CHAPITRE II
Y a-t-il encore des possibilités initiatiques
dans les formes traditionnelles occidentales ?(*)

On peut dire que chaque forme traditionnelle particulière est une adaptation de la Tradition primordiale, dont toutes sont dérivées plus ou moins directement, à certaines circonstances spéciales de temps et de lieu ; aussi ce qui change de l’une à l’autre n’est-il point l’essence même de la doctrine, qui est au delà de ces contingences, mais seulement les aspects extérieurs dont elle se revêt et à travers lesquels elle s’exprime. Il résulte de là, d’une part, que toutes ces formes sont nécessairement équivalentes en principe, et, d’autre part, qu’il y a généralement avantage, pour les êtres humains, à se rattacher, autant que possible, à celle qui est propre au milieu dans lequel ils vivent, puisque c’est celle-là qui doit normalement convenir le mieux à leur nature individuelle. C’est là ce que faisait remarquer à juste raison notre collaborateur J.-H. Probst-Biraben à la fin de son article sur le Dhikr(**) ; mais l’application qu’il tirait de ces vérités incontestables nous paraît demander quelques précisions supplémentaires, afin d’éviter toute confusion entre différents domaines qui, tout en relevant également de l’ordre traditionnel, n’en sont pas moins profondément distincts(***).

Il est facile de comprendre qu’il s’agit ici de la distinction fondamentale, sur laquelle nous avons déjà bien souvent insisté ailleurs, entre les deux domaines que l’on peut, si l’on veut, désigner respectivement comme « exotérique » et « ésotérique », en donnant à ces termes leur acception la plus large. Nous pouvons aussi identifier l’un au domaine religieux et l’autre au domaine initiatique ; pour le second, cette assimilation est rigoureusement exacte dans tous les cas ; et, quant au premier, s’il ne prend l’aspect proprement religieux que dans certaines formes traditionnelles, celles-ci sont les seules dont nous ayons à nous occuper présentement, de sorte que cette restriction ne saurait présenter aucun inconvénient pour ce que nous nous proposons.

Cela dit, voici la question qu’il y a lieu d’envisager : lorsqu’une forme traditionnelle est complète, sous le double rapport exotérique et ésotérique, il est évidemment possible à tous d’y adhérer pareillement, soit qu’ils entendent se limiter au seul point de vue religieux, soit qu’ils veuillent suivre en outre la voie initiatique, puisque les deux domaines leur seront ainsi ouverts l’un et l’autre. Il doit d’ailleurs être bien entendu que, en pareil cas, l’ordre initiatique prend toujours son appui et son support dans l’ordre religieux, auquel il se superpose sans s’y opposer en aucune façon ; et, par conséquent, il n’est jamais possible de laisser de côté les règles relevant de l’ordre religieux, et plus spécialement en ce qui concerne les rites, car ce sont ceux-ci qui ont la plus grande importance à ce point de vue, et qui peuvent établir effectivement le lien entre les deux ordres. Donc, quand il en est ainsi, il n’y a aucune difficulté à ce que chacun suive la tradition qui est celle de son milieu ; il n’y a de réserve à faire que pour les exceptions, toujours possibles, auxquelles faisait allusion notre collaborateur, c’est-à-dire pour le cas d’un être qui se trouve accidentellement dans un milieu auquel il est véritablement étranger par sa nature, et qui, par suite, pourra trouver ailleurs une forme mieux adaptée à celle-ci. Nous ajouterons que de telles exceptions doivent, à une époque comme la nôtre, où la confusion est extrême en toutes choses, se rencontrer plus fréquemment qu’à d’autres époques où les conditions sont plus normales ; mais nous n’en dirons rien de plus, puisque ce cas, en somme, peut toujours être résolu par un retour de l’être à son milieu réel, c’est-à-dire à celui auquel répondent en fait ses affinités naturelles.

Maintenant, si nous revenons au cas habituel, une difficulté se présente lorsqu’on a affaire, dans un milieu donné, à une forme traditionnelle où il n’existe plus effectivement que le seul aspect religieux. Il va de soi qu’il s’agit là d’une sorte de dégénérescence partielle, car cette forme a dû, aussi bien que les autres, être complète à son origine ; mais, par suite de circonstances qu’il n’importe pas ici de préciser, il est arrivé que, à partir d’un certain moment, sa partie initiatique a disparu, et parfois même à tel point qu’il n’en reste plus aucun souvenir conscient chez ses adhérents, en dépit des traces qu’on peut en retrouver dans les écrits ou les monuments anciens. On se trouve alors, pour ce qui est du point de vue initiatique, dans un cas exactement semblable à celui d’une tradition éteinte ; même en supposant qu’on puisse arriver à une reconstitution complète, celle-ci n’aurait qu’un intérêt en quelque sorte « archéologique », puisque la transmission régulière ferait toujours défaut, et que cette transmission est, comme nous l’avons exposé en d’autres occasions, la condition absolument indispensable de toute initiation. Naturellement ceux qui bornent leurs vues au domaine religieux, et qui seront toujours les plus nombreux, n’ont aucunement à se préoccuper de cette difficulté, qui n’existe pas pour eux ; mais ceux qui se proposent un but d’ordre initiatique ne sauraient, à cet égard, attendre aucun résultat de leur rattachement à la forme traditionnelle en question.

La question ainsi posée est malheureusement bien loin de n’avoir qu’un intérêt purement théorique, car, en fait, il y a lieu de l’envisager précisément en ce qui concerne les formes traditionnelles qui existent dans le monde occidental : dans l’état présent des choses, s’y trouve-t-il encore des organisations assurant une transmission initiatique, ou, au contraire, tout n’y est-il pas irrémédiablement limité au seul domaine religieux ? Disons tout d’abord qu’il faudrait bien se garder de se laisser illusionner par la présence de choses telles que le « mysticisme », à propos duquel se produisent trop souvent, et actuellement plus que jamais, les plus étranges confusions. Nous ne pouvons songer à répéter ici tout ce que nous avons eu déjà l’occasion de dire ailleurs à ce sujet ; nous rappellerons seulement que le mysticisme n’a absolument rien d’initiatique, qu’il appartient tout entier à l’ordre religieux, dont il ne dépasse en aucune façon les limitations spéciales, et que même beaucoup de ses caractères sont exactement opposés à ceux de l’initiation. L’erreur serait plus excusable, du moins chez ceux qui n’ont pas une notion nette de la distinction des deux domaines, s’ils considéraient, dans la religion, ce qui présente un caractère non point mystique, mais « ascétique », parce que, là du moins, il y a une méthode de réalisation active comme dans l’initiation, tandis que le mysticisme implique toujours la passivité et, par suite, l’absence de méthode, aussi bien d’ailleurs que d’une transmission quelconque. On pourrait même parler à la fois d’une « ascèse » religieuse et d’une « ascèse » initiatique, si ce rapprochement ne devait suggérer rien de plus que cette idée d’une méthode qui constitue en effet une similitude réelle ; mais, bien entendu, l’intention et le but ne sont nullement les mêmes dans les deux cas.

Si maintenant nous posons la question d’une façon précise pour les formes traditionnelles de l’Occident, nous serons amené à envisager les cas que mentionnait notre collaborateur dans les dernières lignes de son article, c’est-à-dire celui du Judaïsme et celui du Christianisme ; mais c’est ici que nous serons obligé de formuler quelques réserves au sujet du résultat qu’on peut obtenir de certaines pratiques. Pour le Judaïsme, les choses, en tout cas, se présentent plus simplement que pour le Christianisme : il possède en effet une doctrine ésotérique et initiatique, qui est la Qabbale, et celle-ci se transmet toujours de façon régulière, quoique sans doute plus rarement et plus difficilement qu’autrefois, ce qui, d’ailleurs, ne représente certes pas un fait unique en ce genre, et ce qui se justifie assez par les caractères particuliers de notre époque. Seulement, pour ce qui est du « Hassidisme », s’il semble bien que des influences qabbalistiques se soient exercées réellement à ses origines, il n’en est pas moins vrai qu’il ne constitue proprement qu’un groupement religieux, et même à tendances mystiques ; c’est du reste probablement le seul exemple de mysticisme qu’on puisse trouver dans le Judaïsme ; et, à part cette exception, le mysticisme est surtout quelque chose de spécifiquement chrétien.

Quant au Christianisme, un ésotérisme comme celui qui existait très certainement au moyen âge, avec les organisations nécessaires à sa transmission, y est-il encore vivant de nos jours ? Pour l’Église orthodoxe, nous ne pouvons nous prononcer d’une façon certaine, faute d’avoir des indications suffisamment nettes, et nous serions même heureux si cette question pouvait provoquer quelques éclaircissements à cet égard ; mais, même s’il y subsiste réellement une initiation quelconque, ce ne peut être en tout cas qu’à l’intérieur des monastères exclusivement, de sorte que, en dehors de ceux-ci, il n’y a aucune possibilité d’y accéder. D’autre part, pour le Catholicisme, tout semble indiquer qu’il ne s’y trouve plus rien de cet ordre ; et d’ailleurs, puisque ses représentants les plus autorisés le nient expressément, nous devons les en croire, tout au moins tant que nous n’avons pas de preuves du contraire ; il est inutile de parler du Protestantisme, puisqu’il n’est qu’une déviation produite par l’esprit antitraditionnel des temps modernes, ce qui exclut qu’il ait jamais pu renfermer le moindre ésotérisme et servir de base à quelque initiation que ce soit.

Quoi qu’il en soit, même en réservant la possibilité de la survivance de quelque organisation initiatique très cachée, ce que nous pouvons dire en toute certitude, c’est que les pratiques religieuses du Christianisme, pas plus que celles d’autres formes traditionnelles d’ailleurs, ne peuvent être substituées à des pratiques initiatiques et produire des effets du même ordre que celles-ci, puisque ce n’est pas là ce à quoi elles sont destinées. Cela est strictement vrai même lorsqu’il y a, entre les unes et les autres, quelque similitude extérieure : ainsi, le rosaire chrétien rappelle manifestement le wird des turuq islamiques, et il se peut même qu’il y ait là quelque parenté historique ; mais, en fait, il n’est utilisé que pour des fins uniquement religieuses, et il serait vain d’en attendre un bénéfice d’un autre ordre, puisqu’aucune influence spirituelle agissant dans le domaine initiatique n’y est attachée, contrairement à ce qui a lieu pour le wird. Quant aux « exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola, nous devons avouer que nous avons été quelque peu étonné de les voir cités à ce propos : ils constituent bien une « ascèse » au sens que nous indiquions plus haut, mais leur caractère exclusivement religieux est tout à fait évident ; de plus, nous devons ajouter que leur pratique est loin d’être sans danger, car nous avons connu plusieurs cas de déséquilibre mental provoqué par elle ; et nous pensons que ce danger doit toujours exister quand ils sont ainsi pratiqués en dehors de l’organisation religieuse pour laquelle ils ont été formulés et dont ils constituent en somme la méthode spéciale ; on ne peut donc que les déconseiller formellement à quiconque n’est pas rattaché à cette organisation.

Nous devons encore insister spécialement sur ceci, que les pratiques initiatiques elles-mêmes, pour avoir une efficacité, présupposent nécessairement le rattachement à une organisation du même ordre ; on pourra répéter indéfiniment des formules telles que celles du dhikr ou du wird, ou les mantras de la tradition hindoue, sans en obtenir le moindre résultat, tant qu’on ne les aura pas reçues par une transmission régulière, parce qu’elles ne sont alors « vivifiées » par aucune influence spirituelle. Dès lors, la question de savoir quelles formules il convient de choisir n’a jamais à se poser d’une façon indépendante, car ce n’est pas là quelque chose qui relève de la fantaisie individuelle ; cette question est subordonnée à celle de l’adhésion effective à une organisation initiatique, adhésion à la suite de laquelle il n’y a naturellement plus qu’à suivre les méthodes qui sont celles de cette organisation, à quelque forme traditionnelle que celle-ci appartienne.

Enfin, nous ajouterons que les seules organisations initiatiques qui aient encore une existence certaine en Occident sont, dans leur état actuel, complètement séparées des formes traditionnelles religieuses, ce qui, à vrai dire, est quelque chose d’anormal ; et, en outre, elles sont tellement amoindries, sinon même déviées, qu’on ne peut guère, dans la plupart des cas, en espérer plus qu’une initiation virtuelle. Les Occidentaux doivent cependant forcément prendre leur parti de ces imperfections, ou bien s’adresser à d’autres formes traditionnelles qui ont l’inconvénient de n’être pas faites pour eux ; mais il resterait à savoir si ceux qui ont la volonté bien arrêtée de se décider pour cette dernière solution ne prouvent pas par là même qu’ils sont du nombre de ces exceptions dont nous avons parlé.