CHAPITRE PREMIER
Du prétendu « empirisme » des anciens(*)

Nous avons déjà, en maintes occasions, expliqué la différence fondamentale existant dans la nature des sciences chez les anciens et chez les modernes, différence qui est celle des sciences traditionnelles et des sciences profanes ; mais c’est là une question sur laquelle tant d’erreurs sont répandues qu’on ne saurait y revenir avec trop d’insistance. C’est ainsi que nous voyons souvent affirmer, comme une chose qui ne saurait faire aucun doute, que la science des anciens était purement « empirique », ce qui, au fond, revient à dire qu’elle n’était pas même une science à proprement parler, mais seulement une sorte de connaissance toute pratique et utilitaire. Or il est facile de constater que, tout au contraire, les préoccupations de cet ordre n’ont jamais tenu tant de place que chez les modernes, et aussi, sans même remonter plus loin que l’antiquité dite « classique », que tout ce qui relevait de l’expérimentation était considéré par les anciens comme ne pouvant constituer qu’une connaissance d’un degré très inférieur. Nous ne voyons pas très bien comment tout cela peut se concilier avec la précédente affirmation ; et, par une singulière inconséquence, ceux mêmes qui formulent celle-ci ne manquent presque jamais, par ailleurs, de reprocher aux anciens leur dédain de l’expérience !

La source de l’erreur dont il s’agit, comme d’une multitude d’autres, c’est la conception « évolutionniste » ou « progressiste » : on veut, en vertu de celle-ci, que toute connaissance ait commencé par être à un état rudimentaire, à partir duquel elle se serait développée et élevée peu à peu ; on postule une sorte de grossière simplicité primitive, qui, bien entendu, ne peut être l’objet d’aucune constatation ; et l’on prétend tout faire partir d’en bas, comme s’il n’était pas contradictoire d’admettre que le supérieur puisse sortir de l’inférieur. Une telle conception n’est pas simplement une erreur quelconque, mais constitue proprement une « contre-vérité » ; nous voulons dire par là qu’elle va exactement au rebours de la vérité, par un étrange renversement qui est bien caractéristique de l’esprit moderne. La vérité, c’est qu’il y a eu au contraire, depuis les origines, une sorte de dégradation ou de « descente » continuelle, allant de la spiritualité vers la matérialité, c’est-à-dire du supérieur vers l’inférieur, et se manifestant dans tous les domaines de l’activité humaine, et que de là sont nées, à des époques assez récentes, les sciences profanes, séparées de tout principe transcendant, et justifiées uniquement par les applications pratiques auxquelles elles donnent lieu, car c’est là, en somme, tout ce qui intéresse l’homme moderne, qui ne se soucie guère de connaissance pure, et qui, en parlant des anciens comme nous le disions tout à l’heure, ne fait que leur attribuer ses propres tendances(1), parce qu’il ne conçoit même pas qu’ils aient pu en avoir de toutes différentes, pas plus qu’il ne conçoit qu’il puisse exister des sciences tout autres, par leur objet et par leur méthode, que celles qu’il cultive lui-même de façon exclusive.

Cette même erreur implique aussi l’« empirisme » entendu au sens où ce mot désigne une théorie philosophique, c’est-à-dire l’idée, très moderne aussi, que toute connaissance dérive entièrement de l’expérience, et plus précisément de l’expérience sensible ; ce n’est d’ailleurs là, en réalité, qu’une des formes de l’affirmation que tout vient d’en bas. Il est clair que, en dehors de cette idée préconçue, il n’y a aucune raison de supposer que le premier état de toute connaissance a dû être un état « empirique » ; ce rapprochement entre les deux sens du même mot n’a certes rien de fortuit, et nous pourrions dire que c’est l’« empirisme » philosophique des modernes qui les porte à attribuer aux anciens un « empirisme » de fait. Or nous devons avouer que nous n’avons jamais pu arriver à comprendre même la possibilité d’une telle conception, tellement elle nous paraît aller à l’encontre de toute évidence : qu’il y ait des connaissances qui ne viennent point des sens, c’est là, purement et simplement, une question de fait ; mais les modernes, qui prétendent ne s’appuyer que sur les faits, les méconnaissent ou les nient volontiers quand ils ne s’accordent pas avec leurs théories. En somme, l’existence de cette conception « empiriste » prouve simplement, chez ceux qui l’ont émise et chez ceux qui l’acceptent, la disparition complète de certaines facultés d’ordre supra-sensible, à commencer, cela va de soi, par la pure intuition intellectuelle(2).

Les sciences telles que les comprennent les modernes, c’est-à-dire les sciences profanes, ne supposent effectivement, d’une façon générale, rien de plus ni d’autre qu’une élaboration rationnelle de données sensibles ; ce sont donc elles qui sont véritablement « empiriques » quant à leur point de départ ; et l’on pourrait dire que les modernes confondent indûment ce point de départ de leurs sciences avec l’origine de toute science. Encore y a-t-il parfois, même dans leurs sciences, comme des vestiges amoindris ou altérés de connaissances anciennes, dont la nature réelle leur échappe ; et nous pensons surtout ici aux sciences mathématiques, dont les notions essentielles ne sauraient être tirées de l’expérience sensible ; les efforts de certains philosophes pour expliquer « empiriquement » l’origine de ces notions sont parfois d’un comique irrésistible ! Et, si certains sont tentés de protester quand nous parlons d’amoindrissement ou d’altération, nous leur demanderons de comparer à cet égard, par exemple, la science traditionnelle des nombres à l’arithmétique profane ; ils pourront sans doute assez facilement comprendre par là ce que nous voulons dire.

D’ailleurs, la plupart des sciences profanes ne doivent réellement leur origine qu’à des débris ou, pourrait-on dire, à des résidus de sciences traditionnelles incomprises : nous avons cité ailleurs, comme particulièrement caractéristique, l’exemple de la chimie, issue, non point de l’alchimie véritable, mais de sa dénaturation par les « souffleurs », c’est-à-dire par des profanes qui, ignorant le vrai sens des symboles hermétiques, les prirent dans une acception grossièrement littérale. Nous avons cité aussi le cas de l’astronomie, qui ne représente que la partie matérielle de l’ancienne astrologie, isolée de tout ce qui constituait l’« esprit » de cette science, et qui est irrémédiablement perdu pour les modernes, lesquels s’en vont répétant niaisement que l’astronomie fut découverte, de façon tout « empirique », par des « bergers chaldéens », sans se douter que le nom des Chaldéens était en réalité la désignation d’une caste sacerdotale ! On pourrait multiplier les exemples du même genre, établir une comparaison entre les cosmogonies sacrées et la théorie de la « nébuleuse » et autres hypothèses similaires, ou encore, dans un autre ordre d’idées, montrer la dégénérescence de la médecine à partir de son ancienne dignité d’« art sacerdotal », et ainsi de suite. La conclusion serait toujours la même : des profanes se sont emparés illégitimement de fragments de connaissances dont ils ne pouvaient saisir ni la portée ni la signification, et ils en ont formé des sciences soi-disant indépendantes, qui valent tout juste ce qu’ils valaient eux-mêmes ; la science moderne, qui est sortie de là, n’est donc proprement que la science des ignorants(3).

Les sciences traditionnelles, comme nous l’avons dit bien souvent, sont essentiellement caractérisées par leur rattachement aux principes transcendants, dont elles dépendent strictement à titre d’applications plus ou moins contingentes, et c’est bien là tout le contraire de l’« empirisme » ; mais les principes échappent nécessairement aux profanes, et c’est pourquoi ceux-ci, fussent-ils des savants modernes, ne peuvent jamais être au fond que des « empiriques ». Depuis que, par suite de la dégradation à laquelle nous faisions allusion précédemment, les hommes ne sont plus tous pareillement qualifiés pour toute connaissance, c’est-à-dire tout au moins depuis le début du Kali-Yuga, il y a forcément des profanes ; mais, pour que leur science tronquée et faussée ait pu se faire prendre au sérieux et se donner pour ce qu’elle n’est pas, il a fallu que la vraie connaissance disparaisse, avec les organisations initiatiques qui étaient chargées de la conserver et de la transmettre, et c’est là précisément ce qui est arrivé dans le monde occidental au cours des derniers siècles.

Nous ajouterons encore que, dans la façon dont les modernes envisagent les connaissances des anciens, on voit apparaître nettement cette négation de tout élément « supra-humain » qui fait le fond de l’esprit antitraditionnel, et qui n’est, somme toute, qu’une conséquence directe de l’ignorance profane. Non seulement on réduit tout à des proportions purement humaines, mais, du fait de ce renversement de toutes choses qu’entraîne la conception « évolutionniste », on va jusqu’à mettre de l’« infra-humain » à l’origine ; et le plus grave est que, aux yeux de nos contemporains, ces choses semblent aller de soi : on en est arrivé à les énoncer comme si elles ne pouvaient pas même être contestées, et à présenter comme des « faits » les hypothèses les moins fondées, parce qu’on n’a même plus l’idée qu’il puisse en être autrement ; c’est là le plus grave, disons-nous, parce que c’est ce qui peut faire craindre que, parvenue à un tel point, la déviation de l’esprit moderne ne soit tout à fait irrémédiable.

Ces considérations pourront encore aider à comprendre pourquoi il est absolument vain de chercher à établir un accord ou un rapprochement quelconque entre les connaissances traditionnelles et les connaissances profanes, et pourquoi les premières n’ont pas à demander aux secondes une « confirmation » dont, en elles-mêmes, elles n’ont d’ailleurs nul besoin. Si nous y insistons, c’est que nous savons combien cette façon de voir est répandue aujourd’hui chez ceux qui ont quelque idée des doctrines traditionnelles, mais une idée « extérieure », si l’on peut dire, et insuffisante pour leur permettre d’en pénétrer la nature profonde, ainsi que pour les empêcher d’être illusionnés par le prestige trompeur de la science moderne et de ses applications pratiques. Ceux-là, en mettant ainsi sur le même plan des choses qui ne sont nullement comparables, ne perdent pas seulement leur temps et leurs efforts ; ils risquent encore de s’égarer et d’égarer les autres dans toutes sortes de fausses conceptions ; et les multiples variétés de l’« occultisme » sont là pour montrer que ce danger n’est que trop réel.