CHAPITRE XVI
Nouvelles confusions(*)

Nous avons eu à signaler, il y a quelques années, l’étrange attitude de ceux qui éprouvaient le besoin de confondre délibérément l’ésotérisme avec le mysticisme ou même, pour parler plus exactement, d’exposer les choses de façon à substituer entièrement le mysticisme à l’ésotérisme partout où ils rencontraient celui-ci, et notamment dans les doctrines orientales(1). Cette confusion avait d’ailleurs pris naissance chez les orientalistes, et elle pouvait, à l’origine, n’être due qu’à leur incompréhension, dont ils ont donné assez d’autres preuves pour qu’il n’y ait pas lieu de trop s’en étonner ; mais où la chose devint plus grave, c’est quand on s’en empara dans certains milieux religieux, avec des intentions visiblement beaucoup plus conscientes et un parti pris qui n’était plus simplement celui de tout faire rentrer bon gré mal gré dans les cadres occidentaux. Dans ces milieux, en effet, on s’était contenté jusque-là de nier purement et simplement l’existence de tout ésotérisme, ce qui était évidemment l’attitude la plus commode, puisqu’elle dispensait d’examiner plus au fond quelque chose que l’on considérait comme particulièrement gênant, et qui l’est effectivement pour ceux qui, comme les exotéristes exclusifs, prétendent qu’il ne doit rien y avoir qui échappe à leur compétence ; mais il semble que, à un certain moment, on se soit rendu compte que cette négation totale et « simpliste » n’était plus possible, et qu’en même temps il était plus habile de dénaturer l’ésotérisme de façon à pouvoir l’« annexer » en quelque sorte, en l’assimilant à quelque chose qui, comme c’est le cas du mysticisme, ne relève en réalité que de l’exotérisme religieux. Ainsi, on pouvait encore continuer à ne pas prononcer le mot d’ésotérisme, puisque celui de mysticisme en prenait la place partout et toujours, et la chose elle-même était si bien travestie par là qu’elle paraissait rentrer dans le domaine exotérique, ce qui était sans doute l’essentiel pour les fins qu’on se proposait, et ce qui permettait à certains de formuler à tort et à travers des « jugements » sur des choses qu’ils n’avaient pas la moindre qualité pour apprécier et qui, par leur véritable nature, étaient, à tous les points de vue, entièrement en dehors de leur « juridiction ».

En ces derniers temps, nous avons remarqué encore un autre changement d’attitude, et nous dirions volontiers un autre changement de tactique, car il va de soi que, en tout cela, il ne s’agit pas seulement d’une attitude qui, si erronée qu’elle soit, pourrait du moins passer pour désintéressée, comme on peut l’admettre dans le cas de la plupart des orientalistes(2) ; et ce qui est assez curieux, c’est que cette nouvelle attitude a commencé à se manifester précisément dans les mêmes milieux que la précédente, ainsi que dans quelques autres qui tiennent d’assez près à ceux-là, à en juger par le fait que nous y voyons figurer en partie les mêmes personnages(3). Maintenant, on n’hésite plus à parler nettement d’ésotérisme, comme si ce mot avait subitement cessé de faire peur à certains ; qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’ils se décident à en arriver là ? Il serait sans doute assez difficile de le dire exactement, mais il est permis de supposer que, d’une façon ou d’une autre, l’existence de l’ésotérisme est devenue une vérité trop évidente pour qu’on puisse continuer à la passer sous silence ou à soutenir que cet ésotérisme n’est rien d’autre que du mysticisme ; à dire vrai, nous craignons bien d’être nous-même pour quelque chose dans la déconvenue plutôt pénible que cette constatation a dû causer de ce côté, mais c’est ainsi et nous n’y pouvons rien ; il faut bien qu’on en prenne son parti et qu’on tâche de s’accommoder de son mieux aux modifications qui surviennent dans les circonstances au milieu desquelles on vit ! C’est d’ailleurs ce qu’on s’est empressé de faire, mais ce n’est pas à dire que nous pensions devoir nous en féliciter outre mesure, car il n’y a guère d’illusions à se faire sur ce que nous pourrions appeler la « qualité » de ce changement ; il ne suffit pas, en effet, qu’on veuille bien reconnaître enfin l’existence de l’ésotérisme comme tel, il faut encore voir comment on le présente et de quelle manière on en parle, et, comme il fallait s’y attendre, c’est là que les choses se gâtent d’une assez singulière façon.

Tout d’abord, bien qu’il ne soit pas toujours facile de savoir ce que certains pensent au fond, parce qu’ils paraissent s’appliquer à ne jamais dissiper entièrement les équivoques qui peuvent s’introduire dans leurs exposés (et nous ne voulons pas leur faire l’injure de croire que ce soit là pure incapacité de leur part), il semble bien qu’ils admettent non seulement l’existence de l’ésotérisme, mais aussi sa validité, tout au moins dans une certaine mesure, et cela surtout sous le couvert du symbolisme ; et, assurément, c’est déjà quelque chose d’assez appréciable que, pour ce qui est du symbolisme, ils ne se contentent plus de la fâcheuse banalité des interprétations exotériques courantes et du plat « moralisme » dont celles-ci s’inspirent le plus habituellement. Pourtant, nous dirions volontiers que, sous certains rapports, ils vont parfois trop loin, en ce sens que, à des considérations fort justes, il leur arrive d’en mêler d’autres qui ne relèvent que d’un pseudo-symbolisme tout à fait fantaisiste et qu’il est véritablement impossible de prendre au sérieux ; faut-il ne voir là que l’effet d’une certaine inexpérience dans ce domaine où rien ne saurait s’improviser ? Il est bien possible qu’il y ait quelque chose de cela, mais il peut aussi y avoir autre chose ; on dirait même que ce mélange est fait tout exprès pour déprécier le symbolisme et l’ésotérisme, et cependant nous ne pouvons pas croire que telle soit l’intention de ceux qui écrivent ces choses, car il faudrait alors qu’ils se résignent volontairement à voir ce discrédit rejaillir sur eux-mêmes et sur leurs propres travaux ; mais il est moins sûr que cette intention n’existe en aucune façon chez ceux par qui ils se laissent diriger, car il va de soi que, en pareil cas, tous ne sont pas également conscients des dessous de la « tactique » à laquelle ils apportent leur collaboration. Quoi qu’il en soit, nous préférons, jusqu’à preuve du contraire, penser qu’il s’agit seulement de « minimiser » cet ésotérisme qu’on ne peut plus nier (c’est en somme ce qu’une expression proverbiale appelle « faire la part du feu »), d’en amoindrir la portée le plus possible, en y introduisant des questions sans importance réelle, voire même tout à fait insignifiantes, des sortes d’« amusettes » pour le public, qui naturellement ne sera que trop disposé à se faire une idée de l’ésotérisme lui-même d’après ces petites choses qui sont, beaucoup plus que tout le reste, à la mesure de ses facultés de compréhension(4).

Ce n’est pourtant pas encore le plus grave, et il y a autre chose qui nous paraît plus inquiétant à certains égards : c’est qu’on mélange inextricablement l’ésotérisme véritable avec ses multiples déformations et contrefaçons contemporaines, occultistes, théosophistes et autres, en tirant indistinctement de l’un et des autres des notions et des références qu’on présente, de façon à les mettre pour ainsi dire sur le même plan, et en s’abstenant d’ailleurs de marquer nettement ce qu’on admet et ce qu’on rejette dans tout cela ; n’y a-t-il là qu’ignorance ou manque de discernement ? Ce sont là des choses qui peuvent sans doute jouer assez souvent quelque rôle en pareil cas, et que d’ailleurs certains « dirigeants » savent fort bien faire servir aussi à leurs fins ; mais, dans le cas présent, il est malheureusement impossible qu’il n’y ait que cela car, parmi ceux qui agissent ainsi, nous sommes tout à fait certain qu’il y en a qui sont parfaitement informés de ce qu’il en est réellement ; alors, comment qualifier une telle façon de procéder, qui semble calculée expressément pour jeter le trouble et la confusion dans l’esprit de leurs lecteurs ? Comme du reste il ne s’agit pas là d’un fait isolé, mais d’une tendance générale chez ceux dont nous parlons, il semble bien qu’elle doive répondre à quelque « plan » préconçu ; naturellement, on peut y voir un nouvel exemple du désordre moderne qui s’étend partout de plus en plus, et sans lequel des confusions de ce genre ne pourraient guère se produire et encore moins se répandre ; mais ce n’est pas suffisant comme explication, et, encore une fois, nous devons nous demander quelles intentions plus précises il y a là-dessous. Il est peut-être encore trop tôt pour les distinguer clairement, et il convient d’attendre quelque peu pour mieux voir dans quel sens ce « mouvement » se développera ; mais ne s’agirait-il pas en premier lieu, en confondant tout ainsi, de rejeter sur l’ésotérisme le plus authentique quelque chose de la suspicion qui s’attache très légitimement à ses contrefaçons ? Cela pourrait sembler contradictoire avec l’acceptation même de l’ésotérisme, mais nous ne sommes pas très sûr qu’il en soit réellement ainsi, et voici pourquoi : d’abord, du fait même des équivoques auxquelles nous faisions allusion plus haut, cette acceptation n’est en quelque sorte que « de principe » et ne porte actuellement sur rien de bien déterminé ; ensuite, bien qu’on se garde de toute appréciation d’ensemble, on lance de temps à autre quelques insinuations plus ou moins malveillantes et il se trouve qu’elles sont presque toujours dirigées contre le véritable ésotérisme. Ces remarques amènent à se demander si, en définitive, il ne s’agirait pas tout simplement de préparer la constitution d’un nouveau pseudo-ésotérisme d’un genre quelque peu particulier, destiné à donner une apparence de satisfaction à ceux qui ne se contentent plus de l’exotérisme, tout en les détournant de l’ésotérisme véritable auquel on prétendrait l’opposer(5). S’il en était ainsi, comme ce pseudo-ésotérisme, dont nous avons peut-être déjà quelques échantillons dans les fantaisies et les « amusettes » dont nous avons parlé, est probablement encore assez loin d’être entièrement « au point », il serait compréhensible que, en attendant qu’il le soit, on ait tout intérêt à rester le plus possible dans le vague, quitte à en sortir pour prendre ouvertement l’offensive au moment voulu, et ainsi tout s’expliquerait fort bien. Il est bien entendu que, jusqu’à nouvel ordre, nous ne pouvons présenter ce que nous venons de dire en dernier lieu que comme une hypothèse, mais tous ceux qui connaissent la mentalité de certaines gens reconnaîtront sûrement qu’elle ne manque pas de vraisemblance ; et, en ce qui nous concerne, il nous est revenu de divers côtés, depuis quelque temps déjà, quelques histoires de prétendues initiations qui, si inconsistantes qu’elles soient, seraient aussi de nature à la confirmer.

Nous ne voulons pas, pour le moment, en dire plus sur tout cela, mais nous avons tenu à ne pas attendre davantage pour mettre en garde ceux qui, de la meilleure foi du monde, risqueraient de se laisser trop facilement séduire par certaines apparences trompeuses ; et nous serions trop heureux si, comme il arrive parfois, le seul fait d’avoir exposé ces choses suffisait à en arrêter le développement avant qu’elles n’aillent trop loin. Nous ajouterons encore que, à un niveau beaucoup plus bas que celui dont il s’agit, nous avons observé aussi récemment des confusions qui sont en somme du même genre, et qu’ici du moins l’intention n’est nullement douteuse : il s’agit manifestement de chercher à assimiler l’ésotérisme à ses pires contrefaçons et les représentants des organisations initiatiques traditionnelles aux charlatans des diverses pseudo-initiations ; entre ces ignominies grossières, contre lesquelles on ne saurait protester trop énergiquement, et certaines manœuvres beaucoup plus subtiles, il y a assurément une différence à faire ; mais, au fond, tout cela ne serait-il pas dirigé dans le même sens, et les tentatives les plus habiles et les plus insidieuses ne sont-elles pas aussi les plus dangereuses par là même ?