CHAPITRE II
Le langage secret de Dante
et des « Fidèles d’Amour » (II)(*)

Nous avons consacré ici autrefois (no de février 1929(**)) un article à l’important ouvrage publié sous ce titre par M. Luigi Valli ; l’an dernier, nous apprîmes la mort soudaine et prématurée de l’auteur, dont nous espérions d’autres études non moins dignes d’intérêt ; puis nous parvint un second volume portant le même titre que le premier, et contenant, avec les réponses aux objections qui avaient été faites à la thèse soutenue dans celui-ci, un certain nombre de notes complémentaires(1).

Les objections, qui témoignent d’une incompréhension dont nous n’avons pas lieu d’être surpris, peuvent, comme il était d’ailleurs facile de le prévoir, se ramener presque toutes à deux catégories : les unes émanent de « critiques littéraires » imbus de tous les préjugés scolaires et universitaires, les autres de milieux catholiques où l’on ne veut pas admettre que Dante ait appartenu à une organisation initiatique ; toutes s’accordent en somme, quoique pour des raisons différentes, à nier l’existence de l’ésotérisme là même où il apparaît avec la plus éclatante évidence. L’auteur semble attacher une plus grande importance aux premières, qu’il discute beaucoup plus longuement que les secondes ; nous aurions été tenté, pour notre part, de faire exactement le contraire, voyant dans ces dernières un symptôme bien plus grave encore de la déformation de la mentalité moderne ; mais cette différence de perspective s’explique par le point de vue spécial auquel M. Valli a voulu se placer, et qui est uniquement celui d’un « chercheur » et d’un historien. De ce point de vue trop extérieur résultent un certain nombre de lacunes et d’inexactitudes de langage que nous avons déjà signalées dans notre précédent article ; M. Valli reconnaît, précisément à propos de celui-ci, qu’« il n’a jamais eu de contact avec des traditions initiatiques d’aucun genre », et que « sa formation mentale est nettement critique » ; il n’en est que plus remarquable qu’il soit arrivé à des conclusions aussi éloignées de celles de la « critique » ordinaire, et qui sont même assez étonnantes de la part de quelqu’un qui affirme sa volonté d’être « un homme du xxe siècle ». Il n’en est pas moins regrettable qu’il se refuse de parti pris à comprendre la notion de l’orthodoxie traditionnelle, qu’il persiste à appliquer le terme déplaisant de « sectes » à des organisations de caractère initiatique et non religieux, et qu’il nie avoir commis une confusion entre « mystique » et « initiatique », alors que précisément il la répète encore tout au long de ce second volume ; mais ces défauts ne doivent point nous empêcher de reconnaître le grand mérite qu’il y a, pour le « profane » qu’il veut être et demeurer, à avoir aperçu une bonne partie de la vérité en dépit de tous les obstacles que son éducation devait naturellement y apporter, et à l’avoir dite sans crainte des contradictions qu’il devait s’attirer de la part de tous ceux qui ont quelque intérêt à ce qu’elle reste ignorée.

Nous noterons seulement deux ou trois exemples typiques de l’incompréhension des « critiques » universitaires : certains ont été jusqu’à prétendre qu’une poésie qui est belle ne peut être symbolique ; il leur paraît qu’une œuvre d’art ne peut être admirée que si elle ne signifie rien, et que l’existence d’un sens profond en détruit la valeur artistique ! C’est bien là, exprimée aussi nettement que possible, cette conception « profane » que nous avons signalée dernièrement en plusieurs occasions, à propos de l’art en général et de la poésie en particulier, comme une dégénérescence toute moderne et comme contraire au caractère que les arts aussi bien que les sciences avaient à l’origine et qu’ils ont toujours eu dans toute civilisation traditionnelle. Notons à ce propos une formule assez intéressante citée par M. Valli : dans tout l’art médiéval, par opposition à l’art moderne, « il s’agit de l’incarnation d’une idée, non de l’idéalisation d’une réalité » ; nous dirions d’une réalité d’ordre sensible, car l’idée est aussi une réalité, et même d’un degré supérieur ; cette « incarnation de l’idée » dans une forme, ce n’est pas autre chose que le symbolisme même.

D’autres ont émis une objection vraiment comique : il serait « vil », prétendent-ils, d’écrire en « jargon », c’est-à-dire en langage conventionnel : ils ne voient évidemment là qu’une sorte de lâcheté et de dissimulation. À vrai dire, peut-être M. Valli lui-même a-t-il insisté trop exclusivement, comme nous l’avions déjà noté, sur la volonté qu’avaient les « Fidèles d’Amour » de se cacher pour des motifs de prudence ; il n’est pas contestable que cela ait existé en effet, et c’était une nécessité qui leur était imposée par les circonstances ; mais ce n’est là que la moindre et la plus extérieure des raisons qui justifient l’emploi qu’ils ont fait d’un langage qui n’était pas seulement conventionnel, mais aussi et même avant tout symbolique. On trouverait des exemples analogues dans de tout autres circonstances, où il n’y aurait eu aucun danger à parler clairement si la chose avait été possible ; on peut dire que, même alors, il y avait avantage à écarter ceux qui n’étaient pas « qualifiés », ce qui relève déjà d’une autre préoccupation que la simple prudence ; mais ce qu’il faut dire surtout, c’est que les vérités d’un certain ordre, par leur nature même, ne peuvent s’exprimer que symboliquement.

Enfin, il en est qui ont trouvé invraisemblable l’existence de la poésie symbolique chez les « Fidèles d’Amour », parce qu’elle constituerait un « cas unique », alors que M. Valli s’était attaché à montrer que, précisément à la même époque, la même chose existait aussi en Orient, et notamment dans la poésie persane. On pourrait même ajouter que ce symbolisme de l’amour a parfois été employé également dans l’Inde ; et, pour s’en tenir au monde musulman, il est assez singulier qu’on parle toujours presque uniquement à cet égard de la poésie persane, alors qu’on peut facilement trouver des exemples similaires dans la poésie arabe, d’un caractère non moins ésotérique, par exemple chez Omar ibn El-Fârid. Ajoutons que bien d’autres « voiles » ont été employés également dans les expressions poétiques du Çûfisme, y compris celui du scepticisme, dont on peut citer comme exemples Omar El-Khayyam et Abul-Alâ El-Maarri ; pour ce dernier surtout, bien peu nombreux sont ceux qui savent qu’il était en réalité un initié de haut rang ; et, fait que nous n’avons vu signalé nulle part jusqu’ici, il y a ceci de particulièrement curieux, pour le sujet qui nous occupe présentement, que sa Risâlatul-Ghufrân pourrait être regardée comme une des principales « sources » islamiques de la Divine Comédie.

Quant à l’obligation imposée à tous les membres d’une organisation initiatique d’écrire en vers, elle s’accordait parfaitement avec le caractère de « langue sacrée » qu’avait la poésie ; comme le dit très justement M. Valli, il s’agissait de tout autre chose que de « faire de la littérature », but qui n’a jamais été celui de Dante et de ses contemporains, lesquels, ajoute-t-il ironiquement, « avaient le tort de n’avoir pas lu les livres de la critique moderne ». À une époque très récente encore, dans certaines confréries ésotériques musulmanes, chacun devait tous les ans, à l’occasion du mûlid du Sheikh, composer un poème dans lequel il s’efforçait, fût-ce au détriment de la perfection de la forme, d’enfermer un sens doctrinal plus ou moins profond.

Pour ce qui est des remarques nouvelles faites par M. Valli et qui ouvrent la voie à d’autres recherches, l’une d’elles concerne les rapports de Joachim de Flore avec les « Fidèles d’Amour » : Fiore est un des symboles les plus usités dans la poésie de ceux-ci, comme synonyme de Rosa ; et, sous ce titre de Fiore, une adaptation italienne du Roman de la Rose a été écrite par un Florentin nommé Durante, qui est presque certainement Dante lui-même(2). D’autre part, la dénomination du couvent de San Giovanni in Fiore, d’où Gioacchino di Fiore prit son nom, n’apparaît nulle part avant lui ; est-ce lui-même qui la lui donna, et pourquoi choisit-il ce nom ? Chose remarquable, Joachim de Flore parle dans ses œuvres d’une « veuve » symbolique, tout comme Francesco da Barberino et Boccace, qui appartenaient l’un et l’autre aux « Fidèles d’Amour » ; et nous ajouterons que, de nos jours encore, cette « veuve » est bien connue dans le symbolisme maçonnique. À ce propos, il est fâcheux que des préoccupations politiques semblent avoir empêché M. Valli de faire certains rapprochements pourtant très frappants ; il a raison, sans doute, de dire que les organisations initiatiques dont il s’agit ne sont pas la Maçonnerie, mais, entre celle-ci et celles-là, le lien n’en est pas moins certain ; et n’est-il pas curieux, par exemple, que le « vent » ait, dans le langage des « Fidèles d’Amour », exactement le même sens que la « pluie » dans celui de la Maçonnerie ?

Un autre point important est celui qui concerne les rapports des « Fidèles d’Amour » avec les alchimistes : un symbole particulièrement significatif à cet égard se trouve dans les Documenti d’Amore de Francesco da Barberino. Il s’agit d’une figure dans laquelle douze personnages disposés symétriquement, et qui forment six couples représentant autant de degrés initiatiques, aboutissent à un personnage unique placé au centre ; ce dernier, qui porte dans ses mains la rose symbolique, a deux têtes, l’une masculine et l’autre féminine, et est manifestement identique au Rebis hermétique. La seule différence notable avec les figures qui se rencontrent dans les traités alchimiques est que, dans celles-ci, c’est le côté droit qui est masculin et le côté gauche féminin, tandis qu’ici nous trouvons la disposition inverse ; cette particularité semble avoir échappé à M. Valli, qui pourtant en donne lui-même l’explication, sans paraître s’en apercevoir, lorsqu’il dit que « l’homme avec son intellect passif est réuni à l’Intelligence active, représentée par la femme », alors que généralement c’est le masculin qui symbolise l’élément actif et le féminin l’élément passif. Ce qui est le plus remarquable, c’est que cette sorte de renversement du rapport habituel se trouve également dans le symbolisme employé par le tantrisme hindou ; et le rapprochement s’impose plus fortement encore lorsque nous voyons Cecco d’Ascoli dire : « onde io son ella », exactement comme les Shâktas, au lieu de So’ham, « Je suis Lui » (le Ana Hoa de l’ésotérisme islamique), disent Sâ’ham, « Je suis Elle ». D’autre part, M. Valli remarque que, à côté du Rebis figuré dans le Rosarium Philosophorum, on voit une sorte d’arbre portant six couples de visages disposés symétriquement de chaque côté de la tige et un visage unique au sommet, qu’il identifie avec les personnages de la figure de Francesco da Barberino ; il semble bien s’agir effectivement, dans les deux cas, d’une hiérarchie initiatique en sept degrés, le dernier degré étant essentiellement caractérisé par la reconstitution de l’Androgyne hermétique, c’est-à-dire en somme la restauration de l’« état primordial » ; et ceci s’accorde avec ce que nous avons eu l’occasion de dire ici sur la signification du terme de « Rose-Croix », comme désignant la perfection de l’état humain. À propos de l’initiation en sept degrés, nous avons parlé, dans notre étude sur L’Ésotérisme de Dante, de l’échelle à sept échelons ; il est vrai que ceux-ci, généralement, sont plutôt mis en correspondance avec les sept cieux planétaires, qui se réfèrent à des états supra-humains ; mais, par raison d’analogie, il doit y avoir, dans un même système initiatique, une similitude de répartition hiérarchique entre les « petits mystères » et les « grands mystères ». D’autre part, l’être réintégré au centre de l’état humain est par là même prêt à s’élever aux états supérieurs, et il domine déjà les conditions de l’existence dans ce monde dont il est devenu maître ; c’est pourquoi le Rebis du Rosarium Philosophorum a sous ses pieds la lune, et celui de Basile Valentin le dragon ; cette signification a été complètement méconnue par M. Valli, qui n’a vu là que des symboles de la doctrine corrompue ou de « l’erreur qui opprime le monde », alors que, en réalité, la lune représente le domaine des formes (le symbolisme est le même que celui de la « marche sur les eaux »), et le dragon est ici la figure du monde élémentaire.

M. Valli, tout en n’ayant aucun doute sur les rapports de Dante avec les Templiers, dont il existe des indices multiples, soulève une discussion au sujet de la médaille du musée de Vienne, dont nous avons parlé dans L’Ésotérisme de Dante ; il a voulu voir cette médaille, et il a constaté que ses deux faces avaient été réunies postérieurement et avaient dû appartenir tout d’abord à deux médailles différentes ; il reconnaît d’ailleurs que cette étrange opération n’a pas dû être faite sans quelque raison. Quant aux initiales F. S. K. I. P. F. T. qui figurent au revers, elles sont pour lui celles des sept vertus : Fides, Spes, Karitas, Justitia, Prudentia, Fortitudo, Temperantia, bien qu’il y ait une anomalie dans le fait qu’elles sont disposées en deux lignes par quatre et trois, au lieu de l’être par trois et quatre comme le voudrait la distinction des trois vertus théologales et des quatre vertus cardinales ; comme elles sont d’ailleurs jointes à des rameaux de laurier et d’olivier, « qui sont proprement les deux plantes sacrées des initiés », il admet que cette interprétation n’exclut pas forcément l’existence d’une autre signification plus cachée ; et nous ajouterons que l’orthographe anormale Karitas, au lieu de Charitas, pourrait bien avoir été nécessitée précisément par ce double sens. Du reste, nous avions signalé par ailleurs, dans la même étude, le rôle initiatique donné aux trois vertus théologales, et qui a été conservé dans le 18e degré de la Maçonnerie écossaise(3) ; en outre, le septénaire des vertus est formé d’un ternaire supérieur et d’un quaternaire inférieur, ce qui indique suffisamment qu’il est constitué selon des principes ésotériques ; et enfin il peut, tout aussi bien que celui des « arts libéraux » (divisé, lui aussi, en trivium et quadrivium), correspondre aux sept échelons auxquels nous faisions allusion tout à l’heure, d’autant plus que, en fait, la « Foi » (la Fede Santa) figure toujours au plus haut échelon de l’« échelle mystérieuse » des Kadosch ; tout cela forme donc un ensemble beaucoup plus cohérent que ne peuvent le croire les observateurs superficiels.

D’un autre côté, M. Valli a découvert, au même musée de Vienne, la médaille originale de Dante, et le revers de celle-ci présente encore une figure fort étrange et énigmatique : un cœur placé au centre d’un système de cercles qui a l’apparence d’une sphère céleste, mais qui n’en est pas une en réalité, et que n’accompagne aucune inscription(4). Il y a trois cercles méridiens et quatre cercles parallèles, que M. Valli rapporte encore respectivement aux trois vertus théologales et aux quatre vertus cardinales ; ce qui nous donnerait à penser que cette interprétation doit être exacte, c’est surtout la justesse de l’application qui est faite, dans cette disposition, du sens vertical et du sens horizontal aux rapports de la vie contemplative et de la vie active, ou de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel régissant l’une et l’autre, auxquels correspondent ces deux groupes de vertus, qu’un cercle oblique, complétant la figure (et formant avec les autres le nombre 8 qui est celui de l’équilibre), relie en une parfaite harmonie sous l’irradiation de la « doctrine d’amour »(5).

Une dernière note concerne le nom secret que les « Fidèles d’Amour » donnaient à Dieu : Francesco da Barberino, dans son Tractatus Amoris, s’est fait représenter dans une attitude d’adoration devant la lettre I ; et, dans la Divine Comédie, Adam dit que le premier nom de Dieu fut I(6), le nom qui vint ensuite étant El. Cette lettre I, que Dante appelle la « neuvième figure », suivant son rang dans l’alphabet latin (et l’on sait quelle importance symbolique avait pour lui le nombre 9), n’est évidemment autre que le iod, bien que celui-ci soit la dixième lettre dans l’alphabet hébraïque ; et, en fait, le iod, outre qu’il est la première lettre du Tétragramme, constitue un nom divin par lui-même, soit isolé, soit répété trois fois(7). C’est ce même iod qui, dans la Maçonnerie, est devenu la lettre G, par assimilation avec God (car c’est en Angleterre que s’opéra cette transformation) ; ceci sans préjudice des autres significations multiples qui sont venues secondairement se concentrer dans cette même lettre G, et qu’il n’est pas dans notre propos d’examiner ici.

Il est à souhaiter vivement, tout en déplorant la disparition de M. Luigi Valli, qu’il trouve des continuateurs dans ce champ de recherches aussi vaste que peu exploré jusqu’ici ; et il semble bien qu’il doive en être ainsi, puisque lui-même nous apprend qu’il a déjà été suivi par M. Gaetano Scarlata, qui a consacré un ouvrage(8) à l’étude spéciale du traité De vulgari eloquentia de Dante, livre « plein de mystères » aussi, comme Rossetti et Aroux l’avaient bien vu, et qui, tandis qu’il semble parler simplement de l’idiome italien, se rapporte en réalité à la langue secrète, suivant un procédé également en usage dans l’ésotérisme islamique, où, comme nous l’avons signalé en une autre occasion, une œuvre initiatique peut revêtir les apparences d’un simple traité de grammaire. On fera sans doute encore bien d’autres découvertes dans le même ordre d’idées ; et, même si ceux qui se consacrent à ces recherches n’y apportent personnellement qu’une mentalité « profane » (à la condition qu’elle soit pourtant impartiale) et n’y voient que l’objet d’une sorte de curiosité historique, les résultats obtenus n’en seront pas moins susceptibles en eux-mêmes, et pour ceux qui sauront en comprendre toute la portée réelle, de contribuer efficacement à une restauration de l’esprit traditionnel : ces travaux ne se rattachent-ils pas, fût-ce inconsciemment et involontairement, à la « recherche de la Parole perdue », qui est la même chose que la « queste du Graal » ?