CHAPITRE XVIII
La maladie de l’angoisse(*)

Il est de mode aujourd’hui, dans certains milieux, de parler d’« inquiétude métaphysique », et même d’« angoisse métaphysique » ; ces expressions, évidemment absurdes, sont encore de celles qui trahissent le désordre mental de notre époque ; mais, comme toujours en pareil cas, il peut y avoir intérêt à chercher à préciser ce qu’il y a sous ces erreurs et ce qu’impliquent exactement de tels abus de langage. Il est bien clair que ceux qui parlent ainsi n’ont pas la moindre notion de ce qu’est véritablement la métaphysique ; mais encore peut-on se demander pourquoi ils veulent transporter, dans l’idée qu’ils se font de ce domaine inconnu d’eux, ces termes d’inquiétude et d’angoisse, plutôt que n’importe quels autres qui n’y seraient ni plus ni moins déplacés. Sans doute faut-il en voir la première raison, ou la plus immédiate, dans le fait que ces mots représentent des sentiments qui sont particulièrement caractéristiques de l’époque actuelle ; la prédominance qu’ils y ont acquise est d’ailleurs assez compréhensible, et pourrait même être considérée comme légitime en un certain sens si elle se limitait à l’ordre des contingences, car elle n’est manifestement que trop justifiée par l’état de déséquilibre et d’instabilité de toutes choses, qui va sans cesse en s’aggravant, et qui n’est assurément guère fait pour donner une impression de sécurité à ceux qui vivent dans un monde aussi troublé. S’il y a dans ces sentiments quelque chose de maladif, c’est que l’état par lequel ils sont causés et entretenus est lui-même anormal et désordonné ; mais tout cela, qui n’est en somme qu’une simple explication de fait, ne rend pas suffisamment compte de l’intrusion de ces mêmes sentiments dans l’ordre intellectuel, ou du moins dans ce qui prétend en tenir lieu chez nos contemporains ; cette intrusion montre que le mal est plus profond en réalité, et qu’il doit y avoir là quelque chose qui se rattache à tout l’ensemble de la déviation mentale du monde moderne.

À cet égard, on peut remarquer tout d’abord que l’inquiétude perpétuelle des modernes n’est pas autre chose qu’une des formes de ce besoin d’agitation que nous avons souvent dénoncé, besoin qui, dans l’ordre mental, se traduit par le goût de la recherche pour elle-même, c’est-à-dire d’une recherche qui, au lieu de trouver son terme dans la connaissance comme elle le devrait normalement, se poursuit indéfiniment et ne conduit véritablement à rien, et qui est d’ailleurs entreprise sans aucune intention de parvenir à une vérité à laquelle tant de nos contemporains ne croient même pas. Nous accorderons qu’une certaine inquiétude peut avoir sa place légitime au point de départ de toute recherche, comme mobile incitant à cette recherche même, car il va de soi que, si l’homme se trouvait satisfait de son état d’ignorance, il y resterait indéfiniment et ne chercherait aucunement à en sortir ; encore vaudrait-il mieux donner à cette sorte d’inquiétude mentale un autre nom : elle n’est rien d’autre, en réalité, que cette « curiosité » qui, suivant Aristote, est le commencement de la science, et qui, bien entendu, n’a rien de commun avec les besoins purement pratiques auxquels les « empiristes » et les « pragmatistes » voudraient attribuer l’origine de toute connaissance humaine ; mais en tout cas, qu’on l’appelle inquiétude ou curiosité, c’est là quelque chose qui ne saurait plus avoir aucune raison d’être ni subsister en aucune façon dès que la recherche est arrivée à son but, c’est-à-dire dès que la connaissance est atteinte, de quelque ordre de connaissance qu’il s’agisse d’ailleurs ; à plus forte raison doit-elle nécessairement disparaître, d’une façon complète et définitive, quand il s’agit de la connaissance par excellence, qui est celle du domaine métaphysique. On pourrait donc voir, dans l’idée d’une inquiétude sans terme, et par conséquent ne servant pas à tirer l’homme de son ignorance, la marque d’une sorte d’« agnosticisme », qui peut être plus ou moins inconscient dans bien des cas, mais qui n’en est pas pour cela moins réel : parler d’« inquiétude métaphysique » équivaut au fond, qu’on le veuille ou non, soit à nier la connaissance métaphysique elle-même, soit tout au moins à déclarer son impuissance à l’obtenir, ce qui pratiquement ne fait pas grande différence ; et, quand cet « agnosticisme » est vraiment inconscient, il s’accompagne ordinairement d’une illusion qui consiste à prendre pour métaphysique ce qui ne l’est nullement, et ce qui n’est même à aucun degré une connaissance valable, fût-ce dans un ordre relatif, nous voulons dire la « pseudo-métaphysique » des philosophes modernes, qui est effectivement incapable de dissiper la moindre inquiétude, par là même qu’elle n’est pas une véritable connaissance, et qui ne peut, tout au contraire, qu’accroître le désordre intellectuel et la confusion des idées chez ceux qui la prennent au sérieux, et rendre leur ignorance d’autant plus incurable ; en cela comme à tout autre point de vue, la fausse connaissance est certainement bien pire que la pure et simple ignorance naturelle.

Certains, comme nous l’avons dit, ne se bornent pas à parler d’« inquiétude », mais vont même jusqu’à parler d’« angoisse », ce qui est encore plus grave, et exprime une attitude peut-être plus nettement antimétaphysique encore s’il est possible ; les deux sentiments sont d’ailleurs plus ou moins connexes, en ce qu’ils ont l’un et l’autre leur racine commune dans l’ignorance. L’angoisse, en effet, n’est qu’une forme extrême et pour ainsi dire « chronique » de la peur ; or l’homme est naturellement porté à éprouver la peur devant ce qu’il ne connaît pas ou ne comprend pas, et cette peur même devient un obstacle qui l’empêche de vaincre son ignorance, car elle l’amène à se détourner de l’objet en présence duquel il l’éprouve et auquel il en attribue la cause, alors qu’en réalité cette cause n’est pourtant qu’en lui-même ; encore cette réaction négative n’est-elle que trop souvent suivie d’une véritable haine à l’égard de l’inconnu, surtout si l’homme a plus ou moins confusément l’impression que cet inconnu est quelque chose qui dépasse ses possibilités actuelles de compréhension. Si cependant l’ignorance peut être dissipée, la peur s’évanouira aussitôt par là-même, comme dans l’exemple bien connu de la corde prise pour un serpent ; la peur, et par conséquent l’angoisse qui n’en est qu’un cas particulier, est donc incompatible avec la connaissance, et, si elle arrive à un degré tel qu’elle soit vraiment invincible, la connaissance en sera rendue impossible, même en l’absence de tout autre empêchement inhérent à la nature de l’individu ; on pourrait donc parler en ce sens, non pas d’une « angoisse métaphysique », mais au contraire d’une « angoisse antimétaphysique », jouant en quelque sorte le rôle d’un véritable « gardien du seuil », suivant l’expression des hermétistes, et interdisant à l’homme l’accès du domaine de la connaissance métaphysique.

Il faut encore expliquer plus complètement comment la peur résulte de l’ignorance, d’autant plus que nous avons eu récemment l’occasion de constater à ce sujet une erreur assez étonnante : nous avons vu l’origine de la peur attribuée à un sentiment d’isolement, et cela dans un exposé se basant sur la doctrine vêdântique, alors que celle-ci enseigne au contraire expressément que la peur est due au sentiment d’une dualité ; et en effet, si un être était vraiment seul, de quoi pourrait-il avoir peur ? On dira peut-être qu’il peut avoir peur de quelque chose qui se trouve en lui-même ; mais cela même implique qu’il y a en lui, dans sa condition actuelle, des éléments qui échappent à sa propre compréhension, et par conséquent une multiplicité non-unifiée ; le fait qu’il soit isolé ou non n’y change d’ailleurs rien et n’intervient aucunement en pareil cas. D’autre part, on ne peut pas invoquer valablement, en faveur de cette explication par l’isolement, la peur instinctive éprouvée dans l’obscurité par beaucoup de personnes, et notamment par les enfants ; cette peur est due en réalité à l’idée qu’il peut y avoir dans l’obscurité des choses qu’on ne voit pas, donc qu’on ne connaît pas, et qui sont redoutables pour cette raison même ; si au contraire l’obscurité était considérée comme vide de toute présence inconnue, la peur serait sans objet et ne se produirait pas. Ce qui est vrai, c’est que l’être qui éprouve la peur cherche à s’isoler, mais précisément pour s’y soustraire ; il prend une attitude négative et se « rétracte » comme pour éviter tout contact possible avec ce qu’il redoute, et de là proviennent sans doute la sensation de froid et les autres symptômes physiologiques qui accompagnent habituellement la peur ; mais cette sorte de défense irréfléchie est d’ailleurs inefficace, car il est bien évident que, quoi qu’un être fasse, il ne peut s’isoler réellement du milieu dans lequel il est placé par ses conditions mêmes d’existence contingente, et que, tant qu’il se considère comme entouré par un « monde extérieur », il lui est impossible de se mettre entièrement à l’abri des atteintes de celui-ci. La peur ne peut être causée que par l’existence d’autres êtres, qui, en tant qu’ils sont autres, constituent ce « monde extérieur », ou d’éléments qui, bien qu’incorporés à l’être lui-même, n’en sont pas moins étrangers et « extérieurs » à sa conscience actuelle ; mais l’« autre » comme tel n’existe que par un effet de l’ignorance, puisque toute connaissance implique essentiellement une identification ; on peut donc dire que plus un être connaît, moins il y a pour lui d’« autre » et d’« extérieur », et que, dans la même mesure, la possibilité de la peur, possibilité d’ailleurs toute négative, est abolie pour lui ; et, finalement, l’état de « solitude » absolue (kaivalya), qui est au delà de toute contingence, est un état de pure impassibilité. Remarquons incidemment, à ce propos, que l’« ataraxie » stoïcienne ne représente qu’une conception déformée d’un tel état, car elle prétend s’appliquer à un être qui en réalité est encore soumis aux contingences, ce qui est contradictoire ; s’efforcer de traiter les choses extérieures comme indifférentes, autant qu’on le peut dans la condition individuelle, peut constituer une sorte d’exercice préparatoire en vue de la « délivrance », mais rien de plus, car, pour l’être qui est véritablement « délivré », il n’y a pas de choses extérieures ; un tel exercice pourrait en somme être regardé comme un équivalent de ce qui, dans les « épreuves » initiatiques, exprime sous une forme ou sous une autre la nécessité de surmonter tout d’abord la peur pour parvenir à la connaissance, qui par la suite rendra cette peur impossible, puisqu’il n’y aura plus rien alors par quoi l’être puisse être affecté ; et il est évident qu’il faut bien se garder de confondre les préliminaires de l’initiation avec son résultat final.

Une autre remarque qui, bien qu’accessoire, n’est pas sans intérêt, c’est que la sensation de froid et les symptômes extérieurs auxquels nous avons fait allusion tout à l’heure se produisent aussi, même sans que l’être qui les éprouve ait consciemment peur à proprement parler, dans les cas où se manifestent des influences psychiques de l’ordre le plus inférieur, comme par exemple dans les séances spirites et dans les phénomènes de « hantise » ; là encore, il s’agit de la même défense subconsciente et presque « organique », en présence de quelque chose d’hostile et en même temps d’inconnu, du moins pour l’homme ordinaire qui ne connaît effectivement que ce qui est susceptible de tomber sous les sens, c’est-à-dire les seules choses du domaine corporel. Les « terreurs paniques », qui se produisent sans aucune cause apparente, sont dues aussi à la présence de certaines influences n’appartenant pas à l’ordre sensible ; elles sont d’ailleurs souvent collectives, ce qui va encore à l’encontre de l’explication de la peur par l’isolement ; et il ne s’agit pas nécessairement, dans ce cas, d’influences hostiles ou d’ordre inférieur, car il peut même arriver qu’une influence spirituelle, et non pas seulement une influence psychique, provoque une terreur de cette sorte chez des « profanes » qui la perçoivent vaguement sans rien connaître de sa nature ; l’examen de ces faits, qui n’ont en somme rien d’anormal, quoi qu’en puisse penser l’opinion commune, ne fait que confirmer encore que la peur est bien réellement causée par l’ignorance, et c’est pourquoi nous avons cru bon de les signaler en passant.

Pour en revenir au point essentiel, nous pouvons dire maintenant que ceux qui parlent d’« angoisse métaphysique » montrent par là, tout d’abord, leur ignorance totale de la métaphysique ; en outre, leur attitude même rend cette ignorance invincible, d’autant plus que l’angoisse n’est pas un simple sentiment passager de peur, mais une peur devenue en quelque sorte permanente, installée dans le « psychisme » même de l’être, et c’est pourquoi on peut la considérer comme une véritable « maladie » ; tant qu’elle ne peut être surmontée, elle constitue proprement, tout comme d’autres défauts graves d’ordre psychique, une « disqualification » à l’égard de la connaissance métaphysique. D’autre part, la connaissance est le seul remède définitif contre l’angoisse, aussi bien que contre la peur sous toutes ses formes et contre la simple inquiétude, puisque ces sentiments ne sont que des conséquences ou des produits de l’ignorance, et que par suite la connaissance, dès qu’elle est atteinte, les détruit entièrement dans leur racine même et les rend désormais impossibles, tandis que, sans elle, même s’ils sont écartés momentanément, ils peuvent toujours reparaître au gré des circonstances. S’il s’agit de la connaissance par excellence, cet effet se répercutera nécessairement dans tous les domaines inférieurs, et ainsi ces mêmes sentiments disparaîtront aussi à l’égard des choses les plus contingentes ; comment, en effet, pourraient-ils affecter celui qui, voyant toutes choses dans le principe, sait que, quelles que soient les apparences, elles ne sont en définitive que des éléments de l’ordre total ? Il en est de cela comme de tous les maux dont souffre le monde moderne : le véritable remède ne peut venir que d’en haut, c’est-à-dire d’une restauration de la pure intellectualité ; tant qu’on cherchera à y remédier par en bas, c’est-à-dire en se contentant d’opposer des contingences à d’autres contingences, tout ce qu’on prétendra faire sera vain et inefficace ; mais qui pourra le comprendre pendant qu’il en est encore temps ?