CHAPITRE VII
Le sacré et le profane(*)

Nous avons souvent expliqué déjà que, dans une civilisation intégralement traditionnelle, toute activité humaine, quelle qu’elle soit, possède un caractère qu’on peut dire sacré, parce que, par définition même, la tradition n’y laisse rien en dehors d’elle ; ses applications s’étendent alors à toutes choses sans exception, de sorte qu’il n’en est aucune qui puisse être considérée comme indifférente ou insignifiante à cet égard, et que, quoi que fasse l’homme, sa participation à la tradition est assurée d’une façon constante par ses actes mêmes. Dès que certaines choses échappent au point de vue traditionnel ou, ce qui revient au même, sont regardées comme profanes, c’est là le signe manifeste qu’il s’est déjà produit une dégénérescence entraînant un affaiblissement et comme un amoindrissement de la tradition ; et une telle dégénérescence est naturellement liée, dans l’histoire de l’humanité, à la marche descendante du déroulement cyclique. Il peut évidemment y avoir là bien des degrés différents, mais, d’une façon générale, on peut dire qu’actuellement, même dans les civilisations qui ont encore gardé le caractère le plus nettement traditionnel, une certaine part plus ou moins grande est toujours faite au profane, comme une sorte de concession forcée à la mentalité déterminée par les conditions mêmes de l’époque. Cela ne veut pourtant pas dire qu’une tradition puisse jamais reconnaître le point de vue profane comme légitime, car cela reviendrait en somme à se nier elle-même au moins partiellement, et suivant la mesure de l’extension qu’elle lui accorderait ; à travers toutes ses adaptations successives, elle ne peut que maintenir toujours en droit, sinon en fait, que son propre point de vue vaut réellement pour toutes choses et que son domaine d’application les comprend toutes également.

Il n’y a d’ailleurs que la seule civilisation occidentale moderne qui, parce que son esprit est essentiellement antitraditionnel, prétende affirmer la légitimité du profane comme tel et considère même comme un « progrès » d’y inclure une part de plus en plus grande de l’activité humaine, si bien qu’à la limite, pour l’esprit intégralement moderne, il n’y a plus que du profane, et que tous ses efforts tendent en définitive à la négation ou à l’exclusion du sacré. Les rapports sont ici inversés : une civilisation traditionnelle, même amoindrie, ne peut que tolérer l’existence du point de vue profane comme un mal inévitable, tout en s’efforçant d’en limiter les conséquences le plus possible ; dans la civilisation moderne, au contraire, c’est le sacré qui n’est plus que toléré, parce qu’il n’est pas possible de le faire disparaître entièrement d’un seul coup, et auquel, en attendant la réalisation complète de cet « idéal », on fait une part de plus en plus réduite, en ayant le plus grand soin de l’isoler de tout le reste par une barrière infranchissable.

Le passage de l’une à l’autre de ces deux attitudes opposées implique la persuasion qu’il existe, non plus seulement un point de vue profane, mais un domaine profane, c’est-à-dire qu’il y a des choses qui sont profanes en elles-mêmes et par leur propre nature, au lieu de n’être telles, comme il en est réellement, que par l’effet d’une certaine mentalité. Cette affirmation d’un domaine profane, qui transforme indûment un simple état de fait en un état de droit, est donc, si l’on peut dire, un des postulats fondamentaux de l’esprit antitraditionnel, puisque ce n’est qu’en inculquant tout d’abord cette fausse conception à la généralité des hommes qu’il peut espérer en arriver graduellement à ses fins, c’est-à-dire à la disparition du sacré, ou, en d’autres termes, à l’élimination de la tradition jusque dans ses derniers vestiges. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte à quel point l’esprit moderne a réussi dans cette tâche qu’il s’est assignée, car même les hommes qui s’estiment « religieux », ceux donc chez qui il subsiste encore plus ou moins consciemment quelque chose de l’esprit traditionnel, n’en considèrent pas moins la religion comme une chose occupant parmi les autres une place tout à fait à part, et d’ailleurs à vrai dire bien restreinte, de telle sorte qu’elle n’exerce aucune influence effective sur tout le reste de leur existence, où ils pensent et agissent exactement de la même façon que les plus complètement irréligieux de leurs contemporains. Le plus grave est que ces hommes ne se comportent pas simplement ainsi parce qu’ils s’y trouvent obligés par la contrainte du milieu dans lequel ils vivent, parce qu’il y a là une situation de fait qu’ils ne peuvent que déplorer et à laquelle ils sont incapables de se soustraire, ce qui serait encore admissible, car on ne peut assurément exiger de chacun qu’il ait le courage nécessaire pour réagir ouvertement contre les tendances dominantes de son époque, ce qui n’est certes pas sans danger sous plus d’un rapport. Bien loin de là, ils sont affectés par l’esprit moderne à un tel point que, tout comme les autres, ils regardent la distinction et même la séparation du sacré et du profane comme parfaitement légitime, et que, dans l’état de choses qui est celui de toutes les civilisations traditionnelles et normales, ils ne voient plus qu’une confusion entre deux domaines différents, confusion qui, suivant eux, a été « dépassée » et avantageusement dissipée par le « progrès » !

Il y a plus encore : une telle attitude, déjà difficilement concevable de la part d’hommes, quels qu’ils soient, qui se disent et se croient sincèrement religieux, n’est même plus seulement le fait des « laïques », chez lesquels on pourrait peut-être, à la rigueur, la mettre sur le compte d’une ignorance la rendant encore excusable jusqu’à un certain point. Il paraît que cette même attitude est maintenant aussi celle d’ecclésiastiques de plus en plus nombreux, qui semblent ne pas comprendre tout ce qu’elle a de contraire à la tradition, et nous disons bien à la tradition d’une façon tout à fait générale, donc à celle dont ils sont les représentants aussi bien qu’à toute autre forme traditionnelle ; et on nous a signalé que certains d’entre eux vont jusqu’à faire aux civilisations orientales un reproche de ce que la vie sociale y est encore pénétrée de spirituel, voyant même là une des principales causes de leur prétendue infériorité par rapport à la civilisation occidentale ! Il y a d’ailleurs lieu de remarquer une étrange contradiction : les ecclésiastiques les plus atteints par les tendances modernes se montrent généralement beaucoup plus préoccupés d’action sociale que de doctrine ; mais, puisqu’ils acceptent et approuvent même la « laïcisation » de la société, pourquoi interviennent-ils dans ce domaine ? Ce ne peut être pour essayer, comme il serait légitime et souhaitable, d’y réintroduire quelque peu d’esprit traditionnel, dès lors qu’ils pensent que celui-ci doit rester complètement étranger aux activités de cet ordre ; cette intervention est donc tout à fait incompréhensible, à moins d’admettre qu’il y a dans leur mentalité quelque chose de profondément illogique, ce qui est d’ailleurs incontestablement le cas de beaucoup de nos contemporains. Quoi qu’il en soit, il y a là un symptôme des plus inquiétants : quand des représentants authentiques d’une tradition en sont arrivés à ce point que leur façon de penser ne diffère plus sensiblement de celle de ses adversaires, on peut se demander quel degré de vitalité a encore cette tradition dans son état actuel ; et, puisque la tradition dont il s’agit est celle du monde occidental, quelles chances de redressement peut-il bien, dans ces conditions, y avoir encore pour celui-ci, du moins tant qu’on s’en tient au domaine exotérique et qu’on n’envisage aucun autre ordre de possibilités ?