit nous avait toujours paru, quant à nous, un fait évident et incontestable ; mais il faut croire cependant que cette thèse a besoin d’être solidement établie. En effet, M. Valli prévoit que ses conclusions seront combattues par plusieurs catégories d’adversaires : d’abord, la critique soi-disant « positive » (qu’il a tort de qualifier de « traditionnelle », alors qu’elle est au contraire opposée à l’esprit traditionnel, auquel se rattache toute interprétation initiatique) ; ensuite, l’esprit de parti, soit catholique, soit anticatholique, qui n’y trouvera point sa satisfaction ; enfin, la critique « esthétique » et la « rhétorique romantique », qui, au fond, ne sont pas autre chose que ce qu’on pourrait appeler l’esprit « littéraire ». Il y a là tout un ensemble de préjugés qui seront toujours forcément opposés à la recherche du sens profond de certaines œuvres ; mais, en présence de travaux de ce genre, les gens de bonne foi et dégagés de tout parti pris pourront voir très facilement de quel côté est la vérité. Nous n’aurions, en ce qui nous concerne, d’objections à faire que sur certaines interprétations qui n’affectent nullement la thèse générale ; l’auteur, du reste, n’a pas eu la prétention d’apporter une solution définitive à toutes les questions qu’il soulève, et il est le premier à reconnaître que son travail aura besoin d’être corrigé ou complété sur bien des points de détail.

Le principal défaut de M. Valli, celui dont procèdent presque toutes les insuffisances que nous remarquons dans son ouvrage, c’est, disons-le tout de suite très nettement, de n’avoir pas la mentalité « initiatique » qui convient pour traiter à fond un tel sujet. Son point de vue est trop exclusivement celui d’un historien : il ne suffit pas de « faire de l’histoire pour l’histoire » (p. 421) pour résoudre certains problèmes ; et d’ailleurs nous pouvons nous demander si ce n’est pas là, en un sens, interpréter les idées médiévales avec la mentalité moderne, comme l’auteur le reproche très justement aux critiques officiels ; les hommes du moyen âge ont-ils jamais « fait de l’histoire pour l’histoire » ? Il faut, pour ces choses, une compréhension d’un ordre plus profond ; si l’on n’y apporte qu’un esprit et des intentions « profanes », on ne pourra guère qu’accumuler des matériaux qu’il restera toujours à mettre en œuvre avec un tout autre esprit ; et nous ne voyons pas très bien de quel intérêt serait une recherche historique s’il ne devait pas en sortir quelque vérité doctrinale.

Il est vraiment regrettable que l’auteur manque de certaines données traditionnelles, d’une connaissance directe et pour ainsi dire « technique » des choses dont il traite. C’est ce qui l’a empêché notamment de reconnaître la portée proprement initiatique de notre étude sur L’Ésotérisme de Dante (p. 19) ; c’est ainsi qu’il n’a pas compris que peu importait, au point de vue où nous nous placions, que telles « découvertes » soient dues à Rossetti, à Aroux ou à tout autre, parce que nous ne les citions que comme « point d’appui » pour des considérations d’un ordre bien différent ; il s’agissait pour nous de doctrine initiatique, non d’histoire littéraire. À propos de Rossetti, nous trouvons assez étrange l’assertion d’après laquelle il aurait été « Rose-Croix » (p. 16), les vrais Rose-Croix, qui d’ailleurs n’étaient nullement de « descendance gnostique » (p. 422), ayant disparu du monde occidental bien avant l’époque où il vécut ; même s’il fut rattaché à quelque organisation pseudo-rosicrucienne comme il y en a tant, celle-ci, très certainement, n’avait en tout cas aucune tradition authentique à lui communiquer ; du reste, sa première idée de ne voir partout qu’un sens purement politique va aussi nettement que possible à l’encontre d’une pareille hypothèse. M. Valli n’a du Rosicrucianisme qu’une idée bien superficielle et même tout à fait « simpliste », et il ne semble pas soupçonner le symbolisme de la croix (p. 393), pas plus qu’il ne paraît avoir bien compris la signification traditionnelle du cœur (pp. 153-154), se rapportant à l’intellect et non au sentiment. Disons, sur ce dernier point, que le cuore gentile des « Fidèles d’Amour » est le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ; ce qui est remarquable, c’est qu’on trouve une doctrine identique dans le Taoïsme.

Signalons encore d’autres points que nous avons relevés au cours de notre lecture : il y a, par exemple, quelques références assez fâcheuses et qui déparent un ouvrage sérieux. C’est ainsi qu’on aurait pu trouver facilement de meilleures autorités à citer que Mead pour le gnosticisme (p. 87), Marc Saunier pour le symbolisme des nombres (p. 312), et surtout… Léo Taxil pour la Maçonnerie (p. 272) ! Ce dernier est d’ailleurs mentionné pour un point tout à fait élémentaire, les âges symboliques des différents grades, qu’on peut trouver n’importe où. Au même endroit, l’auteur cite aussi, d’après Rossetti, le Recueil précieux de la Maçonnerie Adonhiramite ; mais la référence est indiquée d’une façon tout à fait inintelligible, et qui montre bien qu’il ne connaît pas par lui-même le livre dont il s’agit. Du reste, il y aurait de fortes réserves à faire sur tout ce que M. Valli dit de la Maçonnerie, qu’il qualifie bizarrement de « modernissima » (pp. 80 et 430) ; une organisation peut avoir « perdu l’esprit » (ou ce qu’on appelle en arabe la barakah), par intrusion de la politique ou autrement, et garder néanmoins son symbolisme intact, tout en ne le comprenant plus. Mais M. Valli lui-même ne semble pas saisir très bien le vrai rôle du symbolisme, ni avoir un sens très net de la filiation traditionnelle ; en parlant de différents « courants » (pp. 80-81), il mélange l’ésotérique et l’exotérique, et il prend pour sources d’inspiration des « Fidèles d’Amour » ce qui ne représente que des infiltrations antérieures, dans le monde profane, d’une tradition initiatique dont ces « Fidèles d’Amour » procédaient eux-mêmes directement. Les influences descendent du monde initiatique au monde profane, mais l’inverse ne se peut pas, car un fleuve ne remonte jamais vers sa source ; cette source, c’est la « fontaine d’enseignement » dont il est si souvent question dans les poèmes étudiés ici, et qui est généralement décrite comme située au pied d’un arbre, lequel, évidemment, n’est autre que l’« Arbre de Vie »(2) ; le symbolisme du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste » doit trouver ici son application.

Il y a aussi des inexactitudes de langage qui ne sont pas moins regrettables : ainsi, l’auteur qualifie d’« humaines » (p. 411) des choses qui, au contraire, sont essentiellement « supra-humaines », comme l’est d’ailleurs tout ce qui est d’ordre véritablement traditionnel et initiatique. De même, il commet l’erreur d’appeler « adeptes » les initiés d’un grade quelconque(3), alors que cette appellation doit être réservée rigoureusement au grade suprême ; l’abus de ce mot est particulièrement intéressant à noter parce qu’il constitue en quelque sorte une « marque » : il y a un certain nombre de méprises que les « profanes » manquent rarement de commettre, et celle-là en est une. Il faut relever encore, à cet égard, l’emploi continuel de mots comme « secte » et « sectaire », qui, pour désigner une organisation initiatique (et non religieuse) et ce qui s’y rapporte, sont tout à fait impropres et vraiment déplaisants(4) ; et ceci nous amène directement au plus grave défaut que nous ayons à constater dans l’ouvrage de M. Valli.

Ce défaut, c’est la confusion constante des points de vue « initiatique » et « mystique », et l’assimilation des choses dont il s’agit à une doctrine « religieuse », alors que l’ésotérisme, même s’il prend sa base dans des formes religieuses (comme c’est le cas pour les Çûfîs et pour les « Fidèles d’Amour »), appartient en réalité à un ordre tout différent. Une tradition vraiment initiatique ne peut pas être « hétérodoxe » ; la qualifier ainsi (p. 393), c’est renverser le rapport normal et hiérarchique entre l’intérieur et l’extérieur. L’ésotérisme n’est pas contraire à l’« orthodoxie » (p. 104), même entendue simplement au sens religieux ; il est au-dessus ou au delà du point de vue religieux, ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose ; et, en fait, l’accusation injustifiée d’« hérésie » ne fut souvent qu’un moyen commode pour se débarrasser de gens qui pouvaient être gênants pour de tout autres motifs. Rossetti et Aroux n’ont pas eu tort de penser que les expressions théologiques, chez Dante, recouvraient quelque chose d’autre, mais seulement de croire qu’il fallait les interpréter « à rebours » (p. 389) ; l’ésotérisme se superpose à l’exotérisme, mais ne s’y oppose pas, parce qu’il n’est pas sur le même plan, et il donne aux mêmes vérités, par transposition dans un ordre supérieur, un sens plus profond. Assurément, il se trouve qu’Amor est le renversement de Roma(5) ; mais il ne faut pas en conclure, comme on a voulu le faire parfois, que ce qu’il désigne est l’antithèse de Roma, mais bien que c’est ce dont Roma n’est qu’un reflet ou une image visible, nécessairement inversée comme l’est l’image d’un objet dans un miroir (et c’est ici l’occasion de rappeler le « per speculum in ænigmate » de Saint Paul). Ajoutons, en ce qui concerne Rossetti et Aroux, et quelques réserves qu’il convienne de faire sur certaines de leurs interprétations, qu’on ne peut dire, sans risquer de retomber dans les préjugés de la critique « positive », qu’une méthode est « inacceptable parce qu’incontrôlable » (p. 389) ; il faudrait alors rejeter tout ce qui est obtenu par connaissance directe, et notamment par communication régulière d’un enseignement traditionnel, qui est en effet incontrôlable… pour les profanes(6) !

La confusion de M. Valli entre ésotérisme et « hétérodoxie » est d’autant plus étonnante qu’il a tout au moins compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, que la doctrine des « Fidèles d’Amour » n’était nullement « anticatholique » (elle était même, comme celle des Rose-Croix, rigoureusement « catholique » au vrai sens de ce mot), et qu’elle n’avait rien de commun avec les courants profanes dont devait sortir la Réforme (pp. 79-80 et 409). Seulement, où a-t-il vu que l’Église ait fait connaître au vulgaire le sens profond des « mystères » (p. 101) ? Elle l’enseigne au contraire si peu qu’on a pu douter qu’elle-même en ait gardé la conscience ; et c’est précisément dans cette « perte de l’esprit » que consisterait la « corruption » dénoncée déjà par Dante et ses associés(7). La plus élémentaire prudence leur commandait d’ailleurs, quand ils parlaient de cette « corruption », de ne pas le faire en langage clair ; mais il ne faudrait pas conclure de là que l’usage d’une terminologie symbolique n’a d’autre raison d’être que la volonté de dissimuler le vrai sens d’une doctrine ; il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent pas être exprimées autrement que sous cette forme, et ce côté de la question, qui est de beaucoup le plus important, ne semble guère avoir été envisagé par l’auteur. Il y a même encore un troisième aspect, intermédiaire en quelque sorte, où il s’agit bien de prudence, mais dans l’intérêt de la doctrine elle-même et non plus de ceux qui l’exposent, et cet aspect est celui auquel se rapporte plus particulièrement le symbole du vin chez les Çûfîs (dont l’enseignement, disons-le en passant, ne peut être qualifié de « panthéiste » que par une erreur tout occidentale) ; l’allusion qui est faite à ce symbole (pp. 72 et 104) n’indique pas nettement que « vin » signifie « mystère », doctrine secrète ou réservée, parce que, en hébreu, iaïn et sôd sont numériquement équivalents ; et, pour l’ésotérisme musulman, le vin est la « boisson de l’élite », dont les hommes vulgaires ne peuvent pas user impunément(8).

Mais venons-en à la confusion des points de vue « mystique » et « initiatique » : elle est solidaire de la précédente, car c’est la fausse assimilation des doctrines ésotériques au mysticisme, lequel relève du domaine religieux, qui amène à les mettre sur le même plan que l’exotérisme et à vouloir les opposer à celui-ci. Nous voyons fort bien ce qui, dans le cas présent, a pu causer cette erreur : c’est qu’une tradition « chevaleresque » (p. 146), pour s’adapter à la nature propre des hommes à qui elle s’adresse spécialement, comporte toujours la prépondérance d’un principe représenté comme féminin (Madonna)(9), ainsi que l’intervention d’un élément affectif (Amore). Le rapprochement d’une telle forme traditionnelle avec celle que représentent les Çûfîs persans est tout à fait juste ; mais il faudrait ajouter que ces deux cas sont loin d’être les seuls où se rencontre le culte de la « donna-Divinità », c’est-à-dire de l’aspect féminin de la Divinité : on le trouve dans l’Inde aussi, où cet aspect est désigné comme la Shakti, équivalente à certains égards de la Shekinah hébraïque ; et il est à remarquer que le culte de la Shakti concerne surtout les Kshatriyas. Une tradition « chevaleresque », précisément, n’est pas autre chose qu’une forme traditionnelle à l’usage des Kshatriyas, et c’est pourquoi elle ne peut pas constituer une voie purement intellectuelle comme l’est celle des Brâhmanes ; celle-ci est la « voie sèche » des alchimistes, tandis que l’autre est la « voie humide »(10), l’eau symbolisant le féminin comme le feu le masculin, et la première correspondant à l’émotivité et le second à l’intellectualité qui prédominent respectivement dans la nature des Kshatriyas et dans celle des Brâhmanes. C’est pourquoi une telle tradition peut sembler mystique extérieurement, même quand elle est initiatique en réalité, si bien qu’on pourrait même penser que le mysticisme, au sens ordinaire du mot, en est comme un vestige ou une « survivance » demeurant, dans une civilisation telle que celle de l’Occident, après que toute organisation traditionnelle régulière a disparu.

Le rôle du principe féminin dans certaines formes traditionnelles se remarque même dans l’exotérisme catholique, par l’importance donnée au culte de la Vierge. M. Valli semble s’étonner de voir la Rosa Mystica figurer dans les litanies de la Vierge (p. 393) ; il y a pourtant, dans ces mêmes litanies, bien d’autres symboles proprement initiatiques, et ce dont il ne paraît pas se douter, c’est que leur application est parfaitement justifiée par les rapports de la Vierge avec la Sagesse et avec la Shekinah(11). Notons aussi, à ce propos, que saint Bernard, dont on connaît la connexion avec les Templiers, apparaît comme un « chevalier de la Vierge », qu’il appelait « sa dame » ; on lui attribue même l’origine du vocable « Notre-Dame » : c’est aussi Madonna, et, sous un de ses aspects, elle s’identifie à la Sagesse, donc à la Madonna même des « Fidèles d’Amour » ; voilà encore un rapprochement que l’auteur n’a pas soupçonné, pas plus qu’il ne paraît soupçonner les raisons pour lesquelles le mois de mai est consacré à la Vierge.

Il est une chose qui aurait dû amener M. Valli à penser que les doctrines en question n’étaient point du « mysticisme » : c’est qu’il constate lui-même l’importance presque exclusive qui y est attachée à la « connaissance » (pp. 421-422), ce qui diffère totalement du point de vue mystique. Il se méprend d’ailleurs sur les conséquences qu’il convient d’en tirer : cette importance n’est pas un caractère spécial au « gnosticisme », mais un caractère général de tout enseignement initiatique, quelque forme qu’il ait prise ; la connaissance est toujours le but unique, et tout le reste n’est que moyens divers pour y parvenir. Il faut bien prendre garde de ne pas confondre « Gnose », qui signifie « connaissance », et « gnosticisme », bien que le second tire évidemment son nom de la première ; d’ailleurs, cette dénomination de « gnosticisme » est assez vague et paraît, en fait, avoir été appliquée indistinctement à des choses fort différentes(12).

Il ne faut pas se laisser arrêter par les formes extérieures, quelles qu’elles puissent être ; les « Fidèles d’Amour » savaient aller au delà de ces formes, et en voici une preuve : dans une des premières nouvelles du Décaméron de Boccace, Melchissédec affirme que, entre le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, « personne ne sait quelle est la vraie foi ». M. Valli a vu juste en interprétant cette affirmation en ce sens que « la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances » (p. 433) ; mais ce qui est le plus remarquable, et cela il ne l’a pas vu, c’est que ces paroles soient mises dans la bouche de Melchissédec, qui est précisément le représentant de la tradition unique cachée sous toutes ces formes extérieures ; et il y a là quelque chose qui montre bien que certains, en Occident, savaient encore à cette époque ce qu’est le véritable « centre du monde ». Quoi qu’il en soit, l’emploi d’un langage « affectif », comme l’est souvent celui des « Fidèles d’Amour », est aussi une forme extérieure par laquelle on ne doit pas être illusionné ; il peut fort bien recouvrir quelque chose de bien autrement profond, et, en particulier, le mot « Amour » peut, en vertu de la transposition analogique, signifier tout autre chose que le sentiment qu’il désigne d’ordinaire. Ce sens profond de l’« Amour », en connexion avec les doctrines des Ordres de chevalerie, pourrait résulter notamment du rapprochement des indications suivantes : d’abord, la parole de saint Jean, « Dieu est Amour » ; ensuite, le cri de guerre des Templiers, « Vive Dieu Saint Amour » ; enfin, le dernier vers de la Divine Comédie, « L’Amor che muove il Sole e l’altre stelle »(13). Un autre point intéressant, à cet égard, c’est le rapport établi entre l’« Amour » et la « Mort » dans le symbolisme des « Fidèles d’Amour » ; ce rapport est double, parce que le mot « Mort » lui-même a un double sens. D’une part, il y a un rapprochement et comme une association de l’« Amour » et de la « Mort » (p. 159), celle-ci devant alors être entendue comme la « mort initiatique », et ce rapprochement semble s’être continué dans le courant d’où sont sorties, à la fin du moyen âge, les figurations de la « danse macabre »(14) ; d’autre part, il y a aussi une antithèse établie à un autre point de vue entre l’« Amour » et la « Mort » (p. 166), antithèse qui peut s’expliquer en partie par la constitution même des deux mots : la racine mor leur est commune, et, dans a-mor, elle est précédée d’a privatif, comme dans le sanscrit a-mara, a-mrita, de sorte qu’« Amour » peut s’interpréter ainsi comme une sorte d’équivalent hiéroglyphique d’« immortalité ». Les « morts » peuvent en ce sens, d’une façon générale, être regardés comme désignant les profanes, tandis que les « vivants », ou ceux qui ont atteint l’« immortalité », sont les initiés ; c’est ici le lieu de rappeler l’expression de « Terre des Vivants », synonyme de « Terre Sainte » ou « Terre des Saints », « Terre Pure », etc. ; et l’opposition que nous venons d’indiquer équivaut sous ce rapport à celle de l’Enfer, qui est le monde profane, et des Cieux, qui sont les degrés de la hiérarchie initiatique.

Quant à la « vraie foi » dont il a été parlé tout à l’heure, c’est elle qui est désignée comme la Fede Santa, expression qui, comme le mot Amore, s’applique en même temps à l’organisation initiatique elle-même. Cette Fede Santa, dont Dante était Kadosch, c’est la foi des Fedeli d’Amore ; et c’est aussi la Fede dei Santi, c’est-à-dire l’Emounah des Kadosch, ainsi que nous l’avons expliqué dans L’Ésotérisme de Dante. Cette désignation des initiés comme les « Saints », dont Kadosch est l’équivalent hébraïque, se comprend parfaitement par la signification des « Cieux » telle que nous venons de l’indiquer, puisque les Cieux sont en effet décrits comme la demeure des Saints ; elle doit être rapprochée de beaucoup d’autres dénominations analogues, comme celles de Purs, Parfaits, Cathares, Çûfîs, Ikhwan-eç-Çafa, etc., qui toutes ont été prises dans le même sens ; et elle permet de comprendre ce qu’est véritablement la « Terre Sainte »(15).

Ceci nous amène à signaler un autre point, auquel M. Valli ne fait qu’une trop brève allusion (pp. 323-324) : c’est la signification secrète des pèlerinages, se rapportant aux pérégrinations des initiés, dont les itinéraires, d’ailleurs, coïncidaient en effet le plus souvent avec ceux des pèlerins ordinaires, avec qui ils se confondaient ainsi en apparence, ce qui leur permettait de mieux dissimuler les vraies raisons de ces voyages. Du reste, la situation même des lieux de pèlerinage, comme celle des sanctuaires de l’antiquité, a une valeur ésotérique dont il y a lieu de tenir compte à cet égard(16) ; ceci est en relation directe avec ce que nous avons appelé la « géographie sacrée », et doit d’autre part être rapproché de ce que nous écrivions dernièrement à propos des Compagnons et des Bohémiens(**) ; peut-être reviendrons-nous là-dessus en une autre occasion.

La question de la « Terre Sainte » pourrait aussi donner la clef des rapports de Dante et des « Fidèles d’Amour » avec les Templiers ; c’est là encore un sujet qui n’est que très incomplètement traité dans le livre de M. Valli. Celui-ci considère bien ces rapports avec les Templiers (pp. 423-426), ainsi qu’avec les alchimistes (p. 428), comme d’une incontestable réalité, et il indique quelques rapprochements intéressants, comme, par exemple, celui des neuf années de probation des Templiers avec l’âge symbolique de neuf ans dans la Vita Nuova (p. 274) ; mais il y aurait eu bien d’autres choses à dire. Ainsi, à propos de la résidence centrale des Templiers fixée à Chypre (pp. 261 et 425), il serait curieux d’étudier la signification du nom de cette île, ses rapports avec Vénus et le « troisième ciel », le symbolisme du cuivre qui en a tiré son nom, toutes choses que nous ne pouvons, pour le moment, que signaler sans nous y arrêter.

De même, à propos de l’obligation imposée aux « Fidèles d’Amour » d’employer dans leurs écrits la forme poétique (p. 155), il y aurait lieu de se demander pourquoi la poésie était appelée par les anciens la « langue des Dieux », pourquoi vates en latin était à la fois le poète et le devin ou le prophète (les oracles étaient d’ailleurs rendus en vers), pourquoi les vers étaient appelés carmina (charmes, incantations, mot identique au sanscrit karma entendu au sens technique d’« acte rituel »)(17), et aussi pourquoi il est dit de Salomon et d’autres sages, notamment dans la tradition musulmane, qu’ils comprenaient la « langue des oiseaux », ce qui, si étrange que cela puisse sembler, n’est qu’un autre nom de la « langue des Dieux »(18).

Avant de terminer ces remarques, il nous faut encore dire quelques mots de l’interprétation de la Divine Comédie que M. Valli a développée dans d’autres ouvrages et qu’il résume simplement dans celui-ci : les symétries de la Croix et de l’Aigle (pp. 382-384), sur lesquelles elle est basée entièrement, rendent certainement compte d’une partie du sens du poème (d’ailleurs conforme à la conclusion du De Monarchia, que nous commenterons dans un volume actuellement en préparation(***)) ; mais il y a dans celui-ci bien d’autres choses qui ne peuvent trouver par là leur explication complète, ne serait-ce que l’emploi des nombres symboliques ; l’auteur semble y voir à tort une clef unique, suffisante pour résoudre toutes les difficultés. D’autre part, l’usage de ces « connexions structurales » (p. 388) lui paraît être personnel à Dante, alors qu’il y a au contraire dans cette « architecture » symbolique quelque chose d’essentiellement traditionnel, qui, pour ne pas avoir fait partie peut-être des modes d’expression habituels aux « Fidèles d’Amour » proprement dits, n’en existait pas moins dans des organisations plus ou moins étroitement apparentées à la leur, et se reliait à l’art même des constructeurs(19) ; il semble pourtant y avoir une intuition de ces rapports dans l’indication de l’aide que pourrait apporter aux recherches dont il s’agit « l’étude du symbolisme dans les arts figuratifs » (p. 406). Il faudrait d’ailleurs, là comme pour tout le reste, laisser de côté toute préoccupation « esthétique » (p. 389), et on pourrait alors découvrir bien d’autres points de comparaison, parfois fort inattendus(20).

Si nous nous sommes étendu si longuement sur le livre de M. Valli, c’est qu’il est de ceux qui méritent vraiment de retenir l’attention, et, si nous en avons surtout signalé les lacunes, c’est que nous pouvions ainsi indiquer, pour lui-même ou pour d’autres, de nouvelles voies de recherches, susceptibles de compléter heureusement les résultats déjà acquis. Il semble que le temps soit venu où le vrai sens de l’œuvre de Dante se découvrira enfin ; si les interprétations de Rossetti et d’Aroux ne furent pas prises au sérieux à leur époque, ce n’est peut-être pas parce que les esprits y étaient moins bien préparés qu’aujourd’hui, mais plutôt parce qu’il était prévu que le secret devait être gardé pendant six siècles (le Naros chaldéen) ; M. Valli parle souvent de ces six siècles pendant lesquels Dante n’a pas été compris, mais évidemment sans y voir aucune signification particulière, et cela prouve encore la nécessité, pour les études de ce genre, d’une connaissance des « lois cycliques », si complètement oubliées de l’Occident moderne.