CHAPITRE III
À propos du rattachement initiatique(*)

Il est des choses sur lesquelles on est obligé de revenir presque constamment, tellement la plupart de nos contemporains, du moins en Occident, semblent éprouver de difficulté à les comprendre ; et bien souvent, ces choses sont de celles qui, en même temps qu’elles sont en quelque sorte à la base de tout ce qui se rapporte, soit au point de vue traditionnel en général, soit plus spécialement au point de vue ésotérique et initiatique, sont d’un ordre qui devrait normalement être regardé comme plutôt élémentaire. Telle est, par exemple, la question du rôle et de l’efficacité propre des rites ; et peut-être est-ce, tout au moins en partie, à cause de sa connexion assez étroite avec celle-là que la question de la nécessité du rattachement initiatique paraît être également dans le même cas. En effet, dès lors qu’on a compris que l’initiation consiste essentiellement dans la transmission d’une certaine influence spirituelle, et que cette transmission ne peut être opérée que par le moyen d’un rite, qui est précisément celui par lequel s’effectue le rattachement à une organisation ayant avant tout pour fonction de conserver et de communiquer l’influence dont il s’agit, il semble bien qu’il ne devrait plus y avoir aucune difficulté à cet égard ; transmission et rattachement ne sont en somme que les deux aspects inverses d’une seule et même chose, suivant qu’on l’envisage en descendant ou en remontant la « chaîne » initiatique. Cependant, nous avons eu récemment l’occasion de constater que la difficulté existe même pour certains de ceux qui, en fait, possèdent un tel rattachement ; ceci peut paraître plutôt étonnant, mais sans doute faut-il y voir une conséquence de l’amoindrissement « spéculatif » qu’ont subi les organisations auxquelles ils appartiennent, car il est évident que, pour qui s’en tient à ce seul point de vue « spéculatif », les questions de cet ordre, et toutes celles qu’on peut dire proprement « techniques », ne peuvent apparaître que sous une perspective fort indirecte et lointaine, et que, par là même, leur importance fondamentale risque d’être plus ou moins complètement méconnue. On pourrait encore dire qu’un exemple comme celui-là permet de mesurer toute la distance qui sépare l’initiation virtuelle de l’initiation effective ; ce n’est certes pas que la première puisse être regardée comme négligeable, bien au contraire, puisque c’est elle qui est l’initiation proprement dite, c’est-à-dire le « commencement » (initium) indispensable, et qu’elle apporte avec elle la possibilité de tous les développements ultérieurs ; mais il faut bien reconnaître que, dans les conditions présentes plus que jamais, il y a fort loin de cette initiation virtuelle au moindre début de réalisation. Quoi qu’il en soit, nous pensions nous être déjà suffisamment expliqué sur la nécessité du rattachement initiatique(1) ; mais, en présence de certaines questions qui nous sont encore posées à ce sujet, nous croyons utile d’essayer d’y ajouter quelques précisions complémentaires.

Tout d’abord, nous devons écarter l’objection que certains pourraient être tentés de tirer du fait que le néophyte ne ressent aucunement l’influence spirituelle au moment même où il la reçoit ; à vrai dire, ce cas est d’ailleurs tout à fait comparable à celui de certains rites d’ordre exotérique, tels que les rites religieux de l’ordination par exemple où une influence spirituelle est également transmise et, d’une façon générale tout au moins, n’est pas davantage ressentie, ce qui ne l’empêche pas d’être réellement présente et de conférer dès lors à ceux qui l’ont reçue certaines aptitudes qu’ils ne pourraient avoir sans elle. Mais, dans l’ordre initiatique, nous devons aller plus loin : il serait en quelque sorte contradictoire que le néophyte soit capable de ressentir l’influence qui lui est transmise, puisqu’il n’est encore, vis-à-vis de celle-ci, et par définition même, que dans un état purement potentiel et « non-développé », tandis que la capacité de la ressentir impliquerait déjà forcément, au contraire, un certain degré de développement ou d’actualisation ; et c’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’il faut nécessairement commencer par l’initiation virtuelle. Seulement, dans le domaine exotérique, il n’y a en somme aucun inconvénient à ce que l’influence reçue ne soit jamais perçue consciemment, même indirectement et dans ses effets, puisqu’il ne s’agit pas là d’obtenir, comme conséquence de la transmission opérée, un développement spirituel effectif ; par contre, il devrait en être tout autrement quand il s’agit de l’initiation, et, par suite du travail intérieur accompli par l’initié, les effets de cette influence devraient être ressentis ultérieurement, ce qui constitue précisément le passage à l’initiation effective, à quelque degré qu’on l’envisage. C’est là, du moins, ce qui devrait avoir lieu normalement et si l’initiation donnait les résultats qu’on est en droit d’en attendre ; il est vrai qu’en fait, dans la plupart des cas, l’initiation reste toujours virtuelle, ce qui revient à dire que les effets dont nous parlons demeurent indéfiniment à l’état latent ; mais, s’il en est ainsi, ce n’en est pas moins là, au point de vue rigoureusement initiatique, une anomalie qui n’est due qu’à certaines circonstances contingentes(2), comme, d’une part, l’insuffisance des qualifications de l’initié, c’est-à-dire la limitation des possibilités qu’il porte en lui-même et auxquelles rien d’extérieur ne saurait suppléer, et aussi, d’autre part, l’état d’imperfection ou de dégénérescence auquel en sont réduites actuellement certaines organisations initiatiques, et qui ne leur permet plus de fournir un appui suffisant pour atteindre l’initiation effective, ni même de laisser soupçonner l’existence de celle-ci à ceux qui pourraient y être aptes, bien que ces organisations n’en demeurent pas moins toujours capables de conférer l’initiation virtuelle, c’est-à-dire d’assurer, à ceux qui possèdent le minimum de qualifications indispensable, la transmission initiale de l’influence spirituelle.

Ajoutons encore incidemment, avant de passer à un autre aspect de la question, que cette transmission, comme d’ailleurs nous l’avons déjà fait remarquer expressément, n’a et ne peut avoir absolument rien de « magique », pour la raison même que c’est d’une influence spirituelle qu’il s’agit essentiellement, tandis que tout ce qui est d’ordre magique concerne exclusivement le maniement des seules influences psychiques. Même s’il arrive que l’influence spirituelle s’accompagne secondairement de certaines influences psychiques, cela n’y change rien, car ce n’est là en somme qu’une conséquence purement accidentelle, et qui n’est due qu’à la correspondance qui existe forcément toujours entre les différents ordres de réalité ; dans tous les cas, ce n’est pas sur ces influences psychiques ni par leur moyen qu’agit le rite initiatique, qui se réfère uniquement à l’influence spirituelle et ne saurait, précisément en tant qu’il est initiatique, avoir aucune raison d’être en dehors de celle-ci. Du reste, la même chose est vraie aussi, dans le domaine exotérique, en ce qui concerne les rites religieux(3) ; quelles que soient les différences qu’il y ait lieu de faire entre les influences spirituelles, soit en elles-mêmes, soit quant aux buts divers en vue desquels elles peuvent être mises en action, c’est bien toujours d’influences spirituelles qu’il s’agit proprement, dans ce cas aussi bien que dans celui des rites initiatiques, et, en définitive, cela suffit pour qu’il ne puisse y avoir là rien de commun avec la magie, qui n’est qu’une science traditionnelle secondaire, d’ordre tout à fait contingent et même très inférieur, et à laquelle, redisons-le encore une fois de plus, tout ce qui relève du domaine spirituel est entièrement étranger.

Nous pouvons maintenant en venir à ce qui nous paraît être le point le plus important, celui qui touche de plus près au fond même de la question ; sous ce rapport, l’objection qui se présente pourrait être formulée ainsi : rien ne peut être séparé du Principe, car ce qui le serait n’aurait véritablement aucune existence ni aucune réalité, fût-elle du degré le plus inférieur ; comment peut-on donc parler d’un rattachement qui, quels que soient les intermédiaires par lesquels il s’effectue, ne peut être conçu finalement que comme un rattachement au Principe même, ce qui, à prendre le mot dans sa signification littérale, semble impliquer le rétablissement d’un lien qui aurait été rompu ? On peut remarquer qu’une question de ce genre est assez semblable à celle-ci, que certains se sont posée également : pourquoi faut-il faire des efforts pour parvenir à la Délivrance, puisque le « Soi » (Âtmâ) est immuable et demeure toujours le même, et qu’il ne saurait aucunement être modifié ou affecté par quoi que ce soit ? Ceux qui soulèvent de telles questions montrent par là qu’ils s’arrêtent à une vue beaucoup trop exclusivement théorique des choses, ce qui fait qu’ils n’en aperçoivent qu’un seul côté, ou encore qu’ils confondent deux points de vue qui sont cependant nettement distincts, bien que complémentaires l’un de l’autre en un certain sens, le point de vue principiel et celui des êtres manifestés. Assurément, au point de vue purement métaphysique, on pourrait à la rigueur s’en tenir au seul aspect principiel et négliger en quelque sorte tout le reste ; mais le point de vue proprement initiatique doit au contraire partir des conditions qui sont actuellement celles des êtres manifestés, et plus précisément des individus humains comme tels, conditions dont le but même qu’il se propose est de les amener à s’affranchir ; il doit donc forcément, et c’est même là ce qui le caractérise essentiellement par rapport au point de vue métaphysique pur, prendre en considération ce qu’on peut appeler un état de fait, et relier en quelque façon celui-ci à l’ordre principiel. Pour écarter toute équivoque sur ce point nous dirons ceci : dans le Principe, il est évident que rien ne saurait jamais être sujet au changement ; ce n’est donc point le « Soi » qui doit être délivré, puisqu’il n’est jamais conditionné ni soumis à aucune limitation, mais c’est le « moi », et celui-ci ne peut l’être qu’en dissipant l’illusion qui le fait paraître séparé du « Soi » ; de même, ce n’est pas le lien avec le Principe qu’il s’agit en réalité de rétablir, puisqu’il existe toujours et ne peut pas cesser d’exister(4), mais c’est, pour l’être manifesté, la conscience effective de ce lien qui doit être réalisée ; et, dans les conditions présentes de notre humanité, il n’y a pour cela aucun autre moyen possible que celui qui est fourni par l’initiation.

On peut dès lors comprendre que la nécessité du rattachement initiatique est, non pas une nécessité de principe, mais seulement une nécessité de fait, qui ne s’en impose pas moins rigoureusement dans l’état qui est le nôtre et que, par conséquent, nous sommes obligés de prendre pour point de départ. D’ailleurs, pour les hommes des temps primordiaux, l’initiation aurait été inutile et même inconcevable, puisque le développement spirituel, à tous ses degrés, s’accomplissait chez eux d’une façon toute naturelle et spontanée, en raison de la proximité où ils étaient à l’égard du Principe ; mais, par suite de la « descente » qui s’est effectuée depuis lors, conformément au processus inévitable de toute manifestation cosmique, les conditions de la période cyclique où nous nous trouvons actuellement sont tout autres que celles-là, et c’est pourquoi la restauration des possibilités de l’état primordial est le premier des buts que se propose l’initiation(5). C’est donc en tenant compte de ces conditions, telles qu’elles sont en fait, que nous devons affirmer la nécessité du rattachement initiatique, et non pas, d’une façon générale et sans aucune restriction, par rapport aux conditions de n’importe quelle époque ou, à plus forte raison encore, de n’importe quel monde. À cet égard, nous appellerons plus spécialement l’attention sur ce que nous avons déjà dit ailleurs de la possibilité que des êtres vivants naissent d’eux-mêmes et sans parents(6) ; cette « génération spontanée » est en effet une possibilité de principe, et l’on peut fort bien concevoir un monde où il en serait effectivement ainsi ; mais pourtant ce n’est pas une possibilité de fait dans notre monde, ou du moins, plus précisément, dans l’état actuel de celui-ci ; il en est de même pour l’obtention de certains états spirituels, qui d’ailleurs est bien aussi une « naissance »(7), et cette comparaison nous paraît être à la fois la plus exacte et celle qui peut le mieux aider à faire comprendre ce dont il s’agit. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons encore dire ceci : dans l’état présent de notre monde, la terre ne peut pas produire une plante d’elle-même et spontanément, et sans qu’on y ait déposé une graine qui doit nécessairement provenir d’une autre plante préexistante(8) ; il a pourtant bien fallu qu’il en ait été ainsi en un certain temps, sans quoi rien n’aurait jamais pu commencer, mais cette possibilité n’est plus de celles qui sont susceptibles de se manifester actuellement. Dans les conditions où nous sommes en fait, on ne peut rien récolter sans avoir semé tout d’abord, et cela est tout aussi vrai spirituellement que matériellement ; or le germe qui doit être déposé dans l’être pour rendre possible son développement spirituel ultérieur, c’est précisément l’influence qui, dans un état de virtualité et d’« enveloppement » exactement comparable à celui de la graine(9), lui est communiquée par l’initiation(10).

Nous profiterons de cette occasion pour signaler aussi une méprise dont nous avons relevé quelques exemples en ces derniers temps : certains croient que le rattachement à une organisation initiatique ne constitue en quelque sorte qu’un premier pas « vers l’initiation ». Cela ne serait vrai qu’à la condition de bien spécifier que c’est de l’initiation effective qu’il s’agit alors ; mais ceux à qui nous faisons allusion ne font ici aucune distinction entre initiation virtuelle et initiation effective, et peut-être même n’ont-ils aucune idée d’une telle distinction, qui est pourtant de la plus grande importance et qu’on pourrait même dire tout à fait essentielle ; au surplus, il est très possible qu’ils aient été plus ou moins influencés par certaines conceptions de provenance occultiste ou théosophiste sur les « grands initiés » et autres choses de ce genre, qui sont assurément très propres à causer ou à entretenir bien des confusions. En tout cas, ceux-là oublient manifestement qu’initiation dérive d’initium et que ce mot signifie proprement « entrée » et « commencement » : c’est l’entrée dans une voie qu’il reste à parcourir par la suite, ou encore le commencement d’une nouvelle existence au cours de laquelle seront développées des possibilités d’un autre ordre que celles auxquelles est étroitement bornée la vie de l’homme ordinaire ; et l’initiation, ainsi entendue dans son sens le plus strict et le plus précis, n’est en réalité rien d’autre que la transmission initiale de l’influence spirituelle à l’état de germe, c’est-à-dire, en d’autres termes, le rattachement initiatique lui-même.

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Une autre question, qui se rapporte aussi au rattachement initiatique, a encore été soulevée en ces derniers temps ; il faut d’ailleurs dire tout d’abord, pour qu’on en comprenne exactement la portée, qu’elle concerne plus particulièrement les cas où l’initiation est obtenue en dehors des moyens ordinaires et normaux(11). Il doit être bien entendu, avant tout, que de tels cas ne sont jamais qu’exceptionnels, et qu’ils ne se produisent que quand certaines circonstances rendent la transmission normale impossible, puisque leur raison d’être est précisément de suppléer dans une certaine mesure à cette transmission. Nous disons seulement dans une certaine mesure, parce que, d’une part, une telle chose ne peut se produire que pour des individualités possédant des qualifications qui dépassent de beaucoup l’ordinaire et ayant des aspirations assez fortes pour attirer en quelque sorte à elles l’influence spirituelle qu’elles ne peuvent rechercher par leurs propres moyens, et aussi parce que, d’autre part, même pour de telles individualités, il est encore plus rare, l’aide fournie par le contact constant avec une organisation traditionnelle faisant défaut, que les résultats obtenus comme conséquence de cette initiation n’aient pas un caractère plus ou moins fragmentaire et incomplet. On ne saurait trop insister là-dessus, et encore, malgré cela, il n’est peut-être pas entièrement sans danger de parler de cette possibilité, parce que trop de gens peuvent avoir tendance à s’illusionner à cet égard ; il suffira qu’il survienne dans leur existence un événement quelque peu extraordinaire, ou paraissant tel à leurs propres yeux, mais d’ailleurs d’un genre quelconque, pour qu’ils l’interprètent comme un signe qu’ils ont reçu cette initiation exceptionnelle ; et les Occidentaux actuels, en particulier, ne seront que trop facilement tentés de saisir le moindre prétexte de cette sorte pour se dispenser d’un rattachement régulier ; c’est pourquoi il convient d’insister tout spécialement sur ce que, tant que celui-ci n’est pas impossible à obtenir en fait, il n’y a pas à compter qu’on puisse, en dehors de lui, recevoir une initiation quelconque.

Un autre point très important est celui-ci : même en pareil cas, il s’agit bien toujours du rattachement à une « chaîne » initiatique et de la transmission d’une influence spirituelle, quels qu’en soient d’ailleurs les moyens et les modalités, qui peuvent sans doute différer grandement de ce qu’ils sont dans les cas normaux, et impliquer, par exemple, une action s’exerçant en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu ; mais, de toute façon, il y a nécessairement là un contact réel, ce qui n’a assurément rien de commun avec des « visions » ou des rêveries qui ne relèvent guère que de l’imagination(12). Dans certains exemples connus, comme celui de Jacob Boehme auquel nous avons déjà fait allusion ailleurs(13), ce contact fut établi par la rencontre d’un personnage mystérieux qui ne reparut plus par la suite ; quel qu’ait pu être celui-ci(14), il s’agit donc là d’un fait parfaitement « positif », et non pas simplement d’un « signe » plus ou moins vague et équivoque, que chacun peut interpréter au gré de ses désirs. Seulement, il est bien entendu que l’individu qui a été initié par un tel moyen peut n’avoir pas clairement conscience de la véritable nature de ce qu’il a reçu et de ce à quoi il a été ainsi rattaché, et à plus forte raison être tout à fait incapable de s’expliquer à ce sujet, faute d’une « instruction » lui permettant d’avoir sur tout cela des notions tant soit peu précises ; il peut même se faire qu’il n’ait jamais entendu parler d’initiation, la chose et le mot lui-même étant entièrement inconnus dans le milieu où il vit ; mais cela importe peu au fond et n’affecte évidemment en rien la réalité même de cette initiation, bien qu’on puisse encore se rendre compte par là qu’elle n’est pas sans présenter certains désavantages inévitables par rapport à l’initiation normale(15).

Cela dit, nous pouvons en venir à la question à laquelle nous avons fait allusion, car ces quelques remarques nous permettront d’y répondre plus facilement ; cette question est celle-ci : certains livres dont le contenu est d’ordre initiatique ne peuvent-ils, pour des individualités particulièrement qualifiées et les étudiant avec les dispositions voulues, servir par eux-mêmes de véhicule à la transmission d’une influence spirituelle, de telle sorte que, en pareil cas, leur lecture suffirait, sans qu’il y ait besoin d’aucun contact direct avec une « chaîne » traditionnelle, pour conférer une initiation du genre de celles dont nous venons de parler ? L’impossibilité d’une initiation par les livres est pourtant encore un point sur lequel nous pensions nous être suffisamment expliqué en diverses occasions, et nous devons avouer que nous n’avions pas prévu que la lecture de livres quels qu’ils soient pourrait être envisagée comme constituant un de ces moyens exceptionnels qui remplacent parfois les moyens ordinaires de l’initiation. D’ailleurs, même en dehors du cas particulier et plus précis où il s’agit proprement de la transmission d’une influence initiatique, il y a là quelque chose qui serait nettement contraire au fait qu’une transmission orale est partout et toujours considérée comme une condition nécessaire du véritable enseignement traditionnel, si bien que la mise par écrit de cet enseignement ne peut jamais en dispenser(16), et cela parce que sa transmission, pour être réellement valable, implique la communication d’un élément en quelque sorte « vital » auquel les livres ne sauraient servir de véhicule(17). Mais ce qui est peut-être le plus étonnant, c’est que la question a été posée en connexion avec un passage dans lequel, à propos de l’étude « livresque », nous avions cru justement nous expliquer assez nettement pour éviter toute méprise, en signalant précisément, comme susceptible d’y donner lieu, le cas où il s’agit de « livres dont le contenu est d’ordre initiatique »(18) ; il semble donc qu’il ne sera pas inutile d’y revenir encore et de développer un peu plus complètement ce que nous avions voulu dire.

Il est évident qu’il y a bien des façons différentes de lire un même livre, et que les résultats en sont également différents : si l’on suppose par exemple qu’il s’agit des Écritures sacrées d’une tradition, le profane au sens le plus complet de ce mot, tel que le « critique » moderne, n’y verra que « littérature », et tout ce qu’il pourra en retirer ne sera que cette sorte de connaissance toute verbale qui constitue l’érudition pure et simple, sans qu’il s’y ajoute la moindre compréhension réelle, fût-ce du sens le plus extérieur, puisqu’il ne sait pas et ne se demande même pas si ce qu’il lit est l’expression d’une vérité ; et c’est là le genre de savoir qu’on peut qualifier de « livresque » dans l’acception la plus rigoureuse de ce mot. Celui qui est rattaché à la tradition considérée, même s’il n’en connaît que le côté exotérique, verra déjà tout autre chose dans ces Écritures, bien que sa compréhension soit encore bornée au seul sens littéral, et ce qu’il y trouvera aura pour lui une valeur incomparablement plus grande que celle de l’érudition ; il en serait ainsi même au degré le plus bas, nous voulons dire dans le cas de celui qui, par incapacité de comprendre les vérités doctrinales, y chercherait simplement une règle de conduite, ce qui lui permettrait tout au moins de participer à la tradition dans la mesure de ses possibilités. Le cas de celui qui vise à s’assimiler aussi complètement que possible l’exotérisme de la doctrine, comme le fait par exemple le théologien, se situe à un niveau assurément très supérieur à celui-là ; et pourtant ce n’est toujours que du sens littéral qu’il s’agit alors, et l’existence d’autres sens plus profonds, c’est-à-dire en somme celle de l’ésotérisme, peut n’être même pas soupçonnée. Au contraire, celui qui a quelque connaissance théorique de l’ésotérisme pourra, à l’aide de certains commentaires ou autrement, commencer à percevoir la pluralité des sens contenus dans les textes sacrés, et, par suite, à discerner l’« esprit » caché sous la « lettre » ; sa compréhension est donc d’un ordre bien plus profond et plus élevé que celle à laquelle peut prétendre le plus savant et le plus parfait des exotéristes. L’étude de ces textes pourra alors constituer une partie importante de la préparation doctrinale qui doit normalement précéder toute réalisation ; mais cependant, si celui qui s’y livre ne reçoit par ailleurs aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions qu’il y apporte, à une connaissance exclusivement théorique, qu’une telle étude, par elle-même, ne permet de dépasser en aucune façon.

Si, au lieu des Écritures sacrées, nous considérions certains écrits d’un caractère proprement initiatique, comme par exemple ceux de Shankarâchârya ou ceux de Mohyiddin ibn Arabi, nous pourrions, sauf sur un point, dire à peu près exactement la même chose : ainsi, tout le profit qu’un orientaliste pourra retirer de leur lecture sera de savoir que tel auteur (et qui pour lui n’est en effet qu’un « auteur » et rien de plus) a dit telle ou telle chose ; et encore, s’il veut traduire cette chose au lieu de se contenter de la répéter textuellement et par un simple effort de mémoire, il y aura les plus grandes chances pour qu’il la déforme, puisqu’il ne s’en est assimilé le sens réel à aucun degré. La seule différence avec ce que nous avons dit précédemment, c’est qu’ici il n’y a plus lieu de considérer le cas de l’exotériste, puisque ces écrits se rapportent au seul domaine ésotérique et, comme tels, sont entièrement en dehors de sa compétence ; s’il pouvait vraiment les comprendre, il aurait déjà franchi par là même la limite qui sépare l’exotérisme de l’ésotérisme, et alors, en fait, nous nous retrouverions en présence du cas de l’ésotériste « théorique », pour lequel nous ne pourrions que redire, sans y rien changer, tout ce que nous en avons déjà dit.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à envisager une dernière différence, mais qui n’est pas la moins importante au point de vue où nous nous plaçons présentement : nous voulons parler de celle qui existe suivant qu’un même livre est lu par cet ésotériste « théorique » dont il vient d’être question, et que nous supposons n’avoir reçu encore aucune initiation, ou par celui qui au contraire possède déjà un rattachement initiatique. Celui-ci y verra naturellement des choses du même ordre que celui-là, mais peut-être plus complètement, et surtout elles lui apparaîtront en quelque sorte sous un jour différent ; il va de soi, d’ailleurs, que, tant qu’il n’en est qu’à l’initiation virtuelle, il peut ne faire que poursuivre simplement, à un degré plus profond, une préparation doctrinale demeurée incomplète jusque-là ; mais il en va tout autrement dès qu’il entre dans la voie de la réalisation. Pour lui, le contenu du livre n’est plus alors proprement qu’un support de méditation, au sens qu’on pourrait dire rituel, et exactement au même titre que les symboles de divers ordres qu’il emploie pour aider et soutenir son travail intérieur ; et il serait assurément incompréhensible que des écrits traditionnels, qui sont nécessairement, par leur nature même, symboliques dans l’acception la plus stricte de ce terme, ne puissent jouer aussi un tel rôle. Au-delà de la « lettre » qui alors a en quelque sorte disparu pour lui, celui-là ne verra véritablement plus que l’« esprit », et ainsi pourront s’ouvrir à lui, aussi bien que lorsqu’il médite en se concentrant sur un mantra ou un yantra rituel, des possibilités tout autres que celles d’une simple compréhension théorique ; mais, s’il en est ainsi, c’est uniquement, redisons-le encore, en vertu de l’initiation qu’il a reçue, et qui constitue la condition nécessaire sans laquelle, quelles que soient d’ailleurs les qualifications d’une individualité, il ne saurait y avoir le moindre commencement de réalisation, ce qui en somme revient tout simplement à dire que toute initiation effective présuppose forcément l’initiation virtuelle. Nous ajouterons encore que, s’il arrive que celui qui médite sur un écrit d’ordre initiatique entre réellement en contact par là avec une influence émanée de son auteur, ce qui est en effet possible si cet écrit procède de la forme traditionnelle et surtout de la « chaîne » particulière auxquelles il appartient lui-même, cela encore, bien loin de pouvoir tenir lieu d’un rattachement initiatique, ne peut jamais être au contraire qu’une conséquence de celui qu’il possède déjà. Ainsi, de quelque façon qu’on envisage la question, il ne saurait absolument en aucun cas s’agir d’une initiation par les livres, mais seulement, dans certaines conditions, d’un usage initiatique de ceux-ci, ce qui est évidemment tout autre chose ; nous espérons y avoir insisté suffisamment cette fois pour qu’il ne subsiste plus la moindre équivoque à cet égard, et pour qu’on ne puisse plus penser qu’il y ait là quelque chose qui soit susceptible, fût-ce exceptionnellement, de dispenser de la nécessité du rattachement initiatique.