CHAPITRE IV
Sur les degrés initiatiques(*)

Nous avons été fort étonné de constater en ces derniers temps que certains, dont nous pensions cependant qu’ils auraient dû mieux comprendre ce que nous avons exposé à maintes reprises sur l’initiation, commettaient encore à ce sujet d’assez étranges méprises, témoignant de notions tout à fait inexactes sur des questions qui sont pourtant relativement simples. C’est ainsi que, notamment, nous avons entendu émettre l’assertion, parfaitement inexplicable de la part de quiconque possède ou devrait posséder quelque connaissance de ces choses, que, entre l’état spirituel d’un initié qui est simplement « entré dans la voie » et l’« état primordial », il n’existe aucun degré intermédiaire. La vérité est qu’il en existe au contraire un grand nombre, car le chemin des « petits mystères », qui aboutit à l’« état primordial », est certainement fort long à parcourir, et en fait, bien peu arrivent jusqu’à son terme ; comment pourrait-on soutenir que tous ceux qui sont sur ce chemin sont réellement au même point, et qu’il n’en est pas qui soient parvenus à des étapes différentes ? D’ailleurs, s’il en était ainsi, comment se ferait-il que les formes initiatiques qui se rapportent proprement aux « petits mystères » comprennent généralement une pluralité de degrés, par exemple trois dans certaines d’entre elles, sept dans certaines autres, pour nous borner aux cas les plus connus, et à quoi ces degrés pourraient-ils bien correspondre ? Nous avons cité aussi une énumération taoïste dans laquelle, entre l’état de l’« homme sage » et celui de l’« homme véritable », il est fait mention de deux autres degrés intermédiaires(1) ; cet exemple est même particulièrement net, puisque l’« état primordial », qui est celui de l’« homme véritable », y est expressément situé ainsi au quatrième degré d’une hiérarchie initiatique. Dans tous les cas, et de quelque façon qu’ils soient répartis, ces degrés ne peuvent, théoriquement tout au moins, ou symboliquement si l’on veut, lorsqu’il s’agit d’une initiation simplement virtuelle, représenter rien d’autre que les différentes étapes d’une initiation effective, auxquelles correspondent nécessairement autant d’états spirituels distincts dont elles sont la réalisation successive ; s’il en était autrement, ils seraient entièrement dépourvus de toute signification. En réalité, les degrés intermédiaires de l’initiation peuvent même être en multitude indéfinie, et il doit être bien entendu que ceux qui existent dans une organisation initiatique ne constituent jamais qu’une sorte de classification plus ou moins générale et « schématique », limitée à la considération de certaines étapes principales ou plus nettement caractérisées, ce qui explique d’ailleurs la diversité de ces classifications(2). Il va de soi aussi que, même si une organisation initiatique, pour une raison quelconque de « méthode », ne confère pas des degrés nettement distincts et marqués par des rites particuliers à chacun d’eux, cela n’empêche pas que les mêmes étapes existent forcément pour ceux qui y sont rattachés, du moins dès qu’ils passent à l’initiation effective, car il n’y a aucun moyen qui permette d’atteindre directement le but.

Nous pouvons encore présenter les choses d’une autre façon, qui les rend peut-être encore plus « tangibles » : nous avons expliqué que l’initiation aux « petits mystères », qui prend naturellement l’homme tel qu’il est dans son état actuel, lui fait en quelque sorte remonter le cycle parcouru dans le sens descendant par l’humanité au cours de son histoire, afin de le ramener finalement jusqu’à l’« état primordial » lui-même(3). Or, il est évident qu’entre celui-ci et l’état présent de l’humanité, il y a eu bien des stades intermédiaires, comme le prouve la distinction traditionnelle des quatre âges, à l’intérieur de chacun desquels il y aurait d’ailleurs lieu d’établir encore des subdivisions ; la dégénérescence spirituelle ne s’est pas produite d’un seul coup, mais par étapes successives, et, logiquement, la régénération ne peut s’opérer qu’en parcourant les mêmes étapes en sens inverse, et en se rapprochant ainsi graduellement de l’« état primordial » qu’il s’agit de reconquérir.

Nous comprendrions mieux qu’on puisse croire qu’il n’y a pas de degrés distincts dans le parcours des « grands mystères », c’est-à-dire entre l’état de l’« homme véritable » et celui de l’« homme transcendant » ; ce serait également faux, mais du moins cette illusion serait-elle plus facilement explicable. Il y a cependant de multiples états supra-individuels, parmi lesquels il en est qui sont en réalité fort éloignés de l’état inconditionné dans lequel seul est réalisée la « Délivrance » ou l’« Identité Suprême » ; mais, dès qu’un être a dépassé l’« état primordial » pour atteindre un état supra-individuel quel qu’il soit, quiconque est encore dans l’état individuel humain le perd de vue en quelque sorte, comme un observateur dont la vue serait limitée à un plan horizontal ne pourrait connaître d’une verticale que son seul point de rencontre avec ce plan, tous les autres lui échappant nécessairement. Ce point, qui correspond proprement à l’« état primordial », est donc en même temps, comme nous l’avons dit ailleurs, la « trace » unique de tous les états supra-humains ; c’est pourquoi, de l’état humain, l’« homme transcendant » et ceux qui ont seulement réalisé des états supra-individuels encore conditionnés sont véritablement « indiscernables » entre eux, ainsi que de l’« homme véritable » lui-même qui n’est pourtant parvenu qu’au centre de l’état humain et n’a actuellement la possession effective d’aucun état supérieur(4).

Cette note n’a d’autre but que de rappeler certaines notions que nous avions déjà exposées, mais qui paraissent bien n’avoir pas été toujours suffisamment comprises ; et nous avons estimé d’autant plus nécessaire d’y revenir qu’il est véritablement bien dangereux, pour ceux qui n’en sont encore qu’au premier stade de l’initiation, de s’imaginer qu’ils sont déjà, s’il est permis de s’exprimer ainsi, des candidats immédiats à la réalisation de l’« état primordial ». Il est vrai qu’il en est qui vont encore beaucoup plus loin et qui se persuadent que, pour obtenir immédiatement la « Délivrance » elle-même, il suffit d’en éprouver un désir sincère, accompagné d’une confiance absolue dans un Guru, sans avoir le moindre effort à accomplir par soi-même ; assurément, on croit rêver quand on se trouve en présence de pareilles aberrations !