CHAPITRE III
Nouveaux aperçus
sur le langage secret de Dante(*)

En parlant ici, il y a quelques mois (no de mars 1932(**)), du dernier livre de M. Luigi Valli, nous mentionnions l’ouvrage que, suivant les mêmes idées directrices, M. Gaetano Scarlata a consacré au traité De vulgari eloquentia de Dante, ou plutôt, comme il préfère le désigner (car le titre n’a jamais été fixé exactement), De vulgaris eloquentiæ doctrina, suivant l’expression employée par l’auteur lui-même pour en définir le sujet dès le début, et afin de mettre en évidence son intention quant au contenu doctrinal de la poésie en langue vulgaire(1). En effet, ceux que Dante appelle poeti volgari, ce sont ceux dont les écrits avaient, comme il dit, verace intendimento, c’est-à-dire contenaient un sens caché conformément au symbolisme des « Fidèles d’Amour », puisqu’il les oppose aux litterali (et non litterati comme on l’a lu parfois inexactement), ou à ceux qui écrivaient seulement dans le sens littéral. Les premiers sont pour lui les vrais poètes, et il les appelle aussi trilingues doctores, ce qui peut s’entendre extérieurement du fait qu’une telle poésie existait dans les trois langues italienne, provençale (non pas « française » comme le dit à tort M. Scarlata) et espagnole, mais signifie en réalité (aucun poète n’ayant jamais écrit en fait dans ces trois langues) qu’elle devait s’interpréter suivant un triple sens(2) ; et Dante, au sujet de ces trilingues doctores, dit que maxime conveniunt in hoc vocabulo quod est Amor, ce qui est une allusion assez évidente à la doctrine des « Fidèles d’Amour ».

Au sujet de ceux-ci, M. Scarlata fait une remarque très juste : il pense qu’ils n’ont jamais dû constituer une association suivant des formes rigoureusement définies, plus ou moins semblables à celles de la Maçonnerie moderne par exemple, avec un pouvoir central établissant des « filiales » dans les diverses localités ; et nous pouvons ajouter, à l’appui de cette remarque, que dans la Maçonnerie elle-même, rien de tel n’a jamais existé avant la constitution de la Grande Loge d’Angleterre en 1717. Il ne semble d’ailleurs pas que M. Scarlata ait saisi toute la portée du fait, qu’il croit devoir attribuer simplement aux circonstances, peu favorables à l’existence d’une institution se présentant sous des dehors plus stables ; en réalité, comme nous l’avons déjà dit souvent, une organisation véritablement initiatique ne peut pas être une « société » au sens moderne de ce mot, avec tout le formalisme extérieur qu’il implique ; lorsqu’on voit apparaître des statuts, des règlements écrits et autres choses de ce genre, on peut être sûr qu’il y a là une dégénérescence donnant à l’organisation un caractère « semi-profane », si l’on peut employer une telle expression. Mais, pour ce qui est d’ordre proprement initiatique, M. Scarlata n’est pas allé au fond des choses, et il paraît même ne pas s’en être approché autant que M. Valli ; il voit surtout le côté politique, somme toute accessoire, et il parle constamment de « sectes », point sur lequel nous nous sommes amplement expliqué dans notre dernier article ; il ne tire, dans ses développements, que peu de conséquences de l’affirmation de la doctrine (ésotérique et non hérétique) de l’amor sapientiæ, qui est pourtant tout l’essentiel, le reste tenant seulement aux contingences historiques. Il est d’ailleurs possible que le sujet de cette étude se soit prêté assez facilement à ce qui nous apparaît comme une erreur de perspective : le De vulgaris eloquentiæ doctrina a un lien direct avec le De monarchia, et, par conséquent, se rattache à la partie de l’œuvre de Dante où les applications sociales tiennent la place la plus considérable ; mais ces applications elles-mêmes peuvent-elles être bien comprises si on ne les rapporte pas constamment à leur principe ? Le plus fâcheux est que M. Scarlata, quand il passe à des vues historiques d’ensemble, se soit laissé entraîner à des interprétations plus que contestables : ne va-t-il pas jusqu’à faire de Dante et des « Fidèles d’Amour » des adversaires de l’esprit du moyen âge et des précurseurs des idées modernes, animés d’un esprit « laïque » et « démocratique » qui serait en réalité tout ce qu’il y a de plus « anti-initiatique » ? Cette seconde partie de son livre, où il y a pourtant des indications intéressantes, notamment sur les influences orientales à la cour de Frédéric II et dans le mouvement franciscain, serait à reprendre sur des bases plus conformes au sens traditionnel ; il est vrai qu’elle n’est présentée que comme une « première tentative de reconstruction historique », et qui sait si l’auteur ne sera pas amené par ses recherches ultérieures à la rectifier lui-même ?

Une des causes de la méprise de M. Scarlata est peut-être dans la façon dont Dante oppose l’usage du vulgare à celui du latin, langue ecclésiastique, et aussi la manière de symboliser des poètes, selon le verace intendimento, à celle des théologiens (cette dernière étant plutôt une simple allégorie) ; mais c’est aux yeux des adversaires de Dante, ou (ce qui revient souvent au même en pareil cas) de ceux qui ne le comprenaient pas, que le vulgare n’était que le sermo laicus, alors que pour lui-même il était tout autre chose ; et d’autre part, au point de vue strictement traditionnel, la fonction des initiés n’est-elle pas plus véritablement « sacerdotale » que celle d’un « clergé » exotériste qui ne possède que la lettre et s’arrête à l’écorce de la doctrine(3) ? Le point essentiel, ici, est de savoir ce que Dante entend par l’expression vulgare illustre qui peut sembler étrange et même contradictoire si l’on s’en tient au sens ordinaire des mots, mais qui s’explique si l’on remarque qu’il fait vulgare synonyme de naturale : c’est la langue que l’homme apprend directement par transmission orale (comme l’enfant, qui au point de vue initiatique représente le néophyte, apprend sa propre langue maternelle), c’est-à-dire, symboliquement, la langue qui sert de véhicule à la tradition, et qui peut, sous ce rapport, s’identifier à la langue primordiale et universelle. Ceci touche de près, comme on le voit, à la question de la mystérieuse « langue syriaque » (loghah sûryâniyah) dont nous avons parlé ici dans de précédents articles(4) ; il est vrai que, pour Dante, cette « langue de la révélation » semble avoir été l’hébreu, mais, comme nous le disions alors, une telle affirmation ne doit pas être prise à la lettre, la même chose pouvant être dite de toute langue qui a un caractère « sacré », c’est-à-dire qui sert à l’expression d’une forme traditionnelle régulière(5). D’après Dante, la langue parlée par le premier homme, créé immédiatement par Dieu, fut continuée par ses descendants jusqu’à l’édification de la tour de Babel ; ensuite, « hanc formam locutionis hereditati sunt filii Heber… ; hiis solis post confusionem remansit » ; mais ces « fils d’Heber » ne sont-ils pas tous ceux qui ont gardé la tradition, bien plutôt qu’un peuple déterminé ? Le nom d’« Israël » n’a-t-il pas été souvent employé aussi pour désigner l’ensemble des initiés, quelle que soit leur origine ethnique, et ceux-ci, qui en fait forment réellement le « peuple élu », ne possèdent-ils pas la langue universelle qui leur permet à tous de se comprendre entre eux, c’est-à-dire la connaissance de la tradition unique qui est cachée sous toutes les formes particulières(6) ? D’ailleurs, si Dante avait pensé qu’il s’agissait réellement de la langue hébraïque, il n’aurait pas pu dire que l’Église (désignée par le nom énigmatique de Petramala) croit parler la langue d’Adam, puisqu’elle parle, non l’hébreu, mais le latin, pour lequel il ne semble pas que personne ait jamais revendiqué la qualité de langue primitive ; mais, si l’on entend par là qu’elle croit enseigner la véritable doctrine de la révélation, tout devient parfaitement intelligible. Au surplus, même en admettant que les premiers Chrétiens, qui possédaient cette véritable doctrine, aient effectivement parlé l’hébreu (ce qui serait historiquement inexact, car l’araméen n’est pas plus l’hébreu que l’italien n’est le latin), les « Fidèles d’Amour », qui se considéraient comme leurs continuateurs, n’ont jamais prétendu reprendre cette langue pour l’opposer au latin, comme ils auraient logiquement dû le faire s’il fallait s’en tenir à l’interprétation littérale(7).

On voit que tout cela est fort loin de la signification purement « philologique » qu’on attribue habituellement au traité de Dante, et qu’il s’agit au fond de bien autre chose que de l’idiome italien : et même ce qui se rapporte réellement à celui-ci peut avoir aussi, en même temps, une valeur symbolique. C’est ainsi que, lorsque Dante oppose telle cité ou telle région à telle autre, il ne s’agit pas simplement d’une opposition linguistique, ou que, lorsqu’il cite certains noms comme ceux de Petramala, des Papienses ou des Aquilegienses, il y a dans ce choix (même sans aller jusqu’à la considération d’un symbolisme géographique proprement dit) des intentions assez transparentes, comme l’avait déjà remarqué Rossetti ; et, naturellement, il faut souvent, pour comprendre le vrai sens de tel ou tel mot apparemment insignifiant, se reporter à la terminologie conventionnelle des « Fidèles d’Amour ». M. Scarlata fait très justement observer que ce sont presque toujours les exemples (y compris ceux qui semblent n’avoir qu’une valeur purement rhétorique ou grammaticale) qui donnent la clef du contexte ; il y avait là, en effet, un excellent moyen de détourner l’attention des « profanes », qui ne pouvaient y voir que des phrases quelconques et sans importance ; on pourrait dire que ces exemples jouent là un rôle assez comparable à celui des « mythes » dans les dialogues platoniciens, et il n’y a qu’à voir ce que font de ceux-ci les « critiques » universitaires pour être fixé sur la parfaite efficacité du procédé qui consiste à mettre ainsi en « hors-d’œuvre », si l’on peut dire, ce qu’il y a précisément de plus important.

En somme, ce que Dante semble avoir eu essentiellement en vue, c’est la constitution d’un langage apte, par la superposition des sens multiples, à exprimer dans la mesure du possible la doctrine ésotérique ; et, si la codification d’un tel langage peut être qualifiée de « rhétorique », c’est là, en tout cas, une rhétorique d’un genre bien spécial, aussi éloignée de ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot que la poésie des « Fidèles d’Amour » l’est de celle des modernes, dont les prédécesseurs sont ces litterali à qui Dante reprochait de rimer « sottement » (stoltamente) sans enfermer dans leurs vers aucun sens profond(8). Suivant le mot de M. Valli que nous avons déjà cité, Dante se proposait tout autre chose que de « faire de la littérature », et cela revient à dire qu’il était précisément tout le contraire d’un moderne ; son œuvre, loin de s’opposer à l’esprit du moyen âge, en est une des plus parfaites synthèses, au même titre que celle des constructeurs de cathédrales ; et les plus simples données initiatiques permettent de comprendre sans peine qu’il y a à ce rapprochement des raisons très profondes.