CHAPITRE PREMIER
Le Roi du Monde(*)

Dans un article où il était question de notre dernier livre, Orient et Occident, en même temps que celui de M. Ferdinand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux(1), nous avons eu la surprise de voir opposer celui-ci à celui-là. « M. Ossendowski, y disait-on, paraît, en somme, n’avoir rencontré nulle part cet esprit de suprême sagesse de l’Orient, auquel on voudrait bien nous faire croire », de sorte que son ouvrage répondrait au nôtre, d’ailleurs « sans l’avoir cherché »(2). Là-dessus, nous pourrions nous contenter de faire remarquer que M. Ossendowski n’a vu de l’Orient qu’une région assez restreinte, et qui n’est point de celles auxquelles nous nous référons plus particulièrement : nous n’avons point parlé de la Mongolie, en effet, mais de l’Inde, de la Chine, et aussi du monde musulman, qui n’est guère mieux connu des Occidentaux. Nous pourrions également insister sur le caractère entièrement différent des deux ouvrages : dans le nôtre, il n’est question que d’idées et de doctrines, choses qui sont assez étrangères et peut-être même indifférentes à M. Ossendowski, et pour lesquelles, en tout cas, il ne revendique nulle compétence ; la politique l’intéresse certainement bien davantage, et, d’ailleurs, il semble n’avoir eu d’autre prétention que de donner un simple récit de son voyage mouvementé à travers l’Asie centrale, de rapporter ce qu’il y a vu et entendu, sans chercher à en tirer aucune conclusion définie. Mais, malgré tout cela, nous trouvons, pour notre part, que bien des choses que dit M. Ossendowski, parfois sans en saisir toute la portée, loin de pouvoir nous être opposées, ne font au contraire que confirmer ce que nous disons nous-même. Il faut donc croire que l’auteur de l’article auquel nous faisions allusion ne sait guère ce que c’est que la sagesse orientale ; et il est fort possible que, en dépit de toutes les précautions prises par nous pour éviter les malentendus, il se soit imaginé que nous voulions parler de quelque chose de plus ou moins comparable à la philosophie occidentale, ce qu’on ne trouve en effet nulle part en Orient.

Du reste, si nous prenions au sérieux l’objection de notre critique, nous aurions encore un moyen beaucoup plus simple de l’écarter. Dans ces conditions, en effet, il ne serait que logique de notre part de nous joindre avec empressement à ceux qui, en ce moment, dirigent de violentes attaques contre M. Ossendowski, le traitant d’imposteur et déniant par conséquent à son livre toute valeur documentaire. Or, nous n’en ferons rien, et, après avoir examiné très impartialement les arguments de MM. Sven Hedin et George Montandon(3), nous devons dire que nous n’y avons rien trouvé de décisif, et que même ils nous paraissent assez insignifiants ; au fond, nous ne voyons dans toute cette querelle qu’une simple affaire politique, qui nous laisse parfaitement indifférent. Les adversaires de M. Ossendowski auraient d’ailleurs pu agir plus habilement s’ils avaient été moins ignorants de certaines choses, et si, au lieu de s’arrêter à de misérables discussions sur des distances et sur le temps nécessaire pour les parcourir, ils avaient soulevé certaine accusation de plagiat qui aurait eu quelque apparence de vérité, encore que, jusqu’à preuve du contraire, nous ne la croyions pas justifiée non plus ; c’est sur ce point que nous nous proposons d’apporter ici quelques explications.

*
*  *

Il existe un ouvrage posthume de Saint-Yves d’Alveydre, intitulé La Mission de l’Inde, qui fut publié en 1910, et qui contient la description d’un centre initiatique mystérieux désigné sous le nom d’Agarttha. Saint-Yves avait eu sans doute de bonnes raisons pour ne pas faire paraître ce livre, écrit depuis plus de trente ans, et qui n’était vraiment pas mis au point ; on peut même, à certains égards, considérer sa publication comme un mauvais service rendu à la mémoire de l’auteur par ceux qui se disaient ses « amis ». En effet, beaucoup de lecteurs durent supposer que ce n’était qu’un récit purement imaginaire, une sorte de fiction ne reposant sur rien de réel ; et, à vrai dire, il y a là-dedans, si l’on veut y prendre tout à la lettre, des invraisemblances qui pourraient, au moins pour qui s’en tient aux apparences extérieures, justifier une telle appréciation. Or il se trouve que l’ouvrage de M. Ossendowski contient, surtout dans sa dernière partie, des récits presque identiques à ceux de Saint-Yves ; mais cette partie ne paraît pas avoir attiré particulièrement l’attention générale, bien qu’elle soit peut-être, dans tout le livre, ce qui est le plus digne d’intérêt.

En constatant la concordance des deux auteurs, nous prévoyions que des esprits sceptiques ou malveillants ne manqueraient pas de poser cette question : M. Ossendowski n’aurait-il pas plagié Saint-Yves ? Jusqu’ici, pourtant, elle n’a été formulée, à notre connaissance, que dans un organe occultiste(4), où l’on s’est d’ailleurs borné à émettre à cet égard un simple doute basé sur le fait « qu’on retrouve dans le volume en question des phrases presque textuelles de la Mission de l’Inde ». Cela est vrai, et il serait facile de relever, dans les deux ouvrages, un assez grand nombre de passages qui présentent, jusque dans les détails, une similitude quelque peu étonnante. Il y a d’abord ce qui pouvait paraître le plus invraisemblable chez Saint-Yves lui-même, nous voulons dire l’affirmation de l’existence d’un monde souterrain étendant ses ramifications partout, sous les continents et même sous les océans, et par lequel s’établissent d’invisibles communications entre toutes les régions de la terre ; M. Ossendowski, du reste, ne prend pas cette affirmation à son compte, il déclare même qu’il ne sait qu’en penser, mais il l’attribue à divers personnages qu’il a rencontrés au cours de son voyage. Il y a aussi, sur des points plus particuliers, le passage où le « Roi du Monde » est représenté devant le tombeau de son prédécesseur, celui où il est question de l’origine des Bohémiens, qui auraient vécu jadis dans l’Agarttha, et bien d’autres encore. Saint-Yves dit qu’il est des moments, pendant la célébration souterraine des « Mystères cosmiques », où les voyageurs qui se trouvent dans le désert s’arrêtent, où les animaux eux-mêmes demeurent silencieux ; M. Ossendowski assure qu’il a assisté lui-même à un de ces moments de recueillement général. Il y a surtout, comme coïncidence étrange, l’histoire d’une île, aujourd’hui disparue, où vivaient des hommes et des animaux extraordinaires : là, Saint-Yves cite le résumé du périple d’Iambule par Diodore de Sicile, tandis que M. Ossendowski parle du voyage d’un ancien bouddhiste du Népal, et cependant leurs descriptions sont fort peu différentes ; si vraiment il existe de cette histoire deux versions provenant de sources aussi éloignées l’une de l’autre, il pourrait être intéressant de les retrouver et de les comparer avec soin.

On peut évidemment discuter sur la portée qu’il convient d’attribuer à tous ces rapprochements ; mais nous ne pensons pas qu’ils soient suffisants pour permettre une conclusion défavorable à M. Ossendowski. En tout cas, celui-ci nous a affirmé à nous-même qu’il n’avait jamais lu Saint-Yves, dont le nom même lui était inconnu avant la publication de la traduction française de son livre ; et nous n’avons, quant à nous, aucune raison de mettre en doute sa sincérité. Du reste, s’il avait copié en partie la Mission de l’Inde, nous ne voyons pas trop pourquoi il aurait changé la forme de certains mots, écrivant par exemple Agharti au lieu d’Agarttha (ce qui s’explique au contraire très bien s’il a eu de source mongole les informations que Saint-Yves avait obtenues de source hindoue), ni pourquoi il aurait employé, pour désigner le chef de la hiérarchie initiatique, le titre de « Roi du Monde », qui ne figure nulle part chez Saint-Yves. Il y a aussi un bon nombre de détails qui diffèrent, et, quant aux phrases qui sont presque identiques, elles ne peuvent guère étonner ceux qui savent que certains récits, en Orient, se transmettent sans altération pendant des siècles et se retrouvent dans les mêmes termes en des contrées fort éloignées les unes des autres.

Nous ajouterons encore ceci : même si l’on admettait certains emprunts, il n’en resterait pas moins que M. Ossendowski dit parfois des choses qui n’ont pas leur équivalent dans la Mission de l’Inde, et qui sont de celles qu’il n’a certainement pas pu inventer de toutes pièces ; telle est, par exemple, l’histoire d’une « pierre noire » envoyée jadis par le « Roi du Monde » au Dalaï-Lama, puis transportée à Ourga, en Mongolie, et qui disparut il y a environ cent ans ; telle est aussi l’assertion d’après laquelle le Bogdo-Khan ou « Bouddha vivant » conserve, avec l’anneau de Gengis-Khan, une plaque de cuivre portant le sceau du « Roi du Monde » ; et il y en a beaucoup d’autres. À notre avis, il faut que M. Ossendowski ait réellement entendu parler de ces choses pendant son séjour en Orient, ou qu’il les ait écrites sous l’influence, non pas d’une « hallucination » (on a prononcé ce mot à son sujet), mais d’une suggestion des plus extraordinaires ; cette seconde explication, d’ailleurs, serait assurément moins simple que la première, et, tant qu’il ne sera pas établi que M. Ossendowski n’a jamais été en Asie (ses adversaires ne vont pas encore jusqu’à prétendre cela), nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire d’y recourir.

*
*  *

Maintenant, quelle que puisse être la provenance exacte des récits de M. Ossendowski, que faut-il penser de ce que celui-ci appelle le « mystère des mystères » ? Ces choses sont de celles dont il est difficile de faire comprendre l’importance à nos contemporains, toujours prêts à les traiter purement et simplement de « légendes », sans prendre la peine de les examiner plus au fond ; et pourtant, pour se rendre compte qu’il y a là quelque chose de vrai, il suffirait de remarquer que partout, dans les traditions de tous les peuples, on retrouve cette même affirmation de l’existence d’un centre spirituel caché aux regards profanes. La difficulté est de reconnaître ce qui, dans ces traditions, doit être entendu littéralement, et de faire la part de ce qui, au contraire, présente une signification toute symbolique ; c’est ce que n’ont fait ni Saint-Yves ni M. Ossendowski ; et, du reste, ce dernier en était sûrement incapable ; c’est pourquoi certaines parties de leurs récits ont une apparence de fantasmagorie.

Sans vouloir ici nous étendre outre mesure sur cette question(5), nous dirons que le titre de « Roi du Monde », pris dans son acception la plus élevée, la plus complète et en même temps la plus rigoureuse, s’applique proprement à Manu, le Législateur primordial et universel, dont le nom se retrouve, sous des formes diverses, chez un grand nombre de peuples anciens. Ce nom, d’ailleurs, désigne en réalité un principe, et non un personnage historique ; mais ce principe peut être manifesté par un centre spirituel établi dans le monde terrestre, par une organisation chargée de conserver intégralement le dépôt de la tradition sacrée ; et le chef d’une telle organisation, représentant en quelque sorte Manu lui-même, pourra légitimement en porter le titre et les attributs. Tel est bien le cas pour l’Agarttha, si ce centre a recueilli, comme l’indique Saint-Yves, l’héritage de l’antique « dynastie solaire » qui résidait jadis à Ayodhyâ, et qui faisait remonter son origine à Vaivaswata, le Manu du cycle actuel.

Saint-Yves, comme nous l’avons déjà indiqué, n’envisage pourtant pas le chef suprême de l’Agarttha comme « Roi du Monde » ; il le présente comme « Souverain Pontife », et, en outre, il le place à la tête d’une « Église brâhmanique », désignation qui procède d’une conception un peu trop occidentalisée, car, en fait, elle n’a jamais été employée dans l’Inde que par la secte hétérodoxe et toute moderne du Brahma-Samâj, née sous des influences européennes, et qui n’eut qu’une existence assez éphémère(6). Cette réserve à part, ce que dit Saint-Yves complète, à cet égard, ce que dit de son côté M. Ossendowski ; il semble que chacun d’eux n’ait vu que l’aspect qui semblait répondre le plus directement à ses tendances et à ses préoccupations dominantes, car, à la vérité, il s’agit ici d’un double pouvoir, à la fois sacerdotal et royal.

L’Agarttha, dit-on, ne fut pas toujours souterraine, et elle ne le demeurera pas toujours ; il viendra un temps où, suivant les paroles rapportées par M. Ossendowski, « les peuples d’Agharti sortiront de leurs cavernes et apparaîtront sur la surface de la terre »(7). Avant sa disparition du monde visible, ce centre portait un autre nom, car celui d’Agarttha, qui signifie « insaisissable » ou « inaccessible », ne lui aurait pas convenu alors ; M. Ossendowski précise qu’il est devenu souterrain « il y a plus de six mille ans », et il se trouve que cette date correspond, avec une approximation très suffisante, au début de la période que les Hindous appellent Kali-Yuga ou « âge noir », et qui est identique à l’« âge de fer » des anciens Occidentaux ; sa réapparition doit coïncider avec la fin de la même période. Ici, le symbolisme n’est pas bien difficile à pénétrer : le Kali-Yuga est, au point de vue spirituel, une époque d’obscurcissements et de confusion ; dans toutes les traditions, il est fait allusion à quelque chose qui, à un certain moment, aurait été perdu ou plutôt caché ; et nous mentionnerons seulement la « queste du Graal » pour faire comprendre ce que nous voulons dire par un exemple pris entre bien d’autres, mais que nous choisissons à dessein dans le monde occidental.

Il est encore un autre point qui est très digne de remarque : c’est que, partout où il est question de certains centres mystérieux et difficilement accessibles, leur constitution est décrite d’une façon presque identique ; c’est ainsi qu’on a indiqué à M. Ossendowski une ressemblance entre la capitale d’Agharti et la résidence du Dalaï-Lama à Lhassa. Il ne faudrait pas conclure de là que toutes ces descriptions se rapportent à un même centre, mais plutôt que, s’il y a des centres différents qui sont ainsi établis sur le même modèle, pour ainsi dire, c’est qu’ils ne sont tous que des images d’un prototype unique, des émanations d’un centre suprême, qui est celui où réside le « Roi du Monde », et que, pour la période actuelle tout au moins, toutes les indications qu’il est possible de recueillir de sources fort diverses s’accordent à situer du côté de l’Orient. Si l’on nous demandait comment on doit entendre la localisation de ce centre dans une région déterminée, nous répondrions simplement que, pour nous, les faits historiques et géographiques eux-mêmes ont, comme tous les autres, une valeur symbolique, qui, sans rien leur enlever de leur réalité propre, leur confère une signification supérieure, un peu de la même façon que certains textes sacrés s’interprètent suivant une pluralité de sens, qui, loin de s’opposer ou de se détruire, se complètent et s’harmonisent au contraire dans la connaissance synthétique qui est le propre des doctrines vraiment traditionnelles.

Ce sont là des questions qui, comme on peut le voir par ce très rapide aperçu, nous entraînent bien loin des polémiques actuelles, et dont la portée dépasse singulièrement l’individualité de M. Ossendowski. Si le livre de celui-ci peut contribuer à éveiller sur ces choses l’attention de ceux qui sont capables de réfléchir, il n’aura certainement pas été inutile, encore que cette utilité ne soit sans doute pas celle à laquelle avait songé son auteur lui-même, dont l’aptitude à approfondir les « mystères » nous paraît assez limitée. Quant à ceux qui seraient troublés par les dernières lignes de M. Ossendowski, et qui seraient tentés de se laisser aller à certaines craintes chimériques, nous leur dirons seulement que le « Roi du Monde » a pour attributs essentiels la Justice et la Paix.