CHAPITRE II
La science profane
devant les doctrines traditionnelles(*)

Bien que nous ayons souvent précisé quelle devait être normalement, vis-à-vis de la science profane, l’attitude de quiconque représente ou plus simplement expose une doctrine traditionnelle quelle qu’elle soit, il semble, d’après certaines réflexions dont on nous a fait part de divers côtés en ces derniers temps, que tous ne l’aient pas encore parfaitement compris. Nous devons d’ailleurs reconnaître qu’il y a à cela une excuse : c’est que l’attitude dont il s’agit est difficilement concevable pour ceux qui sont plus ou moins affectés par l’esprit moderne, c’est-à-dire pour l’immense majorité de nos contemporains, du moins dans le monde occidental ; rares sont ceux qui réussissent à se débarrasser entièrement des préjugés qui sont inhérents à cet esprit, et qui leur ont été imposés par l’éducation qu’ils ont reçue et par le milieu même où ils vivent. Or, parmi ces préjugés, un des plus forts est certainement la croyance à la valeur de la science moderne, qui est en réalité la même chose que la science profane ; de là résulte inévitablement, chez beaucoup, une sorte de volonté plus ou moins inconsciente de ne pas admettre que les résultats réels ou supposés de cette science soient quelque chose dont on puisse ne tenir aucun compte.

Nous rappellerons tout d’abord que, dans quelque ordre que ce soit, c’est le point de vue profane lui-même qui est illégitime comme tel ; et ce point de vue consiste essentiellement à envisager les choses sans les rattacher à aucun principe transcendant, et comme si elles étaient indépendantes de tout principe, qu’il ignore purement et simplement, quand il ne va pas jusqu’à le nier d’une façon plus ou moins explicite. Cette définition est également applicable au domaine de l’action et à celui de la connaissance ; dans ce dernier, il est bien évident que tel est le cas de la science moderne tout entière, et, par conséquent, celle-ci n’a aucun droit à être considérée comme une véritable connaissance, puisque, même s’il lui arrive d’énoncer des choses qui soient vraies, la façon dont elle les présente n’en est pas moins illégitime, et elle est en tout cas incapable de donner la raison de leur vérité, qui ne peut résider que dans leur dépendance à l’égard des principes. Il est d’ailleurs bien entendu que, dès lors que nous parlons de connaissance, ceci ne concerne pas les applications pratiques auxquelles cette science peut donner lieu ; ces applications, en effet, sont tout à fait indépendantes de la valeur de la science comme telle, et par conséquent, elles ne nous intéressent pas ici. Du reste, les savants eux-mêmes reconnaissent assez volontiers qu’ils utilisent des forces dont ils ignorent complètement la nature ; cette ignorance est sans doute pour beaucoup dans le caractère dangereux que ces applications présentent trop souvent, mais c’est là une autre question sur laquelle nous n’avons pas à insister actuellement.

On pourrait se demander si, malgré tout, une telle science ne peut pas être légitimée, en rétablissant, pour la part de vérité qu’elle peut contenir dans un ordre relatif, le lien avec les principes, qui seul permettrait de comprendre effectivement cette vérité comme telle. Assurément, cela n’est pas impossible dans certains cas, mais alors ce n’est plus de la même science qu’il s’agirait en réalité, puisque cela impliquerait un changement complet de point de vue, et que, par là même, un point de vue traditionnel serait substitué au point de vue profane ; il ne faut pas oublier qu’une science ne se définit pas uniquement par son objet, mais aussi par le point de vue sous lequel elle le considère. S’il en était ainsi, ce qui pourrait être conservé devrait être soigneusement distingué de ce qui serait au contraire à éliminer, c’est-à-dire de toutes les conceptions fausses auxquelles l’ignorance des principes n’a permis que trop facilement de s’introduire ; et la formulation même des vérités aurait le plus souvent besoin d’être rectifiée, car elle est presque toujours influencée plus ou moins gravement par ces conceptions fausses auxquelles les vérités en question se trouvent associées dans la science profane. Nous avons nous-même, dans un de nos ouvrages, donné à ce sujet quelques indications en ce qui concerne certaines parties des mathématiques modernes(1) ; et qu’on ne vienne pas dire que, dans un cas comme celui-là, la rectification de la terminologie n’aurait que peu d’importance au fond, voire même qu’elle ne mériterait pas l’effort qu’elle exigerait, sous prétexte que les mathématiciens eux-mêmes ne sont pas dupes des absurdités impliquées dans le langage qu’ils emploient. D’abord, un langage erroné suppose toujours forcément quelque confusion dans la pensée même, et il est plus grave qu’on ne pourrait le croire de s’obstiner à ne pas vouloir dissiper cette confusion et à la traiter comme une chose négligeable ou indifférente. Ensuite, même si les mathématiciens professionnels ont fini par s’apercevoir de la fausseté de certaines idées, il n’en est pas moins vrai que, en continuant à employer des façons de parler qui reflètent ces mêmes idées fausses, ils contribuent à répandre celles-ci ou à les entretenir chez tous ceux qui reçoivent leur enseignement dans une mesure quelconque, directement ou indirectement, et qui n’ont pas la possibilité d’examiner les choses d’aussi près qu’eux. Enfin, et ceci est encore plus important, le fait de se servir d’une terminologie à laquelle on n’attache plus aucune signification plausible n’est pas autre chose qu’une des manifestations de la tendance de plus en plus accentuée de la science actuelle à se réduire à un « conventionalisme » vide de sens, tendance qui est elle-même caractéristique de la phase de « dissolution » succédant à celle de « solidification » dans les dernières périodes du cycle(2). Il serait vraiment curieux, et d’ailleurs bien digne d’une époque de désordre intellectuel comme la nôtre, que certains, en voulant montrer que les objections que nous avons formulées contre leur science ne sont pas réellement applicables en ce qui les concerne, mettent précisément en avant un argument qui ne fait au contraire qu’y apporter une confirmation encore plus complète !

Ceci nous amène directement à une considération d’ordre plus général : nous savons qu’on nous reproche parfois de faire état, contre la science moderne, de théories que les savants eux-mêmes n’admettent plus guère actuellement, ou sur lesquelles ils font tout au moins des réserves que ne faisaient pas leurs prédécesseurs. Pour prendre un exemple, il est exact, en effet, que le transformisme a perdu beaucoup de terrain dans les milieux « scientifiques », sans qu’on puisse toutefois aller jusqu’à dire qu’il n’y compte plus de partisans, ce qui serait une exagération manifeste ; mais il n’est pas moins exact qu’il continue à s’étaler comme précédemment, et avec la même assurance « dogmatique », dans les manuels d’enseignement et dans les ouvrages de vulgarisation, c’est-à-dire en somme dans tout ce qui est accessible en fait à ceux qui ne sont pas des « spécialistes », si bien que, en ce qui concerne l’influence qu’il exerce sur la mentalité générale, il n’y a véritablement rien de changé, et il garde toujours, si l’on peut dire, la même « actualité » sous ce rapport. On devra d’ailleurs bien comprendre que l’importance que nous attachons à ce fait, qu’on peut constater aussi pour toute sorte d’autres théories « périmées » ou « dépassées », suivant les expressions à la mode, ne tient nullement à ce que nous portons un intérêt particulier à la masse du « grand public » ; la vraie raison en est que ces théories affectent indistinctement par là tous ceux qui, comme nous venons de le dire, ne sont pas des « spécialistes », et parmi lesquels il en est sûrement, si peu nombreux qu’ils soient, qui, s’ils ne subissaient pas de telles influences, auraient des possibilités de compréhension que, par contre, on ne peut guère s’attendre à rencontrer chez les savants irrémédiablement enfermés dans leurs « spécialités ». À vrai dire, d’ailleurs, nous ne sommes pas bien sûr que, si beaucoup de ces savants ont renoncé pour leur propre compte aux formes grossières du transformisme, ce ne soit pas tout simplement pour le remplacer par des conceptions qui, pour être plus subtiles, ne valent pas mieux au fond et n’en sont même peut-être que plus dangereuses ; en tout cas, pourquoi entretiennent-ils une fâcheuse équivoque en continuant à parler d’« évolution » comme ils le font toujours, si vraiment ce qu’ils entendent par là n’a plus guère de rapport avec ce qu’on était habitué jusqu’ici à désigner par ce mot, et faut-il voir là encore une des manifestations du « conventionalisme » scientifique actuel, ou simplement un exemple de la tendance qu’ont aujourd’hui les mots, même dans l’usage courant, à perdre complètement leur sens normal ? Quoi qu’il en soit, ce qui est assez étrange, c’est que, tandis que certains nous font grief de ne pas prendre suffisamment en considération ce qu’on pourrait appeler l’« actualité » scientifique, il est aussi, dans d’autres milieux, des gens qui, au contraire, ne nous pardonnent certainement pas de penser et de dire que le matérialisme n’est plus maintenant le seul danger qu’il y ait lieu de dénoncer, ni même le principal ou le plus redoutable ; il faut croire qu’il est bien difficile de satisfaire tout le monde, et d’ailleurs nous devons dire que c’est là une chose dont, pour notre part, nous ne nous sommes jamais beaucoup préoccupé.

Revenons maintenant à la question de la légitimation des sciences modernes : si cette légitimation est possible pour certaines d’entre elles comme nous l’avons dit, il n’en est cependant pas ainsi pour toutes également, car il y a à cela une condition nécessaire, qui est qu’une science ait un objet qui soit légitime en lui-même, si la façon dont elle l’envisage ne l’est pas en raison de son caractère profane. Or cette condition n’est pas remplie par les sciences, nous devrions plutôt dire les prétendues sciences, qui ne sont en réalité rien de plus ni d’autre que des produits spécifiques de la déviation moderne ; un cas tout à fait typique en ce genre est celui de la psychanalyse, et il n’y a pas lieu de chercher à rattacher à des principes supérieurs ce qui n’est proprement qu’une aberration due à l’action d’influences psychiques de l’ordre le plus bas ; autant vaudrait essayer de légitimer le spiritisme ou les divagations « surréalistes », qui ont en somme une origine toute semblable, la seule différence étant que ces choses ne sont pas admises dans les cadres de l’enseignement « officiel ». D’autre part, en ce qui concerne celles des sciences modernes qui ont tout au moins un objet légitime, il ne faut pas oublier que, pour beaucoup d’entre elles, il y aurait lieu de tenir compte du caractère de « résidus » qu’elles présentent par rapport à certaines sciences anciennes, ainsi que nous l’avons expliqué en d’autres occasions, si bien que leur légitimation équivaudrait proprement à une restauration plus ou moins intégrale des sciences traditionnelles auxquelles elles correspondent ainsi et dont elles ne sont réellement que des vestiges dégénérés par suite de l’oubli des principes ; mais cette restauration même n’irait pas sans difficultés, car, parmi ces sciences traditionnelles, il en est, comme l’astrologie par exemple, dont la véritable « clef » semble bien perdue, et qu’en tout cas il faudrait bien se garder de confondre avec les déformations de date plus ou moins récente qu’on rencontre aujourd’hui sous le même nom, et qui sont elles-mêmes fortement affectées par le point de vue profane qui envahit tout de plus en plus.

La question que nous venons d’examiner n’a d’ailleurs actuellement qu’un intérêt en quelque sorte « théorique », car, en fait, la légitimation dont il s’agit n’a encore été entreprise dans aucun cas, de sorte que, quand on a affaire à la science moderne, on se trouve toujours uniquement en présence de la science profane. Celle-ci ne peut être considérée, par rapport aux doctrines traditionnelles, que comme purement et simplement inexistante ; en d’autres termes, il n’y a aucunement à se préoccuper de savoir si elle se trouve en accord ou en désaccord avec ces doctrines, avec lesquelles, en raison de son défaut de principes, elle ne saurait avoir aucun rapport effectif. S’il y a désaccord, on peut être certain que l’erreur est forcément du côté de la science profane, les données traditionnelles ne pouvant faire l’objet d’aucun doute pour quiconque en comprend la véritable nature ; si au contraire il y a accord, c’est tant mieux pour cette science, mais pour elle seulement, car cela montre qu’elle est parvenue, quoique par des voies fort détournées et incertaines, à atteindre la vérité sur quelques points particuliers. Cette rencontre, qui n’a qu’un caractère tout accidentel, n’importe en rien aux doctrines traditionnelles, car celles-ci n’ont nul besoin d’une « confirmation » extérieure quelconque ; ce serait d’ailleurs une singulière confirmation que celle qu’on prétendrait obtenir en faisant appel à une science pour laquelle les vérités dont il s’agit ne peuvent jamais, comme tout l’ensemble de ses théories, apparaître que comme de simples hypothèses plus ou moins probables. Il n’y a pas lieu davantage, et pour les mêmes raisons, de chercher à associer à des données traditionnelles des idées empruntées à la science profane ou inspirées plus ou moins directement de celle-ci ; c’est là une entreprise parfaitement vaine, et qui ne peut être que le fait de ceux qui, comme les occultistes par exemple, ignorent totalement la portée réelle des éléments fragmentaires qu’ils ont pris dans ce qu’ils ont pu connaître de diverses traditions ; nous avons déjà expliqué assez souvent l’inanité de ce genre de constructions « syncrétiques » et hybrides pour qu’il ne soit pas nécessaire de nous y étendre de nouveau.

D’autre part, nous avons eu aussi l’occasion de faire remarquer la faiblesse, pour ne pas dire plus, de l’attitude qu’on est convenu d’appeler « apologétique », et qui consiste à vouloir défendre une tradition contre des attaques telles que celles de la science moderne en discutant les arguments de celle-ci sur son propre terrain, ce qui ne va presque jamais sans entraîner des concessions plus ou moins fâcheuses, et ce qui implique en tout cas une méconnaissance du caractère transcendant de la doctrine traditionnelle. Cette attitude est habituellement celle d’exotéristes, et l’on peut penser que, bien souvent, ils sont surtout poussés par la crainte qu’un plus ou moins grand nombre d’adhérents de leur tradition ne s’en laissent détourner par les objections scientifiques ou soi disant telles qui sont formulées contre elle ; mais, outre que cette considération « quantitative » est elle-même d’un ordre assez profane, ces objections méritent d’autant moins qu’on y attache une telle importance que la science dont elles s’inspirent change continuellement, ce qui devrait suffire à prouver leur peu de solidité. Quand on voit, par exemple, des théologiens se préoccuper d’« accorder la Bible avec la science », il n’est que trop facile de constater combien un tel travail est illusoire, puisqu’il est constamment à refaire à mesure que les théories scientifiques se modifient, sans compter qu’il a toujours l’inconvénient de paraître solidariser la tradition avec l’état présent de la science profane, c’est-à-dire avec des théories qui ne seront peut-être plus admises par personne au bout de quelques années, si même elles ne sont pas déjà abandonnées par les savants, car cela aussi peut arriver, les objections qu’on s’attache à combattre ainsi étant plutôt ordinairement le fait des vulgarisateurs que celui des savants eux-mêmes. Au lieu d’abaisser maladroitement les Écritures sacrées à un pareil niveau, ces théologiens feraient assurément beaucoup mieux de chercher à en approfondir autant que possible le véritable sens, et de l’exposer purement et simplement pour le bénéfice de ceux qui sont capables de le comprendre, et qui, s’ils le comprenaient effectivement, ne seraient plus tentés par là même de se laisser influencer par les hypothèses de la science profane, non plus d’ailleurs que par la « critique » dissolvante d’une exégèse moderniste et rationaliste, c’est-à-dire essentiellement antitraditionnelle, dont les prétendus résultats n’ont pas davantage à être pris en considération par ceux qui ont conscience de ce qu’est réellement la tradition. Quiconque expose une doctrine traditionnelle, exotérique aussi bien qu’ésotérique, a non seulement le droit le plus strict, mais même le devoir de se garder de la moindre compromission avec le point de vue profane, dans quelque domaine que ce soit ; mais où sont aujourd’hui, en Occident, ceux qui comprennent encore qu’il doit en être ainsi ? Certains diront peut-être que, après tout, c’est là l’affaire des théologiens, puisque ce sont eux que nous venons de prendre comme exemple, et non pas la nôtre ; mais nous ne sommes pas de ceux qui estiment qu’on peut se désintéresser des atteintes portées à une tradition quelconque, et qui sont même toujours prêts à se féliciter des attaques qui visent une tradition autre que la leur, comme s’il s’agissait de coups dirigés contre des « concurrents », et comme si ces attaques n’atteignaient pas toujours, en définitive, l’esprit traditionnel lui-même ; et le genre d’« apologétique » dont nous avons parlé ne montre que trop à quel point elles ont réussi à affaiblir cet esprit traditionnel chez ceux-là mêmes qui s’en croient les défenseurs.

Maintenant, il est encore un point qu’il nous faut bien préciser pour éviter tout malentendu : il ne faudrait certes pas penser que celui qui entend se maintenir dans une attitude rigoureusement traditionnelle doit dès lors s’interdire de jamais parler des théories de la science profane ; il peut et doit au contraire, quand il y a lieu, en dénoncer les erreurs et les dangers, et cela surtout lorsqu’il s’y trouve des affirmations allant nettement à l’encontre des données de la tradition ; mais il devra le faire toujours de telle façon que cela ne constitue aucunement une discussion « d’égal à égal », qui n’est possible qu’à la condition de se placer soi-même sur le terrain profane. En effet, ce dont il s’agit réellement en pareil cas, c’est un jugement formulé au nom d’une autorité supérieure, celle de la doctrine traditionnelle, car il est bien entendu que c’est cette doctrine seule qui compte ici et que les individualités qui l’expriment n’ont pas la moindre importance en elles-mêmes ; or on n’a jamais osé prétendre, autant que nous sachions, qu’un jugement pouvait être assimilé à une discussion ou à une « polémique ». Si, par un parti pris dû à l’incompréhension et dont la mauvaise foi n’est malheureusement pas toujours absente, ceux qui méconnaissent l’autorité de la tradition prétendent voir de la « polémique » là où il n’y en a pas l’ombre, il n’y a évidemment aucun moyen de les en empêcher, pas plus qu’on ne peut empêcher un ignorant ou un sot de prendre les doctrines traditionnelles pour de la « philosophie », mais cela ne vaut même pas qu’on y prête la moindre attention ; du moins tous ceux qui comprennent ce qu’est la tradition, et qui sont les seuls dont l’avis importe, sauront-ils parfaitement à quoi s’en tenir ; et, quant à nous, s’il est des profanes qui voudraient nous entraîner à discuter avec eux, nous les avertissons une fois pour toutes que, comme nous ne saurions consentir à descendre à leur niveau ni à nous placer à leur point de vue, leurs efforts tomberont toujours dans le vide.