CHAPITRE XIV
Les trois voies et les formes initiatiques(*)

On sait que la tradition hindoue distingue trois « voies » (mârgas) qui sont respectivement celles de Karma, de Bhakti et de Jnâna ; nous ne reviendrons pas sur la définition de ces termes, que nous devons supposer suffisamment connue de nos lecteurs ; mais nous préciserons avant tout que, dès lors qu’il y correspond trois formes de Yoga, cela implique essentiellement que tous ont ou sont susceptibles d’avoir une signification d’ordre proprement initiatique(1). D’autre part, il faut bien comprendre que toute distinction de ce genre a forcément toujours un certain caractère « schématique » et quelque peu théorique, car, en fait, les « voies » varient indéfiniment pour convenir à la diversité des natures individuelles, et, même dans une classification très générale comme celle-là, il ne peut être question que d’une prédominance d’un des éléments dont il s’agit par rapport aux autres, sans que ceux-ci puissent jamais être entièrement exclus. Il en est ici comme dans le cas des trois gunas : on classe les êtres suivant le guna qui prédomine en eux, mais il va de soi que la nature de tout être manifesté n’en comporte pas moins à la fois tous les gunas, bien qu’en des proportions diverses, car il est impossible qu’il en soit autrement dans tout ce qui procède de Prakriti. Le rapprochement que nous faisons entre ces deux cas est d’ailleurs plus qu’une simple comparaison, et il est d’autant plus justifié qu’il y a réellement une certaine corrélation entre l’un et l’autre : en effet, le Jnâna-mârga est évidemment celui qui convient aux êtres de nature « sattwique », tandis que le Bhakti-mârga et le Karma-mârga conviennent à ceux dont la nature est principalement « rajasique », d’ailleurs avec des nuances différentes ; on pourrait peut-être dire, en un certain sens, qu’il y a dans le dernier quelque chose qui est plus proche de tamas que dans l’autre, mais encore ne faudrait-il pas pousser cette considération trop loin, car il est bien clair que les êtres de nature « tamasique » ne sont aucunement qualifiés pour suivre quelque voie initiatique que ce soit.

Quoi qu’il en soit de cette dernière réserve, il n’en est pas moins vrai qu’il existe un rapport entre les caractères respectifs des trois mârgas et les éléments constitutifs de l’être répartis suivant le ternaire « esprit, âme, corps »(2) : la Connaissance pure est, en elle-même, d’ordre essentiellement supra-individuel, c’est-à-dire en définitive spirituel, comme l’intellect transcendant dont elle relève ; le caractère nettement psychique de Bhakti est évident, tandis que Karma, dans toutes ses modalités, comporte forcément une certaine activité d’ordre corporel, et, quelles que soient les transpositions dont ces termes sont susceptibles, quelque chose de cette nature originelle doit toujours s’y retrouver inévitablement. Ceci confirme pleinement ce que nous disions de la correspondance avec les gunas : la voie « jnânique », dans ces conditions, ne peut évidemment convenir qu’aux êtres en lesquels prédomine la tendance ascendante de sattwa, et qui, par là même, sont prédisposés à viser directement à la réalisation des états supérieurs plutôt qu’à s’attarder à un développement détaillé des possibilités individuelles ; les deux autres voies, par contre, font tout d’abord appel à des éléments proprement individuels, fût-ce pour les transformer finalement en quelque chose qui appartient à un ordre supérieur, et ceci est bien conforme à la nature de rajas, qui est la tendance produisant l’expansion de l’être au niveau même de l’individualité, laquelle, il ne faut pas l’oublier, est constituée par l’ensemble des éléments psychique et corporel. D’autre part, il résulte immédiatement de là que la voie « jnânique » se réfère plus particulièrement aux « grands mystères », et les voies « bhaktique » et « karmique » aux « petits mystères » ; en d’autres termes, on voit encore par là que c’est seulement par Jnâna qu’il est possible de parvenir au but final, tandis que Bhakti et Karma ont plutôt un rôle « préparatoire », les voies correspondantes ne conduisant que jusqu’à un certain point, mais rendant possible l’obtention de la Connaissance pour ceux dont la nature n’y serait pas apte directement et sans une telle préparation. Il est d’ailleurs bien entendu qu’il ne peut y avoir d’initiation effective, même aux premiers stades, sans une part plus ou moins grande de connaissance réelle, alors même que, dans les moyens qu’elle met en œuvre, l’« accent » est mis surtout sur l’un ou l’autre des deux éléments « bhaktique » et « karmique » ; mais ce que nous voulons dire, c’est qu’en tout cas, au delà des limites de l’état individuel, il ne peut plus y avoir qu’une seule et unique voie, qui est nécessairement celle de la Connaissance pure. Une autre conséquence qu’il nous faut noter encore, c’est que, en raison de la connexion des deux voies « bhaktique » et « karmique » avec l’ordre des possibilités individuelles et avec le domaine des « petits mystères », la distinction entre elles est beaucoup moins nettement tranchée qu’avec la voie « jnânique », ce qui devra naturellement se refléter d’une certaine façon dans les rapports des formes initiatiques correspondantes ; nous aurons du reste à revenir quelque peu sur ce point dans la suite de notre exposé.

Ces considérations nous amènent à envisager encore une autre relation, celle qui existe, d’une façon générale, entre les trois mârgas et les trois castes « deux fois nées » ; il est d’ailleurs facile à comprendre qu’il doive y avoir une telle relation, puisque la distinction des castes n’est pas autre chose en principe qu’une classification des êtres humains suivant leurs natures individuelles, et que c’est précisément par convenance avec la diversité de ces natures qu’il existe une pluralité de voies. Les Brâhmanes, étant de nature « sattwique », sont particulièrement qualifiés pour le Jnâna-mârga, et il est dit expressément qu’ils doivent tendre aussi directement que possible à la possession des états supérieurs de l’être ; d’ailleurs, leur fonction même dans la société traditionnelle est essentiellement et avant tout une fonction de connaissance. Les deux autres castes, dont la nature est principalement « rajasique », exercent des fonctions qui, en elles-mêmes, ne dépassent pas le niveau individuel et sont orientées vers l’activité extérieure(3) : celles des Kshatriyas correspondent à ce qu’on peut appeler le « psychisme » de la collectivité, et celles des Vaishyas ont pour objet les diverses nécessités de l’ordre corporel ; il résulte de là, d’après ce que nous avons dit précédemment, que les Kshatriyas doivent être surtout qualifiés pour le Bhakti-mârga et les Vaishyas pour le Karma-mârga, et, en fait, c’est bien là ce qu’on peut constater généralement dans les formes initiatiques qui leur sont respectivement destinées. Cependant, il y a une remarque importante à faire à ce propos : c’est que, si l’on entend le Karma-mârga dans son sens le plus étendu, il se définit par le swadharma, c’est-à-dire par l’accomplissement par chaque être de la fonction qui est conforme à sa propre nature ; on pourrait alors en envisager une application à toutes les castes, sauf pourtant que ce terme serait manifestement impropre en ce qui concerne les Brâhmanes, la fonction de ceux-ci étant en réalité au delà du domaine de l’action ; mais on pourrait du moins l’appliquer tout à la fois, bien qu’avec des modalités différentes, au cas des Kshatriyas et à celui des Vaishyas, ce qui est un exemple de la difficulté qu’il y a, comme nous le disions plus haut, à séparer d’une façon tout à fait nette ce qui convient aux uns et aux autres, et l’on sait du reste que la Bhagavad-Gîtâ expose un Karma-Yoga qui est plus spécialement à l’usage des Kshatriyas. Malgré cela, il n’en reste pas moins vrai que, si l’on prend les mots dans leur sens le plus strict, les initiations des Kshatriyas présentent dans leur ensemble un caractère surtout « bhaktique » et celles des Vaishyas un caractère surtout « karmique » ; et ceci s’éclairera encore tout à l’heure par un exemple tiré des formes initiatiques du monde occidental lui-même.

Il va de soi, en effet, que, quand nous parlons des castes comme nous le faisons ici, en nous référant en premier lieu à la tradition hindoue pour la commodité de notre exposé et parce qu’elle nous fournit à cet égard la terminologie la plus adéquate, ce que nous en disons s’étend également à tout ce qui correspond ailleurs à ces castes, sous une forme ou sous une autre, car les grandes catégories entre lesquelles se partagent les natures individuelles des êtres humains sont toujours et partout les mêmes, par là même que, ramenées à leur principe, elles ne sont qu’une résultante de la prédominance respective des différents gunas, ce qui est évidemment applicable à l’humanité tout entière, en tant que cas particulier d’une loi qui vaut pour tout l’ensemble de la manifestation universelle. La seule différence notable est dans la proportion plus ou moins grande, suivant les conditions de temps et de lieu, des hommes qui appartiennent à chacune de ces catégories, et qui par conséquent, s’ils sont qualifiés pour recevoir une initiation, seront susceptibles de suivre l’une ou l’autre des voies correspondantes(4) ; et, dans les cas les plus extrêmes, il peut arriver que quelqu’une de ces voies cesse pratiquement d’exister dans un milieu donné, le nombre de ceux qui seraient aptes à la suivre étant devenu insuffisant pour permettre le maintien d’une forme initiatique distincte(5). C’est ce qui est arrivé notamment en Occident, où, tout au moins depuis fort longtemps, les aptitudes à la connaissance ont été constamment beaucoup plus rares et moins développées que la tendance à l’action, ce qui revient à dire que, dans l’ensemble du monde occidental, et même dans ce qui en constitue l’« élite » au moins relative, rajas l’emporte de beaucoup sur sattwa ; aussi, même déjà au moyen âge, on ne trouve pas d’indices bien nets de l’existence de formes initiatiques proprement « jnâniques », qui auraient dû normalement correspondre à une initiation sacerdotale ; cela est à tel point que même les organisations initiatiques qui étaient alors en connexion plus spéciale avec certains Ordres religieux n’en avaient pas moins un caractère « bhaktique » fortement accentué, autant qu’il est possible d’en juger d’après le mode d’expression employé le plus habituellement par ceux de leurs membres qui laissèrent des ouvrages écrits. Par contre, on trouve à cette époque, d’une part, l’initiation chevaleresque, dont le caractère dominant est évidemment « bhaktique »(6), et, d’autre part, les initiations artisanales, qui étaient « karmiques » au sens le plus strict, puisqu’elles étaient basées essentiellement sur l’exercice effectif d’un métier. Il va de soi que la première était une initiation de Kshatriyas et que les secondes étaient des initiations de Vaishyas, en prenant la désignation des castes suivant la signification générale que nous avons expliquée tout à l’heure ; et nous ajouterons que les liens qui existèrent presque toujours en fait entre ces deux catégories, ainsi que nous avons eu assez souvent l’occasion de le signaler ailleurs, sont une confirmation de ce que nous avons dit plus haut de l’impossibilité de les séparer complètement. Plus tard, les formes « bhaktiques » elles-mêmes disparurent, et les seules initiations qui subsistent encore actuellement en Occident sont des initiations de métier ou l’ont été à l’origine ; même là où, par suite de certaines circonstances particulières, la pratique du métier n’est plus requise comme une condition nécessaire, ce qui ne peut du reste être regardé que comme un amoindrissement, sinon comme une véritable dégénérescence, cela ne change évidemment rien quant à leur caractère essentiel.

Maintenant, si l’existence exclusive de formes initiatiques qui peuvent être qualifiées de « karmiques » dans l’Occident actuel est un fait incontestable, il faut bien dire que les interprétations auxquelles ce fait a donné lieu ne sont pas toujours exemptes d’équivoques et de confusions, et cela à plus d’un point de vue ; c’est là ce qu’il nous reste encore à examiner pour mettre les choses au point aussi complètement que possible. Tout d’abord, certains se sont imaginé que, par leur caractère « karmique », les initiations occidentales s’opposent en quelque sorte aux initiations orientales, qui, suivant leur façon de voir, seraient toutes proprement « jnâniques »(7) ; cela est tout à fait inexact, car la vérité est que, en Orient, toutes les catégories de formes initiatiques coexistent, comme le prouve d’ailleurs suffisamment l’enseignement de la tradition hindoue au sujet des trois mârgas ; si au contraire il n’en existe plus qu’une en Occident, c’est que les possibilités de cet ordre s’y trouvent réduites au minimum. Que la prédominance de plus en plus exclusive de la tendance à l’action extérieure soit une des causes principales de cet état de fait, cela n’est pas douteux ; mais il n’en est pas moins vrai que c’est en dépit de l’aggravation de cette tendance qu’il subsiste encore aujourd’hui une initiation quelle qu’elle soit, et prétendre le contraire implique une grave méprise sur la signification réelle de la voie « karmique », ainsi que nous le verrons plus précisément tout à l’heure. De plus, il n’est pas admissible de vouloir faire en quelque sorte une question de principe de ce qui n’est que l’effet d’une simple situation contingente, et d’envisager les choses comme si toute forme initiatique occidentale devait nécessairement être de type « karmique » par là même qu’elle est occidentale ; nous ne croyons pas qu’il y ait besoin d’y insister davantage, car, après tout ce que nous avons déjà dit, il doit être assez clair qu’une telle vue ne saurait répondre à la réalité, qui est d’ailleurs évidemment beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît le supposer.

Un autre point très important est celui-ci : le terme de Karma, quand il s’applique à une voie ou à une forme initiatique, doit être entendu avant tout dans son sens technique d’« action rituelle » ; à cet égard, il est facile de voir qu’il y a dans toute initiation un certain côté « karmique », puisqu’elle implique toujours essentiellement l’accomplissement de rites particuliers ; cela correspond d’ailleurs encore à ce que nous avons dit de l’impossibilité qu’il y a à ce que l’une ou l’autre des trois voies existe à l’état pur. En outre, et en dehors des rites proprement dits, toute action, pour être réellement « normale », c’est-à-dire conforme à l’« ordre », doit être « ritualisée », et, comme nous l’avons souvent expliqué, elle l’est effectivement dans une civilisation intégralement traditionnelle ; même dans les cas qu’on pourrait dire « mixtes », c’est-à-dire ceux où une certaine dégénérescence a amené l’introduction du point de vue profane et lui a fait une part plus ou moins large dans l’activité humaine, cela demeure encore vrai tout au moins pour toute action qui est en rapport avec l’initiation, et il en est notamment ainsi pour tout ce qui concerne la pratique du métier dans le cas des initiations artisanales(8). On voit que cela est aussi loin que possible de l’idée que se font d’une voie « karmique » ceux qui pensent qu’une organisation initiatique, parce qu’elle présente un tel caractère, doit se mêler plus ou moins directement à une action extérieure et toute profane, comme le sont inévitablement en particulier, dans les conditions du monde moderne, les activités « sociales » de tout genre. La raison que ceux-là invoquent à l’appui de leur conception est généralement qu’une telle organisation a le devoir de contribuer au bien-être et à l’amélioration de l’humanité dans son ensemble ; l’intention peut être très louable en elle-même, mais la façon dont ils en envisagent la réalisation, même si on la débarrasse des illusions « progressistes » auxquelles elle est trop souvent associée, n’en est pas moins complètement erronée. Il n’est certes pas dit qu’une organisation initiatique ne puisse pas se proposer secondairement un but comme celui qu’ils ont en vue, « par surcroît » en quelque sorte, et à la condition de ne jamais le confondre avec ce qui constitue son but propre et essentiel ; mais alors, pour exercer une influence sur le milieu extérieur sans cesser d’être ce qu’elle doit être véritablement, il faudra qu’elle mette en œuvre des moyens tout autres que ceux qu’ils croient sans doute être les seuls possibles, et d’un ordre beaucoup plus « subtil », mais qui n’en sont d’ailleurs que plus efficaces. Prétendre le contraire, c’est, au fond, méconnaître totalement la valeur de ce que nous avons parfois appelé une « action de présence » ; et cette méconnaissance est, dans l’ordre initiatique, comparable à ce qu’est, dans l’ordre exotérique et religieux, celle, si répandue aussi à notre époque, du rôle des Ordres contemplatifs ; c’est en somme, dans les deux cas, une conséquence de la même mentalité spécifiquement moderne, pour laquelle tout ce qui n’apparaît pas au dehors et ne tombe pas sous les sens est comme s’il n’existait pas.

Pendant que nous sommes sur ce sujet, nous ajouterons encore qu’il y a aussi bien des méprises sur la nature des deux autres voies, et surtout de la voie « bhaktique », car, pour ce qui est de la voie « jnânique », il est tout de même trop difficile de confondre la Connaissance pure, ou même les sciences traditionnelles qui en dépendent et qui relèvent plus proprement du domaine des « petits mystères », avec les spéculations de la philosophie et de la science profanes. En raison de son caractère plus strictement transcendant, on peut beaucoup plus facilement ignorer entièrement cette voie que la dénaturer par de fausses conceptions ; et même les travestissements en « philosophie », de la part de certains orientalistes, qui ne laissent absolument rien subsister de l’essentiel et réduisent tout à l’ombre vaine des « abstractions », équivalent en fait à l’ignorance pure et simple et sont trop éloignés de la vérité pour pouvoir en imposer à quiconque a la moindre notion des choses initiatiques. En ce qui concerne Bhakti, le cas est assez différent, et ici les erreurs proviennent surtout d’une confusion du sens initiatique de ce terme avec son sens exotérique, qui d’ailleurs, aux yeux des Occidentaux, prend presque forcément un aspect spécifiquement religieux et plus ou moins « mystique » qu’il ne peut avoir dans les traditions orientales ; cela n’a assurément rien de commun avec l’initiation, et, s’il ne s’agissait réellement de rien d’autre, il est évident qu’il ne pourrait pas y avoir de Bhakti-Yoga ; mais ceci nous ramènerait en définitive à la question du mysticisme et de ses différences essentielles avec l’initiation, que nous avons déjà suffisamment traitée en d’autres occasions pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir une fois de plus.