CHAPITRE PREMIER
Autorité spirituelle et pouvoir temporel(*)(1)

À des époques fort diverses de l’histoire, et même en remontant bien au delà des temps historiques à l’aide des témoignages concordants que nous fournissent les traditions de tous les peuples, nous trouvons les indices d’une fréquente opposition entre les représentants de deux pouvoirs, l’un spirituel et l’autre temporel. Cette opposition, que les anciens Celtes avaient symbolisée par la lutte du sanglier et de l’ours, se rencontre notamment dans l’Inde sous la forme de la rivalité des Brâhmanes et des Kshatriyas ; dans l’Europe du moyen âge, elle apparaît surtout comme la querelle du Sacerdoce et de l’Empire, bien qu’elle ait eu aussi alors d’autres aspects ; et il serait facile de constater qu’elle se poursuit encore de nos jours.

Ce n’est pas qu’on ait contesté, généralement du moins et en dehors de certains cas extrêmes, que ces deux pouvoirs, que nous pouvons appeler le pouvoir sacerdotal et le pouvoir royal, aient l’un et l’autre leur raison d’être et leur domaine propre. En somme, le débat ne porte habituellement que sur la question des rapports hiérarchiques qui doivent exister entre eux ; c’est une lutte pour la suprématie, et cette lutte se produit invariablement de la même façon : nous voyons les guerriers, après avoir été tout d’abord soumis à l’autorité spirituelle, se révolter contre elle, se déclarer indépendants de toute puissance supérieure, ou même chercher à se subordonner cette autorité dont ils avaient pourtant, à l’origine, reconnu tenir leur pouvoir, et à en faire un instrument au service de leur propre domination. Cela seul peut suffire à montrer qu’il doit y avoir, dans une telle révolte, un renversement des rapports normaux ; mais on le voit encore beaucoup plus clairement en considérant ces rapports comme étant, non pas simplement ceux de deux fonctions sociales plus ou moins nettement définies et dont chacune peut avoir la tendance assez naturelle à empiéter sur l’autre, mais ceux des deux domaines dans lesquels s’exercent respectivement ces deux fonctions ; ce sont, en effet, les relations de ces domaines qui doivent logiquement déterminer celles des pouvoirs correspondants.

Ramenée ainsi à son principe, la question nous paraît très simple, car elle n’est pas autre chose, au fond, que celle des rapports de la connaissance et de l’action, dont nous avons eu l’occasion de parler dans un de nos précédents ouvrages(2). Nous rappellerons que nous avons alors affirmé, conformément à toutes les doctrines traditionnelles tant occidentales qu’orientales, la supériorité et même la transcendance de la connaissance par rapport à l’action, à l’égard de laquelle elle joue en quelque sorte le rôle du « moteur immobile » d’Aristote. Or l’autorité spirituelle se fonde essentiellement sur la connaissance, car sa fonction propre est la conservation et l’enseignement de la doctrine, tandis que le pouvoir temporel, sous ses diverses formes militaire, judiciaire, administrative, est tout entier engagé dans l’action, donc enfermé dans les mêmes limites que celle-ci. La première possède en elle-même l’immutabilité qui appartient à la véritable connaissance, par laquelle on s’élève au-dessus du monde du « devenir » ; le second, au contraire, est soumis à toutes les vicissitudes du contingent et du transitoire, à moins qu’un principe supérieur ne lui communique, dans la mesure compatible avec sa nature et son caractère, la stabilité qu’il ne peut avoir par ses propres moyens. Ce principe supérieur ne peut être que celui qui est représenté par l’autorité spirituelle ; le pouvoir temporel a donc besoin, pour subsister, d’une consécration qui lui vienne de celle-ci ; c’est cette consécration qui fait sa légitimité, c’est-à-dire sa conformité à l’ordre même des choses, et c’est en cela que consiste proprement le « droit divin » des rois, ou ce que la tradition extrême-orientale appelle le « mandat du Ciel ». Toute action qui ne procède pas de la connaissance manque de principe et n’est plus qu’une vaine agitation ; de même, tout pouvoir temporel qui méconnaît sa subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle est pareillement vain et illusoire ; séparé de son principe, il ne pourra s’exercer que d’une façon désordonnée et ira fatalement à sa perte.

Dans l’organisation sociale de l’Inde, qui n’est qu’une application de la doctrine métaphysique à l’ordre humain, les rapports de la connaissance et de l’action sont représentés par ceux des deux premières castes, la caste sacerdotale, celle des Brâhmanes, et la caste royale et guerrière, celle des Kshatriyas. Il est dit que le Brâhmane est le type des êtres stables, et que le Kshatriya est le type des êtres changeants ; en d’autres termes, dans l’ordre social, qui est d’ailleurs en parfaite correspondance avec l’ordre cosmique, le premier représente l’élément immuable, et le second l’élément mobile. Aux Kshatriyas appartient normalement toute la puissance extérieure, puisque le domaine de l’action, c’est le monde extérieur et sensible ; mais cette puissance n’est rien sans un principe intérieur, purement spirituel, qu’incarne l’autorité des Brâhmanes, et dans lequel elle trouve sa seule garantie valable. En échange de cette garantie, les Kshatriyas doivent, à l’aide de la force dont ils disposent, assurer aux Brâhmanes le moyen d’accomplir en paix, à l’abri du trouble et de l’agitation, leur propre fonction de connaissance et d’enseignement ; c’est ce que le symbolisme hindou représente sous la figure de Skanda, le Seigneur de la guerre, protégeant la méditation de Ganêsha, le Seigneur de la connaissance. Comme on le voit, la place qui est faite aux Kshatriyas, et par conséquent à l’action, tout en étant subordonnée, est fort loin d’être négligeable, puisqu’elle comprend tout ce qu’on peut appeler le pouvoir apparent ; d’ailleurs, ceux qui, sous l’influence des interprétations erronées qui ont cours en Occident, douteraient de cette importance très réelle, quoique relative, accordée à l’action par la doctrine hindoue, n’auraient, pour s’en convaincre, qu’à se reporter à la Bhagavad-Gîtâ, qui est, il ne faut pas l’oublier si l’on veut en bien comprendre le sens, un livre spécialement destiné à l’usage des Kshatriyas. Les Brâhmanes n’ont à exercer qu’une autorité en quelque sorte invisible, qui, comme telle, peut être ignorée du vulgaire, mais qui n’en est pas moins le principe de tout pouvoir visible ; cette autorité est comme le pivot autour duquel tournent toutes choses, l’axe fixe autour duquel le monde accomplit sa révolution, le pôle ou le centre immuable qui dirige et règle le mouvement cosmique sans y participer.

Tels sont les rapports normaux de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel ; et, s’ils étaient partout et toujours observés, aucun conflit ne pourrait jamais s’élever entre l’un et l’autre, chacun occupant la place qui doit lui revenir en vertu de la hiérarchie des fonctions et des êtres, hiérarchie strictement conforme à la nature des choses. Malheureusement, en fait, il est loin d’en être toujours ainsi, et ces relations normales ont été trop souvent méconnues et même renversées ; c’est une grave erreur que de considérer simplement le spirituel et le temporel comme deux termes corrélatifs, sans se rendre compte que celui-ci a son principe dans celui-là ; mais il est une autre erreur, encore plus grave, qui consiste à prétendre subordonner le spirituel au temporel, c’est-à-dire la connaissance à l’action, suivant une tendance particulièrement répandue dans l’Occident moderne, où certains vont même encore plus loin dans ce sens, jusqu’à la négation de la valeur propre de la connaissance comme telle, et aussi, par une conséquence logique, car les deux choses sont étroitement solidaires, jusqu’à la négation de toute autorité spirituelle.

Dans l’Inde même, les Kshatriyas, à certaines époques, ne se contentèrent plus d’occuper le second rang dans la hiérarchie des fonctions sociales ; ils se révoltèrent contre l’autorité des Brâhmanes et voulurent s’affranchir de toute dépendance à leur égard. Ici, l’histoire apporte une éclatante confirmation de ce que nous disions plus haut, que le pouvoir temporel se ruine lui-même en méconnaissant sa subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle, parce que, comme tout ce qui appartient au monde du changement, il ne peut se suffire à lui-même, le changement étant inconcevable et contradictoire sans un principe immuable. Toute conception qui nie l’immuable, en mettant l’être tout entier dans le devenir, enferme en elle-même un élément de contradiction ; et les modernes théories évolutionnistes ne sont pas les seuls exemples de cette erreur ; ce cas fut aussi celui du Bouddhisme, et, précisément, le Bouddhisme fut, dans l’Inde, une des principales manifestations de la révolte des Kshatriyas ; on ne peut le comprendre vraiment sans l’envisager sous cet aspect. On peut voir sans peine, par ce que nous avons expliqué, le lien très direct qui existe entre la négation de tout principe immuable et celle de l’autorité spirituelle, entre la réduction de toute réalité au devenir et l’affirmation de la suprématie des Kshatriyas ; et l’on pourrait d’ailleurs constater, d’une façon très générale, que l’apparition de doctrines « naturalistes » ou antimétaphysiques se produit lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle. Mais la révolte dépassa son but : le Bouddhisme n’était pas seulement révolutionnaire, il était véritablement anarchique, puisqu’il allait jusqu’à nier la distinction des castes, base de tout l’ordre social traditionnel ; et cette négation, dirigée tout d’abord contre les Brâhmanes, ne devait pas tarder à se retourner contre ses auteurs, c’est-à-dire contre les Kshatriyas eux-mêmes. Par là, en effet, la porte était ouverte à toutes les usurpations ; aussi les hommes de la caste la plus inférieure, les Shûdras, ne manquèrent-ils pas de s’en prévaloir, et, avec Chandragupta et Ashoka, ils s’appuyèrent sur le Bouddhisme, en raison de cette négation des castes, pour s’emparer du pouvoir qui, jusque là, avait appartenu légitimement aux Kshatriyas, mais dont ceux-ci avaient pour ainsi dire détruit eux-mêmes la légitimité.

On dit parfois que l’histoire se répète, ce qui est faux, car il ne peut y avoir dans l’univers deux êtres ni deux événements qui soient rigoureusement semblables entre eux sous tous les rapports ; mais ce qu’il y a de vrai, c’est qu’on rencontre parfois des situations analogues, qui peuvent, lorsqu’on n’en retient que les points de ressemblance, donner l’illusion d’une telle répétition. Ainsi, malgré de très grandes différences, il y a une analogie incontestable, et qu’on n’a peut-être pas assez remarquée, entre l’organisation sociale de l’Inde et celle du moyen âge occidental : le clergé correspond aux Brâhmanes, la noblesse aux Kshatriyas, le tiers-états aux Vaishyas, les serfs aux Shûdras ; ce n’est qu’une correspondance, non une identité, mais cette correspondance n’en est pas moins fort importante, parce qu’elle peut servir à montrer que toutes les institutions présentant un caractère véritablement traditionnel reposent sur les mêmes fondements naturels et ne diffèrent que par une adaptation nécessaire à des circonstances diverses de temps et de lieu. En Europe, et particulièrement en France, nous trouvons aussi l’analogue de la révolte des Kshatriyas : à partir de Philippe le Bel, qui doit être considéré comme un des premiers auteurs de la déviation caractéristique de l’époque moderne, la royauté travailla presque constamment à se rendre indépendante de l’autorité spirituelle, tout en conservant cependant, par un singulier illogisme, la marque extérieure de sa dépendance originelle, car le sacre des rois n’était pas autre chose. Il y eut même de véritables tentatives d’asservissement du spirituel au temporel, impliquant un renversement complet des rapports hiérarchiques : le gallicanisme tel que Louis XIV a pu le concevoir, c’est l’idée d’une Église « nationale », c’est-à-dire subordonnée à l’État, idée qui, du reste, avait déjà été réalisée dans les pays protestants ; et la constitution même des « nationalités », qui rendait possible ce renversement, n’était elle-même qu’un des résultats de la rupture de l’unité spirituelle de l’ancienne Chrétienté, rupture dont la Réforme est le symptôme le plus apparent, mais dont il faut faire remonter le début jusqu’au xive siècle. Le Protestantisme en Europe, comme le Bouddhisme dans l’Inde, fut plutôt, à cet égard, un aboutissement qu’un point de départ ; et l’on pourrait noter encore que, tout en se plaçant assurément à des points de vue fort différents, ainsi que l’exigeait la différence même des civilisations où ils ont pris naissance, le Protestantisme est par rapport au Catholicisme l’analogue de ce que fut le Bouddhisme par rapport au Brâhmanisme, l’un et l’autre ayant le même caractère négatif et antitraditionnel. On pourrait même, sous certains rapports, poursuivre le parallèle assez loin : le Protestantisme, en réalité, fut surtout l’œuvre des princes et des souverains qui l’utilisèrent à des fins politiques, et sans lesquels il n’aurait sans doute eu qu’une importance fort limitée ; il supprime le clergé, comme le Bouddhisme rejetait l’autorité des Brâhmanes ; ses tendances individualistes, qui préparaient la voie aux conceptions démocratiques et égalitaires, représentent l’équivalent de la négation des castes ; et il ne serait peut-être pas très difficile de trouver encore d’autres points de comparaison.

Mais ce n’est pas seulement dans les pays protestants que la royauté détruisit son propre « droit divin », c’est-à-dire l’unique fondement réel de sa légitimité, et, en même temps, l’unique garantie de sa stabilité ; nous venons de dire que la royauté française, sans aller jusqu’à une rupture aussi manifeste avec l’autorité spirituelle, avait en somme, par d’autres moyens plus détournés, agi exactement de la même façon. C’est la royauté qui, par là, ouvrit la voie à la Révolution, et celle-ci, en la détruisant, ne fit qu’aller plus loin dans le sens du désordre où elle-même avait commencé à s’engager, de même que, dans l’Inde, les Vaishyas et les Shûdras avaient renversé les Kshatriyas, après que ceux-ci leur avaient donné eux-mêmes l’exemple de la révolte. On pourrait développer ces considérations presque indéfiniment, en cherchant dans l’histoire des faits plus particuliers qui montreraient d’une façon précise cette responsabilité du pouvoir royal à l’origine du désordre moderne, cette première déviation qui devait inévitablement entraîner toutes les autres ; mais nous voulons nous borner aux indications essentielles qui se dégagent de la suite même des événements.

Le pouvoir temporel, avons-nous dit, concerne le monde de l’action et du changement ; or le changement, n’ayant pas en lui-même sa raison suffisante, doit recevoir d’un principe supérieur sa loi, par laquelle seule il s’intègre à l’ordre universel ; si au contraire il se prétend indépendant de tout principe supérieur, il n’est plus que désordre pur et simple. Le désordre est, au fond, la même chose que le déséquilibre, et, dans le domaine humain, il se manifeste par ce qu’on appelle l’injustice ; or la justice est faite, suivant une conception extrême-orientale, de la somme de toutes les injustices, et, dans l’ordre total, tout désordre se compense par un autre désordre ; c’est pourquoi la révolution qui renverse la royauté est à la fois la conséquence logique et le châtiment, c’est-à-dire la compensation, de la révolte antérieure du pouvoir temporel contre l’autorité spirituelle. La loi est niée dès lors qu’on nie le principe même dont elle émane ; mais ses négateurs n’ont pu la supprimer réellement, et elle se retourne contre eux ; c’est ainsi que le désordre doit rentrer finalement dans l’ordre, auquel rien ne saurait s’opposer, si ce n’est en apparence seulement et d’une façon tout illusoire.

Il y a, à l’histoire du Bouddhisme dans l’Inde, une fin que nous n’avons pas encore rappelée : après quelques siècles pendant lesquels elle eut une très grande diffusion, cette doctrine hétérodoxe déclina rapidement, puis fut complètement éliminée de son pays d’origine, et l’Inde redevint entièrement brâhmanique ; quant aux autres contrées où le Bouddhisme s’était répandu, il ne put s’y maintenir qu’en se transformant au point de perdre toute trace de son caractère primitif. Ainsi passe fatalement tout ce qui ne s’appuie que sur le contingent et le transitoire ; ainsi le désordre s’efface et l’ordre se rétablit, car, même si le désordre semble parfois triompher, ce triomphe ne saurait être que passager. Sans doute en sera-t-il ainsi, tôt ou tard, dans le monde occidental, où le désordre est actuellement porté à l’extrême et s’est étendu à tous les domaines ; la aussi, il convient d’attendre la fin. Quand on se place au point de vue des réalités spirituelles, d’ailleurs, on peut attendre sans trouble et aussi longtemps qu’il le faut, car c’est là le domaine de l’immuable et de l’éternel ; et c’est pourquoi, dans tous les conflits qui mettent le pouvoir temporel aux prises avec l’autorité spirituelle, on peut être assuré que, quelles que soient les apparences, c’est toujours celle-ci qui aura le dernier mot.