CHAPITRE VI
Sagesse innée et sagesse acquise(*)

Confucius enseignait qu’il y a deux sortes de sages, les uns l’étant de naissance, tandis que les autres, dont il était lui-même, ne le sont devenus que par leurs efforts. Il faut se souvenir ici que le « sage » (cheng) tel qu’il l’entend, qui représente le degré le plus élevé de la hiérarchie confucianiste, constitue en même temps, comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs(1), le premier échelon de la hiérarchie taoïste, se situant ainsi en quelque sorte au point-limite où se rejoignent les deux domaines exotérique et ésotérique. Dans ces conditions, on peut se demander si, en parlant du sage de naissance, Confucius a seulement voulu désigner par là l’homme qui possède par nature toutes les qualifications requises pour accéder effectivement et sans autre préparation à la hiérarchie initiatique, et qui, par conséquent, n’a nul besoin de s’efforcer tout d’abord de gravir peu à peu, par des études plus ou moins longues et pénibles, les degrés de la hiérarchie extérieure. Cela est très possible en effet et constitue même l’interprétation la plus vraisemblable ; un tel sens est d’ailleurs d’autant plus légitime qu’il implique tout au moins la reconnaissance du fait qu’il y a des êtres qui sont pour ainsi dire destinés, par leurs propres possibilités, à passer immédiatement au delà de ce domaine exotérique dans lequel Confucius lui-même a toujours entendu se maintenir. D’autre part, cependant, on peut aussi se demander si, en dépassant les limitations inhérentes au point de vue proprement confucianiste, la sagesse innée n’est pas susceptible d’avoir une signification plus étendue et plus profonde, dans laquelle celle que nous venons d’indiquer pourrait du reste rentrer à titre de cas particulier.

Il est facile de comprendre qu’une telle question ait lieu de se poser, car, ainsi que nous avons eu souvent l’occasion de le dire, toute connaissance effective constitue une acquisition permanente, obtenue par l’être une fois pour toutes, et que rien ne peut jamais lui faire perdre. Par suite, si un être qui est parvenu à un certain degré de réalisation dans un état d’existence passe à un autre état, il devra nécessairement y apporter avec lui ce qu’il a ainsi acquis, et qui apparaîtra donc comme « inné » dans ce nouvel état ; il est d’ailleurs bien entendu qu’il ne peut s’agir en cela que d’une réalisation demeurée incomplète, sans quoi le passage à un autre état n’aurait plus aucun sens concevable, et que, dans le cas de l’être qui passe à l’état humain, cas qui est celui qui nous intéresse plus particulièrement ici, cette réalisation n’est pas encore allée jusqu’à l’affranchissement des conditions de l’existence individuelle ; mais elle peut s’étendre depuis les degrés les plus élémentaires jusqu’au point le plus voisin de celui qui, dans l’état humain, correspondra à la perfection de cet état(2). On peut même remarquer que, dans l’état primordial, tous les êtres qui naissaient comme hommes devaient être dans ce dernier cas, puisqu’ils possédaient cette perfection de leur individualité d’une façon naturelle et spontanée, sans avoir aucun effort à faire pour y parvenir, ce qui implique qu’ils étaient sur le point d’atteindre un tel degré avant de naître à l’état humain ; ils étaient donc véritablement des sages de naissance, et cela non pas seulement dans l’acception restreinte où Confucius pouvait l’entendre à son propre point de vue, mais dans toute la plénitude du sens qui peut être donné à cette expression.

Avant d’aller plus loin, il est bon d’appeler l’attention sur le fait qu’il s’agit ici d’une acquisition obtenue dans des états d’existence autres que l’état humain, ce qui n’a donc et ne peut avoir rien de commun avec une conception « réincarnationniste » quelconque ; du reste, celle-ci, outre les raisons d’ordre métaphysique qui s’y opposent d’une façon absolue dans tous les cas, serait encore plus manifestement absurde dans celui des premiers hommes, et cela suffit pour qu’il soit inutile d’y insister davantage. Ce qu’il est peut-être plus important de remarquer expressément, parce qu’on pourrait plus facilement s’y méprendre, c’est que, quand nous parlons de l’état où une telle acquisition a eu lieu comme antérieur à l’état humain, il ne faut pas concevoir cette antériorité comme impliquant en réalité et littéralement une succession plus ou moins assimilable à la succession temporelle telle qu’elle existe à l’intérieur de l’état humain lui-même, mais seulement comme exprimant l’enchaînement causal des différents états ; ceux-ci, à vrai dire, ne peuvent être décrits ainsi comme successifs que d’une façon purement symbolique, mais d’ailleurs il va de soi que, sans recourir à un tel symbolisme conforme aux conditions de notre monde, il serait tout à fait impossible d’exprimer les choses intelligiblement en langage humain. Cette réserve faite, on peut parler d’un être comme ayant déjà atteint un certain degré de réalisation avant de naître à l’état humain ; il suffit de savoir en quel sens on doit l’entendre pour que cette façon de parler, si inadéquate qu’elle soit en elle-même, ne présente véritablement aucun inconvénient ; et c’est ainsi qu’un tel être possédera de naissance le degré correspondant à cette réalisation dans le monde humain, degré pouvant aller depuis celui du cheng-jen ou sage confucianiste jusqu’à celui du tchenn-jen ou « homme véritable ».

Il ne faudrait cependant pas croire que, dans les conditions actuelles du monde terrestre, cette sagesse innée puisse se manifester tout à fait spontanément comme il en était à l’époque primordiale, car il faut évidemment tenir compte des obstacles que le milieu y oppose. L’être dont il s’agit devra donc recourir aux moyens qui existent en fait pour surmonter ces obstacles, ce qui revient à dire qu’il n’est nullement dispensé, comme on pourrait être tenté de le supposer à tort, du rattachement à une « chaîne » initiatique, faute duquel, tant qu’il est dans l’état humain, il resterait simplement ce qu’il était en y entrant, et comme plongé dans une sorte de « sommeil » spirituel ne lui permettant pas d’aller plus loin dans la voie de sa réalisation. On pourrait encore concevoir, à la rigueur, qu’il manifeste extérieurement, sans avoir besoin de le développer d’une façon graduelle, l’état qui est celui du cheng-jen, parce que celui-ci n’est encore qu’à la limite supérieure du domaine exotérique ; mais, pour tout ce qui est au delà, l’initiation proprement dite constitue toujours actuellement une condition indispensable, et d’ailleurs suffisante en pareil cas(3). Cet être pourra alors passer en apparence par les mêmes degrés que l’initié qui est simplement parti de l’état de l’homme ordinaire, mais la réalité sera pourtant bien différente ; en effet, non seulement l’initiation, au lieu de n’être tout d’abord que virtuelle comme elle l’est habituellement, sera pour lui immédiatement effective, mais encore il « reconnaîtra » ces degrés, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme les ayant déjà en lui, d’une façon qui peut être comparée à la « réminiscence » platonicienne, et qui est même sans doute au fond une des significations de celle-ci. Ce cas est comparable aussi à ce que serait, dans l’ordre de la connaissance théorique, celui de quelqu’un qui possède déjà intérieurement la conscience de certaines vérités doctrinales, mais qui est incapable de les exprimer parce qu’il n’a pas à sa disposition les termes appropriés, et qui, dès qu’il les entend énoncer, les reconnaît aussitôt et en pénètre entièrement le sens sans avoir aucun travail à faire pour se les assimiler. Il peut même se faire que, lorsqu’il se trouve en présence des rites et des symboles initiatiques, ceux-ci lui apparaissent comme s’il les avait toujours connus, d’une façon en quelque sorte « intemporelle », parce qu’il a effectivement en lui tout ce qui, au delà et indépendamment des formes particulières, en constitue l’essence même ; et, en fait, cette connaissance n’a bien réellement aucun commencement temporel, puisqu’elle résulte d’une acquisition réalisée en dehors du cours de l’état humain, qui seul est véritablement conditionné par le temps.

Une autre conséquence de ce que nous venons de dire, c’est que, pour parcourir la voie initiatique, un être tel que celui dont nous parlons n’a nul besoin de l’aide d’un Guru extérieur et humain, puisque, en réalité, l’action du véritable Guru intérieur opère en lui dès le début, rendant évidemment inutile l’intervention de tout « substitut » provisoire, car le rôle du Guru extérieur n’est en définitive pas autre chose que celui-là ; et c’est là, à cet égard, le cas d’exception auquel il nous est déjà arrivé de faire allusion. Seulement, ce qu’il est indispensable de bien comprendre, c’est que précisément ce ne peut être là qu’un cas tout à fait exceptionnel, et qui l’est même naturellement de plus en plus à mesure que l’humanité avance davantage dans la marche descendante de son cycle ; on pourrait en effet y voir comme un dernier vestige de l’état primordial et de ceux qui l’ont suivi antérieurement au Kali-Yuga, vestige d’ailleurs forcément obscurci, puisque l’être qui possède « en droit » dès sa naissance la qualité d’« homme véritable » ou celle qui correspond à un moindre degré de réalisation ne peut plus la développer en fait d’une façon entièrement spontanée et indépendante de toute circonstance contingente. Bien entendu, le rôle des contingences n’en reste pas moins réduit pour lui au minimum, puisqu’il ne s’agit en somme que d’un rattachement initiatique pur et simple, qu’il lui est évidemment toujours possible d’obtenir, d’autant plus qu’il y sera comme invinciblement amené par les « affinités » qui sont un effet de sa nature même. Mais ce qu’il faut surtout éviter, car c’est là un danger qui est toujours à craindre quand on envisage des exceptions comme celles-là, c’est que certains ne puissent s’imaginer trop facilement qu’un tel cas est le leur, soit parce qu’ils se sentent naturellement portés à rechercher l’initiation, ce qui, le plus souvent, indique seulement qu’ils sont prêts à entrer dans cette voie, et non pas qu’ils l’ont déjà parcourue en partie dans un autre état, soit parce que, avant toute initiation, il leur est arrivé d’avoir quelques « lueurs » plus ou moins vagues, d’ordre probablement plus psychique que spirituel, qui n’ont en somme rien de plus extraordinaire et ne prouvent pas davantage que les « prémonitions » quelconques que peut avoir occasionnellement tout homme dont les facultés sont un peu moins étroitement limitées que ne le sont communément celles de l’humanité actuelle, et qui, par là même, se trouve moins exclusivement enfermé dans la seule modalité corporelle de son individualité, ce qui d’ailleurs, d’une façon générale, n’implique même pas nécessairement qu’il soit vraiment qualifié pour l’initiation. Tout cela ne représente assurément que des raisons tout à fait insuffisantes pour prétendre pouvoir se passer d’un Maître spirituel et arriver néanmoins sûrement à l’initiation effective, non moins que pour se dispenser de tout effort personnel en vue de ce résultat ; la vérité oblige à dire que c’est là une possibilité qui existe, mais aussi qu’elle ne peut appartenir qu’à une infime minorité, si bien qu’en somme il n’y a pas à en tenir compte pratiquement. Ceux qui ont réellement cette possibilité en prendront toujours conscience, au moment voulu, d’une façon certaine et indubitable, et c’est là, au fond, la seule chose qui importe ; quant aux autres, leurs vaines imaginations, s’ils se laissaient entraîner à y ajouter foi et à se comporter en conséquence, ne pourraient que les conduire aux plus fâcheuses déceptions.