CHAPITRE XVII
Sur le prétendu « orgueil intellectuel »(*)
Dans notre précédent article, à propos de la nouvelle attitude prise vis-à-vis de l’ésotérisme dans certains milieux religieux, nous disions que, dans les exposés se rapportant à cet ordre de choses, on introduit de temps à autre, et comme incidemment, certaines insinuations malveillantes qui, si elles ne répondaient à quelque intention bien définie, s’accorderaient plutôt mal avec l’admission même de l’ésotérisme, cette admission ne fût-elle que « de principe » en quelque sorte. Parmi ces insinuations, il en est une sur laquelle nous ne croyons pas inutile de revenir plus particulièrement : il s’agit du reproche d’« orgueil intellectuel », qui n’est certes pas nouveau, bien loin de là, mais qui reparaît encore là une fois de plus, et qui, chose singulière, vise toujours de préférence les adhérents des doctrines ésotériques les plus authentiquement traditionnelles ; faut-il en conclure que ceux-ci sont estimés plus gênants que les contrefacteurs de toute catégorie ? Cela est fort possible en effet, et d’ailleurs, en pareil cas, les contrefacteurs en question doivent sans doute être regardés comme étant plutôt à ménager, puisque, comme nous l’avons signalé, ils servent à créer les plus fâcheuses confusions et sont par là même des auxiliaires, involontaires assurément, mais non moins utiles pour cela, de la « tactique » nouvelle qu’on a cru devoir adopter pour faire face aux circonstances.
L’expression d’« orgueil intellectuel » est manifestement contradictoire en elle-même, car, si les mots ont encore une signification définie (mais nous sommes parfois tenté de douter qu’ils en aient une pour la majorité de nos contemporains), l’orgueil ne peut être que d’ordre purement sentimental. On pourrait peut-être, en un certain sens, parler d’orgueil en connexion avec la raison, parce que celle-ci appartient au domaine individuel tout aussi bien que le sentiment, de sorte que, entre l’une et l’autre, des réactions réciproques sont toujours possibles ; mais comment pourrait-il en être ainsi dans l’ordre de l’intellectualité pure, qui est essentiellement supra-individuel ? Et, dès lors que c’est d’ésotérisme qu’il s’agit par hypothèse, il est évident que ce n’est pas de la raison qu’il peut être question, mais bien de l’intellect transcendant, soit directement dans le cas d’une véritable réalisation métaphysique et initiatique, soit tout au moins indirectement, mais pourtant très réellement aussi, dans le cas d’une connaissance qui n’est encore que simplement théorique, puisque, de toute façon, il s’agit là d’un ordre de choses que la raison est incapable d’atteindre. C’est d’ailleurs pourquoi les rationalistes sont toujours si acharnés à en nier l’existence ; l’ésotérisme les gêne tout autant que les exotéristes religieux les plus exclusifs, quoique naturellement pour des motifs tout différents ; mais, motifs à part, il y a là en fait une « rencontre » qui est assez curieuse.
Au fond, le reproche dont il s’agit peut paraître inspiré surtout par la manie égalitaire des modernes, qui ne veut souffrir quoi que ce soit qui dépasse le niveau « moyen » ; mais ce qui est plus étonnant, c’est de voir des gens qui se recommandent d’une tradition, fût-ce seulement au point de vue exotérique, partager de semblables préjugés, qui sont l’indice d’une mentalité nettement antitraditionnelle. Cela prouve assurément qu’ils sont gravement affectés par l’esprit moderne, bien que probablement ils ne s’en rendent pas compte eux-mêmes ; et il y a là encore une de ces contradictions si fréquentes à notre époque, qu’on est bien obligé de constater tout en s’étonnant qu’elles puissent passer généralement inaperçues. Mais où cette contradiction atteint son degré le plus extrême, c’est quand elle se trouve, non plus même chez ceux qui sont résolus à n’admettre rien d’autre que l’exotérisme et qui le déclarent expressément, mais, comme c’est le cas ici, chez ceux qui semblent accepter un certain ésotérisme, quelles qu’en soient d’ailleurs la valeur et l’authenticité, car enfin ils devraient tout au moins sentir que le même reproche pourrait être formulé aussi contre eux par les exotéristes intransigeants. Faut-il conclure de là que leur prétention à l’ésotérisme n’est en définitive qu’un masque, et qu’elle a surtout pour but de faire rentrer dans la commune mesure du « troupeau » ceux qui pourraient être tentés d’en sortir si l’on n’avisait à trouver un moyen de les détourner du véritable ésotérisme ? S’il en était ainsi, il faut convenir que tout s’expliquerait assez bien, l’accusation d’« orgueil intellectuel » étant dressée devant eux comme une sorte d’épouvantail, tandis que, en même temps, la présentation d’un pseudo-ésotérisme quelconque donnerait à leurs aspirations une satisfaction illusoire et parfaitement inoffensive ; encore une fois, il faudrait bien mal connaître la mentalité de certains milieux pour se refuser à croire à la vraisemblance d’une telle hypothèse.
Maintenant, nous pouvons, en ce qui concerne le prétendu « orgueil intellectuel », aller plus au fond des choses : ce serait vraiment un singulier orgueil que celui qui aboutit à dénier à l’individualité toute valeur propre, en la faisant apparaître comme rigoureusement nulle au regard du Principe. En somme, ce reproche procède exactement de la même incompréhension que celui d’égoïsme qui est parfois adressé aussi à l’être qui cherche à atteindre la Délivrance finale : comment pourrait-on parler d’« égoïsme » là où, par définition même, il n’y a plus d’ego ? Il serait, sinon plus juste, du moins plus logique de voir quelque chose d’égoïste dans la préoccupation du « salut » (ce qui, bien entendu, ne voudrait nullement dire qu’elle soit illégitime), ou de trouver la marque d’un certain orgueil dans le désir d’« immortaliser » son individualité au lieu de tendre à la dépasser ; les exotéristes devraient bien y réfléchir, car cela pourrait être de nature à les rendre un peu plus circonspects dans les accusations qu’ils lancent ainsi inconsidérément. Nous ajouterons encore, à propos de l’être qui parvient à la Délivrance, qu’une réalisation d’ordre universel comme celle-là a des conséquences bien autrement étendues et effectives que le vulgaire « altruisme », qui n’est que le souci des intérêts d’une simple collectivité, et qui par conséquent ne sort en aucune façon de l’ordre individuel ; dans l’ordre supra-individuel où il n’y a plus de « moi », il n’y a pas davantage d’« autrui », parce qu’il s’agit là d’un domaine où tous les êtres sont un, « fondus sans être confondus », suivant l’expression d’Eckhart, et réalisant véritablement ainsi la parole du Christ : « Qu’ils soient un comme le Père et moi nous sommes un ».
Ce qui est vrai de l’orgueil l’est également de l’humilité qui, étant son contraire, se situe exactement au même niveau, et dont le caractère n’est pas moins exclusivement sentimental et individuel ; mais il y a, dans un tout autre ordre, quelque chose qui, spirituellement, est bien autrement valable que cette humilité : c’est la « pauvreté spirituelle » entendue dans son vrai sens, c’est-à-dire la reconnaissance de la dépendance totale de l’être vis-à-vis du Principe ; et qui peut en avoir une conscience plus réelle et plus complète que les véritables ésotéristes ? Nous irions même volontiers plus loin : à notre époque, qui, en dehors de ceux-ci, en a encore vraiment conscience à quelque degré, et, même pour les adhérents d’un exotérisme traditionnel, sauf peut-être quelques exceptions de plus en plus rares, peut-il y avoir là quelque chose de plus qu’une affirmation toute verbale et extérieure ? Nous en doutons fort, et la raison profonde en est celle-ci : pour employer les termes de la tradition extrême-orientale, qui sont ici ceux qui permettent d’exprimer le plus facilement ce que nous voulons dire, l’homme pleinement « normal » doit être yin par rapport au Principe, mais au Principe seul, et, en raison de sa situation « centrale », il doit être yang par rapport à toute la manifestation ; au contraire, l’homme déchu prend une attitude par laquelle il tend de plus en plus à se faire yang par rapport au Principe (ou plutôt à s’en donner l’illusion, car il va de soi que c’est là une impossibilité) et yin par rapport à la manifestation ; et c’est de là que sont nés tout à la fois l’orgueil et l’humilité. Quand la déchéance en arrive à sa dernière phase, l’orgueil aboutit finalement à la négation du Principe, et l’humilité à celle de toute hiérarchie ; de ces deux négations, les exotéristes religieux se refusent évidemment à la première, ils la repoussent même avec une véritable horreur quand elle prend le nom d’« athéisme », mais, par contre, nous avons trop souvent l’impression qu’ils ne sont plus bien éloignés de la seconde(1) !