CHAPITRE XII
Cérémonialisme et esthétisme(*)

Nous avons déjà dénoncé l’étrange confusion qui est commise fréquemment, à notre époque, entre les rites et les cérémonies(1), et qui témoigne d’une méconnaissance complète de la véritable nature et des caractères essentiels des rites, nous pourrions même dire de la tradition en général. En effet, tandis que les rites, comme tout ce qui est d’ordre réellement traditionnel, comportent nécessairement un élément « non-humain », les cérémonies, au contraire, sont quelque chose de purement humain et ne peuvent prétendre à rien de plus qu’à des effets strictement limités à ce domaine, et même, pourrait-on dire, à ses aspects les plus extérieurs, car ces effets, en réalité, sont exclusivement « psychologiques » et surtout émotifs. Aussi pourrait-on voir dans la confusion dont il s’agit un cas particulier ou une conséquence de l’« humanisme », c’est-à-dire de la tendance moderne à tout réduire au niveau humain, tendance qui se manifeste aussi d’autre part par la prétention d’expliquer « psychologiquement » les effets des rites eux-mêmes, ce qui supprime d’ailleurs effectivement la différence essentielle existant entre eux et les cérémonies.

Il ne s’agit pas de contester l’utilité relative des cérémonies, en tant que, s’ajoutant accidentellement aux rites, elles rendent ceux-ci, dans une période d’obscuration spirituelle, plus accessibles à la généralité des hommes, qu’elles préparent ainsi en quelque sorte à en recevoir les effets, parce qu’ils ne peuvent plus être atteints immédiatement que par des moyens tout extérieurs comme ceux-là. Encore faut-il, pour que ce rôle d’« adjuvants » soit légitime et même pour qu’il puisse être réellement efficace, que le développement des cérémonies soit maintenu dans certaines limites, au delà desquelles il risque plutôt d’avoir des conséquences tout opposées. C’est ce qu’on ne voit que trop dans l’état actuel des formes religieuses occidentales où les rites finissent par être véritablement étouffés par les cérémonies ; en pareil cas, non seulement l’accidentel est trop souvent pris pour l’essentiel, ce qui donne naissance à un formalisme excessif et vide de sens, mais l’« épaisseur » même du revêtement cérémoniel, s’il est permis de s’exprimer ainsi, oppose à l’action des influences spirituelles un obstacle qui est loin d’être négligeable ; il y a là un véritable phénomène de « solidification », au sens où nous avons pris ce mot ailleurs(2), qui s’accorde bien avec le caractère général de l’époque moderne.

Cet abus auquel on peut donner le nom de « cérémonialisme » est, à vrai dire, une chose proprement occidentale, et cela est facile à comprendre ; en effet, les cérémonies donnent toujours l’impression de quelque chose d’exceptionnel, et elles en communiquent l’apparence aux rites mêmes auxquels elles viennent se surajouter ; or, moins une civilisation est traditionnelle dans son ensemble, plus s’y accentue la séparation entre la tradition, dans la mesure amoindrie où elle y subsiste encore, et tout le reste, qui est alors considéré comme purement profane et constitue ce qu’on est convenu d’appeler la « vie ordinaire », et sur lequel les éléments traditionnels n’exercent plus aucune influence effective. Il est bien évident que cette séparation n’a jamais été poussée aussi loin qu’elle l’est chez les Occidentaux modernes ; et, en cela, nous voulons naturellement parler de ceux qui ont encore gardé quelque chose de leur tradition, mais qui, en dehors de la part restreinte qu’ils font dans leur vie à la « pratique » religieuse, ne se distinguent des autres en aucune façon. Dans ces conditions, tout ce qui relève de la tradition revêt forcément, par rapport au reste, un caractère d’exception, que souligne précisément le déploiement de cérémonies qui l’entoure ; ainsi, même si l’on admet qu’il y a là quelque chose qui s’explique en partie par le tempérament occidental, et qui correspond à un genre d’émotivité le rendant plus particulièrement sensible aux cérémonies, il n’en est pas moins vrai qu’il y a encore à cela des raisons d’un ordre plus profond, en liaison étroite avec l’extrême affaiblissement de l’esprit traditionnel. Il est à remarquer aussi, dans le même ordre d’idées, que les Occidentaux, quand ils parlent de choses spirituelles ou qu’ils considèrent comme telles à tort ou à raison(3), se croient toujours obligés de prendre un ton solennel et ennuyeux, comme pour mieux marquer que ces choses n’ont rien de commun avec celles qui font le sujet habituel de leurs entretiens ; quoi qu’ils puissent en penser, cette affectation « cérémonieuse » n’a assurément aucun rapport avec le sérieux et la dignité qu’il convient d’observer dans tout ce qui est d’ordre traditionnel, et qui n’excluent nullement le plus parfait naturel et la plus grande simplicité d’attitude, comme on peut le voir encore aujourd’hui en Orient(4).

Il est un autre côté de la question, dont nous n’avons rien dit précédemment, et sur lequel il nous paraît nécessaire d’insister aussi quelque peu : nous voulons parler de la connexion qui existe, chez les Occidentaux, entre le « cérémonialisme » et ce qu’on peut appeler l’« esthétisme ». Par ce dernier mot, nous entendons naturellement la mentalité spéciale qui procède du point de vue « esthétique » ; celui-ci s’applique tout d’abord et plus proprement à l’art, mais il s’étend peu à peu à d’autres domaines et finit par affecter d’une « teinte » particulière la façon qu’ont les hommes d’envisager toutes choses. On sait que la conception « esthétique » est, comme son nom l’indique d’ailleurs, celle qui prétend tout réduire à une simple question de « sensibilité » ; c’est la conception moderne et profane de l’art, qui, comme A. K. Coomaraswamy l’a montré dans de nombreux écrits, s’oppose à sa conception normale et traditionnelle ; elle élimine de ce à quoi elle s’applique toute intellectualité, on pourrait même dire toute intelligibilité, et le beau, bien loin d’être la « splendeur du vrai » comme on le définissait jadis, s’y réduit à n’être plus que ce qui produit un certain sentiment de plaisir, donc quelque chose de purement « psychologique » et « subjectif ». Il est dès lors facile de comprendre comment le goût des cérémonies se rattache à cette façon de voir, puisque, précisément, les cérémonies n’ont que des effets de cet ordre « esthétique » et ne sauraient en avoir d’autres ; elles sont, tout comme l’art moderne, quelque chose qu’il n’y a pas lieu de chercher à comprendre et où il n’y a aucun sens plus ou moins profond à pénétrer, mais par quoi il suffit de se laisser « impressionner » d’une façon toute sentimentale. Tout cela n’atteint donc, dans l’être psychique, que la partie la plus superficielle et la plus illusoire de toutes, celle qui varie non seulement d’un individu à un autre, mais aussi chez le même individu suivant ses dispositions du moment ; ce domaine sentimental est bien, sous tous les rapports, le type le plus complet et le plus extrême de ce qu’on pourrait appeler la « subjectivité » à l’état pur(5).

Ce que nous disons du goût des cérémonies proprement dites s’applique aussi, bien entendu, à l’importance excessive et en quelque sorte disproportionnée que certains attribuent à tout ce qui est « décor » extérieur, allant parfois, et cela même dans des choses d’ordre authentiquement traditionnel, jusqu’à vouloir faire de cet accessoire contingent un élément tout à fait indispensable et essentiel, tout comme d’autres s’imaginent que les rites perdraient toute valeur s’ils n’étaient accompagnés de cérémonies plus ou moins « imposantes ». Il est peut-être encore plus évident ici que c’est bien d’« esthétisme » qu’il s’agit au fond, et, même quand ceux qui s’attachent ainsi au « décor » assurent le faire à cause de la signification qu’ils y reconnaissent, nous ne sommes pas certain qu’ils ne s’illusionnent pas bien souvent en cela, et qu’ils ne soient pas attirés surtout par quelque chose de beaucoup plus extérieur et « subjectif », par une impression « artistique » au sens moderne de ce mot ; le moins qu’on puisse dire, c’est que la confusion de l’accidentel avec l’essentiel, qui subsiste de toute façon, est toujours le signe d’une compréhension fort imparfaite.

Ainsi, par exemple, parmi ceux qui admirent l’art du moyen âge, même lorsqu’ils se persuadent sincèrement que leur admiration n’est pas simplement « esthétique » comme l’était celle des « romantiques », et que le motif principal en est la spiritualité qui s’exprime dans cet art, nous doutons qu’il y en ait beaucoup qui le comprennent véritablement et qui soient capables de faire l’effort nécessaire pour le voir autrement qu’avec des yeux modernes, nous voulons dire pour se placer réellement dans l’état d’esprit de ceux qui ont réalisé cet art et de ceux à qui il était destiné. Chez ceux qui se plaisent à s’entourer d’un « décor » de cette époque, on retrouve presque toujours, à un degré plus ou moins accentué, sinon la mentalité à proprement parler, du moins l’« optique » des architectes qui font du « néo-gothique », ou des peintres modernes qui essaient d’imiter les œuvres des « primitifs ». Il y a toujours dans ces reconstitutions quelque chose d’artificiel et de « cérémonieux », quelque chose qui « sonne faux », pourrait-on dire, et qui rappelle l’« exposition » ou le « musée » beaucoup plus qu’il n’évoque l’usage réel et normal des œuvres d’art dans une civilisation traditionnelle ; pour tout dire en un mot, on a nettement l’impression que l’« esprit » en est absent(6).

Ce que nous venons de dire au sujet du moyen âge, afin de donner un exemple pris à l’intérieur du monde occidental lui-même, on pourrait le dire aussi, et à plus forte raison, dans les cas où il s’agit d’un « décor » oriental ; il est bien rare, en effet, que celui-ci, même s’il est composé d’éléments authentiques, ne représente pas surtout, en tant qu’« ensemble », l’idée que les Occidentaux se font de l’Orient, et qui n’a que de bien lointains rapports avec ce qu’est réellement l’Orient lui-même(7). Ceci nous amène à préciser encore un autre point important : c’est que, parmi les multiples manifestations de l’« esthétisme » moderne, il convient de faire une place à part au goût de l’« exotisme », qu’on constate si fréquemment chez nos contemporains, et qui, quels que soient les divers facteurs qui ont pu contribuer à le répandre et qu’il serait trop long d’examiner ici en détail, se ramène encore en définitive à une question de « sensibilité » plus ou moins « artistique », étrangère à toute compréhension vraie, et même malheureusement, chez ceux qui ne font que « suivre » et imiter les autres, à une simple affaire de « mode », comme il en est d’ailleurs aussi dans le cas de l’admiration affectée pour telle ou telle forme d’art, et qui varie d’un moment à l’autre au gré des circonstances. Le cas de l’« exotisme » nous touche en quelque sorte plus directement que tout autre, parce qu’il est fort à craindre que l’intérêt même que certains manifestent pour les doctrines orientales ne soit dû trop souvent à cette tendance ; quand il en est ainsi, il est évident qu’il ne s’agit que d’une « attitude » purement extérieure et qu’il n’y a pas lieu de prendre au sérieux. Ce qui complique les choses, c’est que cette même tendance peut aussi se mêler parfois, dans une proportion plus ou moins grande, à un intérêt beaucoup plus réel et plus sincère ; ce cas n’est certes pas désespéré comme l’autre, mais ce dont il faut bien se rendre compte alors, c’est qu’on ne pourra jamais parvenir à la véritable compréhension d’une doctrine quelconque que quand l’impression d’« exotisme » qu’elle a pu donner au début aura entièrement disparu. Cela peut demander un effort préliminaire assez considérable et même pénible pour certains, mais qui est strictement indispensable s’ils veulent obtenir quelque résultat valable des études qu’ils ont entreprises ; si la chose est impossible, ce qui arrive naturellement quelquefois, c’est qu’on a affaire à des Occidentaux qui, du fait de leur constitution psychique spéciale, ne pourront jamais cesser de l’être, et qui, par conséquent, feraient beaucoup mieux de le demeurer entièrement et franchement, et de renoncer à s’occuper de choses dont ils ne peuvent tirer aucun profit réel, car, quoi qu’ils fassent, elles se situeront toujours pour eux dans un « autre monde », sans rapport avec celui auquel ils appartiennent en fait et dont ils sont incapables de sortir. Nous ajouterons que ces remarques prennent une importance toute particulière dans le cas des Occidentaux d’origine qui, pour une raison ou pour une autre, et surtout pour des raisons d’ordre ésotérique et initiatique, les seules en somme que nous puissions considérer comme véritablement dignes d’intérêt(8), ont pris le parti d’adhérer à une tradition orientale ; en effet, il y a là une véritable question de « qualification » qui se pose pour eux, et qui devrait, en toute rigueur, faire l’objet d’une sorte d’« épreuve » préalable avant d’en venir à une adhésion réelle et effective. En tout cas, et même dans les conditions les plus favorables, il faut que ceux-là soient bien persuadés que, tant qu’ils trouveront le moindre caractère « exotique » à la forme traditionnelle qu’ils auront adoptée, ce sera la preuve la plus incontestable qu’ils ne se la sont pas vraiment assimilée et que, quelles que puissent être les apparences, elle demeure encore pour eux quelque chose d’extérieur à leur être réel et qui ne le modifie que superficiellement ; c’est là en quelque sorte un des premiers obstacles qu’ils rencontrent sur leur voie, et l’expérience oblige à reconnaître que, pour beaucoup, ce n’est peut-être pas le moins difficile à surmonter.