CHAPITRE PREMIER
La constitution de l’être humain selon les Bouddhistes(*)
Certaines écoles hétérodoxes, et notamment les Bouddhistes, ont envisagé la question de la constitution de l’être humain au point de vue exclusif de l’individu ; l’imperfection d’une semblable conception est manifeste, car elle résulte de sa relativité même, qui ne permet le rattachement à aucun principe d’ordre métaphysique. Cependant, afin d’en montrer pleinement l’insuffisance conformément à la doctrine du Vêdântaवेदान्त, il est nécessaire de faire connaître, en la résumant aussi brièvement que possible, la théorie des Bouddhistes à ce sujet, et plus précisément celle des écoles Sautrântikaसौत्रान्तिक et Vaibhâshikaवैभाषिक, que Shankarâchârya s’est attaché à réfuter d’une manière spéciale. Les Sautrântikasसौत्रान्तिक sont ainsi appelés parce que leur enseignement est principalement basé sur les Sûtrasसूत्र attribués à Shâkya-Muni ; les Vaibhâshikasवैभाषिक ont avec eux un grand nombre de théories communes, bien qu’ils s’en distinguent sur quelques points assez importants, et notamment en ce qu’ils admettent la perception directe des objets extérieurs, tandis que, pour les Sautrântikasसौत्रान्तिक, cette perception s’opérerait par le moyen de formes analogiques présentées à la pensée comme conséquence de l’impression sensible(1).
Ces deux écoles s’accordent pour distinguer avant tout les objets externes (bâhyaबाह्य) et internes (abhyantaraअभ्यन्तर) : les premiers sont les éléments (bhûtaभूत ou mahâbhûtaमहाभूत) et ce qui en procède (bhautikaभौतिक), à savoir les qualités sensibles et les organes des sens ; les seconds sont la pensée (chittaचित्त) et tout ce qui en procède (chaittikaचैत्तिक). Les Bouddhistes prétendent, à la suite de diverses autres écoles (notamment les Vaishêshikasवैशेषिक et les Jainasजैन), que les éléments sont constitués par l’agrégation d’atomes corporels (anuअनु ou paramânuपरमाणु) en quantité indéfinie, une espèce particulière d’atomes correspondant d’ailleurs à chaque élément. Nous ferons remarquer en passant que c’est là une opinion dont les conséquences, logiquement déduites, entraînent des contradictions insolubles ; l’atomisme, sous toutes ses formes, est une conception nettement hétérodoxe, au sens que nous avons indiqué au début ; mais sa réfutation ne rentre pas dans le sujet de la présente étude. En outre, les Bouddhistes n’admettent que quatre éléments(2), ne reconnaissant pas l’Éther (Âkâshaआकाश) comme un cinquième élément (ou plutôt comme le premier de tous), ni même comme une substance quelconque(3), car cet Éther, pour eux, serait « non-substantiel », comme appartenant à la catégorie informelle (nirûpaनीरूप), qui ne peut être caractérisée que par des attributions purement négatives ; cela n’est pas soutenable non plus, puisque l’Éther, pour correspondre à un état primordial dans son ordre, n’en est pas moins le point de départ de la formation du monde corporel, et que celui-ci appartient tout entier au domaine de la manifestation formelle, dont il n’est même qu’une portion très restreinte et très déterminée. Quoi qu’il en soit, cette négation de la « substantialité » de l’Éther est le fondement de la théorie du « vide universel » (sarva-shûnyaसर्व शून्य), qui a été développée surtout par l’école Mâdhyamikaमाध्यमिक ; du reste, la conception du vide est toujours solidaire de l’atomisme, parce qu’elle lui est nécessaire pour rendre compte de la possibilité du mouvement(4). D’autre part, toujours selon les Bouddhistes, l’« âme vivante » individuelle (jîvâtmâजीवात्मा) n’est rien qui soit distinct de la pensée consciente (chittaचित्त), et il n’existe aucune chose, caractérisée par des attributions positives, qui soit irréductible aux catégories énoncées ci-dessus.
Les corps, qui sont les objets des sens, sont composés des éléments, ce qui est d’ailleurs conforme à la doctrine orthodoxe, sauf en ce qui concerne la constitution atomique des éléments eux-mêmes ; mais ces corps ne sont considérés comme existant en tant qu’objets déterminés qu’autant qu’ils sont effectivement perçus par la pensée, que cette perception soit regardée comme directe ou comme indirecte(5). C’est pourquoi les Bouddhistes ont reçu l’épithète de pûrna-vainâshikasपूर्ण वैनाशिक ou sarva-vainâshikasसर्व वैनाशिक, « soutenant la dissolubilité de toutes choses » (vinâshaविनाश signifie « destruction »), tandis que les Vaishêshikasवैशेषिक ou disciples de Kanâda, qui prétendent que l’identité cesse pour un être avec chacune de ses modifications, tout en admettant qu’il existe néanmoins certaines catégories immuables et certains principes supérieurs au changement, sont appelés arddha-vainâshikasअर्द्ध वैनाशिक, « soutenant une demi-dissolubilité », c’est-à-dire une dissolubilité partielle seulement, au lieu de la dissolubilité intégrale ou totale (au point de vue de la substance) qu’enseignent les Bouddhistes. Quant à la pensée (chittaचित्त), qui réside dans la forme corporelle de l’individu, et qui n’est aucunement distinguée ici de la conscience individuelle qui lui appartient en propre, elle perçoit les objets externes et conçoit les objets internes, et, simultanément, elle subsiste comme « elle-même » : c’est en cela, mais en cela seulement, pour les Bouddhistes, qu’elle est « soi-même » (âtmanआत्मन्), ce qui, comme on le voit dès le premier abord, diffère essentiellement de la conception orthodoxe du « Soi », telle que nous l’avons exposée plus haut. Il n’est plus question de la personnalité entendue métaphysiquement, et tout se trouve réduit à la considération de la seule individualité ; c’est un des côtés par lesquels le Bouddhisme se rapproche manifestement des conceptions occidentales, bien qu’il ne faille pas pousser ce rapprochement jusqu’à en faire une assimilation que la différence des points de vue, subsistant malgré tout, rendrait tout à fait illégitime.
En ce qui concerne les objets internes, les Bouddhistes établissent cinq branches ou divisions (skandhasस्कन्ध) : 1o la division des formes (rûpa-skandhaरूप स्कन्ध), qui comprend les organes des sens et leurs objets, considérés uniquement dans leurs rapports avec la conscience individuelle, c’est-à-dire dans leurs qualités perceptibles (et même effectivement perçues), abstraction faite de ce qu’ils sont en eux-mêmes ; ces mêmes qualités (âlambanasआलम्बन) sont externes en tant qu’elles procèdent des éléments (bhautikaभौतिक), mais elles sont regardées comme internes en tant qu’elles sont objets de connaissance ; et, de même, les organes des sens, qui sont aussi externes dans leur correspondance avec les éléments, sont chaittikaचैत्तिक dans leur connexion avec la pensée ; 2o la division de la connaissance distinctive (vijnâna-skandhaविज्ञान स्कन्ध), identifiée à la pensée même (chittaचित्त) conçue comme conscience individuelle, et, par suite, à « soi-même » (âtmanआत्मन्) dans le sens restreint que nous avons indiqué, tandis que les quatre autres divisions comprennent tout ce qui procède de cette même pensée (chaittaचैत्त ou chaittikaचैत्तिक) et est regardé, pour cette raison, comme « appartenant à soi-même » (adhyâtmikaअध्यात्मिक) ; cependant, cette dernière désignation, prise dans son sens le plus large, renferme l’ensemble des cinq skandhasस्कन्ध ; 3o la division des impressions conscientes (vêdanâ-skandhaवेदना स्कन्ध), comprenant le plaisir et la douleur, ou leur absence, et les autres sentiments analogues qui sont produits par la perception ou la conception d’un objet quelconque, soit externe, soit interne ; 4o la division des jugements (sanjnâ-skandhaसंज्ञा स्कन्ध), désignant la connaissance qui naît des noms ou mots, ainsi que des symboles ou signes idéographiques, connaissance qui implique d’ailleurs l’existence d’un rapport véritable entre le signe et la chose ou l’idée signifiée(6) ; 5o la division des opérations actives (samskâra-skandhaसंस्कार स्कन्ध), qui renferme les affections telles que le désir et l’aversion, et toutes les modifications qui sont produites sous leur impulsion, c’est-à-dire toutes celles dont la cause déterminante réside proprement dans l’activité individuelle.
Quant à la réunion de ces cinq branches (skandhasस्कन्ध) qui concourent à la formation de l’individualité, les Bouddhistes attribuent comme point de départ à l’existence individuelle l’ignorance (avidyâअविद्या), c’est-à-dire l’erreur qui fait supposer permanent ce qui n’est que transitoire. De là vient l’activité réfléchie ou la passion (samskâraसंस्कार), qui comprend le désir (kâmaकाम), l’illusion (mâyâमाया) et tout ce qui en résulte, et qui, dans l’être embryonnaire, encore en puissance, fait naître la connaissance distinctive (vijnânaविज्ञान), d’abord pure possibilité, mais dont le développement produit immédiatement, dès son commencement, la conscience du « moi » (ahankâraअहङ्कार). C’est celle-ci qui, s’unissant aux divers éléments, tant psychiques que corporels, fournis par les parents, donne à l’être individuel en voie de constitution son nom (nâmaनाम) et sa forme (rûpaरूप), c’est-à-dire l’« essence » et la « substance » de son individualité, ces deux termes étant pris ici dans un sens relatif, puisqu’ils s’appliquent à un être particulier : ils expriment alors respectivement la participation de cet être à chacun des deux principes universels auxquels nous avons donné précédemment les mêmes dénominations, et dont procède effectivement tout ce qui est manifesté. On peut dire aussi que le nom correspond à l’état subtil, et la forme à l’état grossier(7) ; cette dernière doit être entendue alors dans un sens restreint (celui de sthûla-sharîraस्थूल शरीर), puisque, au sens général, l’état subtil, tout aussi bien que l’état grossier, fait partie de la manifestation formelle. Cette considération du nom et de la forme (généralement réunis en nâmarûpaनामरूप) comme les éléments caractéristiques de l’individualité, ou comme constitutifs de la « nature individuelle », n’appartient point en propre au Bouddhisme ; celui-ci l’a empruntée, comme beaucoup d’autres choses, à la doctrine orthodoxe, et, dans divers passages des Upanishadsउपनिषद्, il est question, soit du développement des noms et des formes(8), soit de leur évanouissement pour l’être qui est affranchi des conditions de l’existence individuelle(9). Nous aurons dans la suite à revenir sur cette dernière question ; mais reprenons l’exposé de la théorie bouddhique au point où nous l’avons laissé, c’est-à-dire après la détermination du nom et de la forme. Des divers principes qui ont été envisagés jusque-là résultent ensuite six facultés, qui consistent dans la conscience de la connaissance distinctive principielle, des quatre éléments dans leurs rapports avec l’individualité, donc comme principes des qualités sensibles (âlambanasआलम्बन), et enfin de l’ensemble du nom et de la forme, c’est-à-dire de l’individualité elle-même ; à ces six facultés correspondent, dans le corps, six organes qui en sont les sièges respectifs (shad-âyatanaषड् आयतन). L’opération de ces facultés, en union avec le nom et la forme, a pour résultat l’expérience (स्पर्शस्पर्श, littéralement le toucher, c’est-à-dire, par extension, le contact des sens avec leurs objets), par laquelle se produit l’impression consciente (vêdanâवेदना). Celle-ci, à son tour, engendre la soif (trishnâतृष्णा), c’est-à-dire l’aspiration de l’individu à rechercher les impressions agréables et à éviter les impressions désagréables, et c’est cette aspiration qui provoque l’effort (upâdânaउपादान), élément initial de toute l’activité individuelle(10). C’est là le point de départ de l’existence actuelle (bhavaभव) de l’être, considérée comme commençant à la naissance (jâtiजाति) de l’individu, tandis que tout ce qui précède peut être rapporté aux différentes phases de son développement embryonnaire ; et c’est à partir de la naissance seulement que l’individu est regardé comme proprement « spécifié », c’est-à-dire comme appartenant à une espèce définie d’êtres vivants : c’est pourquoi le mot skandhasjâti est employé aussi pour désigner l’espèce ou la nature spécifique, distinguée de la nature individuelle qui est constituée par le nom et la forme. Il faut ajouter, d’ailleurs, que la naissance, au sens dont il s’agit, ne doit pas s’entendre uniquement comme étant la naissance corporelle, mais consiste plus précisément dans l’agrégation même des cinq branches (skandhasस्कन्ध), comprenant tout l’ensemble des potentialités qui passeront en acte dans le cours de l’existence individuelle. Par suite, cette existence implique dès l’origine l’état particulier de l’individu, la condition spéciale qui lui est propre, qui le fait être ce qu’il est, à la fois en tant qu’il appartient à telle espèce et en tant qu’il est tel individu de cette espèce, et qui le distingue ainsi de tous les autres individus, dont chacun possède également, de la même façon, sa propre condition spéciale. Comme nous venons de l’indiquer, les cinq branches, dans leur ensemble, comprennent toutes les modalités de l’individu, envisagé dans son extension intégrale ; lorsqu’elles sont arrivées à leur complet développement (complet du moins pour un individu déterminé, et en tenant compte de sa condition spéciale, qui comporte telles possibilités à l’exclusion de toutes les autres), leur maturité amène la vieillesse (jarâजरा), qui se termine par leur séparation. Celle-ci est à proprement parler la mort (maranaमरण), c’est-à-dire la désagrégation ou la dissolution de l’individualité actuelle, dissolution à la suite de laquelle l’être passe dans un autre état, pour parcourir, sous des conditions différentes, un nouveau cycle d’existence. Tous les termes qui viennent d’être considérés successivement constituent un enchaînement de causes ou plutôt de conditions (nidânasनिदान), dont chacune est déterminée par les précédentes et détermine à son tour les suivantes, d’où le nom de théorie de la « production conditionnée » (pratîtya samutpâdaप्रतीत्य समुत्पाद) ; et l’on remarquera que ces termes se réfèrent exclusivement au domaine de l’existence individuelle.
Tel est donc l’enseignement bouddhique sur cette question, et l’on peut constater qu’il n’est point métaphysique, dès lors qu’il se limite à l’individualité, mais que, comme nous le disions plus haut, il se rapproche quelque peu du point de vue philosophique à certains égards, bien qu’il en soit encore, malgré tout, beaucoup plus éloigné que ne le croient d’ordinaire ses interprètes occidentaux. Maintenant, selon le Vêdântaवेदान्त(11), l’agrégat individuel, tel qu’il vient d’être défini, ne peut exister de cette façon, c’est-à-dire en tant qu’il est rapporté à deux sources, l’une externe et l’autre interne(12), supposées essentiellement différentes, car cela revient à admettre une dualité fondamentale dans les choses. D’autre part, l’existence même de cet agrégat dépend entièrement des modifications contingentes de l’individu, car il ne peut consister en rien d’autre que l’enchaînement même de ces modifications (appelé par les Bouddhistes « enchaînement des douze conditions », en raison de la conception que nous venons d’exposer)(13), à moins que l’on n’admette un être permanent dont cet agrégat lui-même ne constitue qu’un état contingent et accidentel, ce qui est précisément contraire à la théorie bouddhiste suivant laquelle le « Soi » (ou plus exactement la pensée en tant qu’elle est « soi-même », âtmanआत्मन्) n’aurait aucune existence réelle et propre indépendamment de cet agrégat et de sa subsistance. En outre, les modifications de l’individu étant regardées comme momentanées (kshanikaक्षणिक), il ne peut pas y avoir, dans leur succession, une relation réelle de cause à effet, car l’une a cessé d’être avant que l’existence de l’autre ait commencé. Il faut remarquer que, chez les Grecs, certains philosophes sceptiques, comme Énésidème et Sextus Empiricus, qui ont aussi formulé un argument de ce genre, l’ont fait avec une intention toute différente, puisqu’ils ont prétendu s’en servir pour nier la causalité, et cela sans doute parce qu’ils ne concevaient pas que celle-ci pût exister autrement qu’en mode successif, pas plus que ne le conçoivent la plupart des Occidentaux modernes(14) ; ce que cet argument prouve en réalité, c’est précisément que le rapport causal n’est pas et ne peut pas être un rapport de succession ; et il serait d’ailleurs tout à fait insuffisant, pour écarter cette objection, de vouloir substituer à la notion de « cause » (hêtuहेतु) celle de « condition » (nidânaनिदान)(15). On pourrait trouver ici, bien que ces considérations sur la causalité soient susceptibles d’une application beaucoup plus étendue, un certain rapprochement à faire avec les arguments de Zénon d’Élée, d’autant plus que ceux-ci, dans la pensée de leur auteur, semblent bien avoir été destinés à prouver, non pas l’impossibilité véritable du mouvement, ou plus généralement du changement, mais seulement son incompatibilité avec la supposition, admise notamment par les atomistes (et il ne faut pas oublier que les Bouddhistes sont aussi des atomistes), d’une multiplicité absolument réelle et irréductible existant dans la nature des choses ; c’est donc, au fond, contre cette multiplicité même qu’ils devaient être dirigés originairement, quelles que soient les interprétations qui ont pu en être données par la suite. La possibilité du changement, si paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, est logiquement incompatible avec la théorie de l’« écoulement de toutes choses » (panta reiπάντα ῥεῖ), analogue à la « dissolubilité totale » des Bouddhistes, tant que cette dissolubilité n’est pas conciliée avec la « stabilité de toutes choses » (panta meneiπάντα μένει) dans la « permanente actualité » de l’Univers envisagé principiellement ; en d’autres termes, le changement ne peut se suffire à lui-même, et, s’il n’a pas un principe qui lui soit supérieur, son existence même est contradictoire. La solution est fournie par une théorie comme celle du « moteur immobile » d’Aristote, qui apparaît comme une réfutation anticipée de l’« évolutionnisme » des Occidentaux modernes, aussi bien que comme une réponse directe à ces sarva-vainâshikasसर्व वैनाशिक que la Grèce connut au moins autant que l’Inde : il ne s’agit pas, pour combattre ceux qui mettent ainsi toute réalité dans le « devenir », de nier purement et simplement l’existence de celui-ci, mais seulement de le ramener à son niveau d’existence relative et contingente, c’est-à-dire au rang dépendant et subordonné qui convient à ce qui n’a pas en soi-même sa raison suffisante. On ne peut donc admettre l’écoulement des choses (qui ne doit d’ailleurs en aucune façon, si ce n’est par pur symbolisme, être assimilé à cette modalité très particulière de changement qu’est le mouvement corporel) qu’à titre de point de vue spécial, et uniquement en ce qui concerne le domaine de la manifestation, et même de la manifestation formelle ; c’est alors ce que la tradition métaphysique extrême-orientale appelle le « courant des formes ». Mais revenons à la véritable conception de la causalité, telle qu’elle est enseignée par le Vêdântaवेदान्त : il faut que l’effet préexiste dans la cause, quoique « non-développé », car aucune production ne peut être autre chose qu’un développement de possibilités impliquées dans la nature même de l’agent producteur ; il faut aussi que la cause existe actuellement au moment même de la production de l’effet, sans quoi elle ne pourrait évidemment le produire ; et enfin cette production n’affecte en rien la cause, dont la nature ne se trouve altérée ou changée par là en quoi que ce soit, ce qui passe dans l’effet n’étant point une partie de cette nature, mais seulement la manifestation extérieure de quelque chose qui, en soi, demeure rigoureusement tel qu’il était. La relation de causalité est donc essentiellement irréversible, et elle est une relation de simultanéité, non de succession ; et l’on peut d’autant moins, en particulier, la regarder comme une relation de succession temporelle, qu’elle s’étend aussi à des modes d’existence qui ne sont pas soumis au temps, et auxquels la considération d’une telle succession ne saurait aucunement être applicable. D’ailleurs, si les modifications de l’individu ne sont pas conçues comme simultanées (coexistant en principe dans ce que nous pouvons appeler le « non-temps ») aussi bien que comme successives (se déterminant les unes les autres suivant un certain enchaînement, purement logique du reste, et non chronologique, puisque le temps ne représente qu’une modalité spéciale de succession), elles ne sont proprement qu’une « non-entité », car ce qui est ne peut pas ne pas être, sous quelque condition que ce soit ; et cette « non-entité » ne peut être cause de rien. « L’entité ne peut pas être un effet de la non-entité : si l’une pouvait procéder de l’autre (par une relation causale), alors un effet pourrait être produit pour un être étranger (à tout rapport avec cet effet) sans aucune activité (causale) de la part de cet être(16). Ainsi, un laboureur pourrait récolter du riz sans ensemencer ni cultiver son champ ; un potier aurait un vase sans mouler de l’argile ; un tisserand aurait une étoffe sans en ourdir la trame ; aucun être n’aurait besoin d’appliquer ses efforts à l’obtention (au sens de « réalisation ») de la Béatitude Suprême et de l’Éternelle Délivrance »(17).