CHAPITRE XXIII
Travail initiatique collectif et « présence » spirituelle(*)

Il est des formes initiatiques dans lesquelles, par leur constitution même, le travail collectif tient une place en quelque sorte prépondérante ; nous ne voulons pas dire par là, bien entendu, qu’il puisse jamais se substituer au travail personnel et purement intérieur de chacun ou en dispenser d’une façon quelconque, mais du moins constitue-t-il en pareil cas un élément tout à fait essentiel, tandis qu’ailleurs il peut être très réduit ou même entièrement inexistant. Le cas dont il s’agit est notamment celui des initiations qui subsistent actuellement en Occident ; et sans doute en est-il plus généralement de même, à un degré plus ou moins accentué, dans toutes les initiations de métier, où qu’elles se rencontrent, car il y a là quelque chose qui paraît être inhérent à leur nature même. À ceci se rapporte par exemple un fait tel que celui, auquel nous avons fait allusion dans une récente étude en ce qui concerne la Maçonnerie(1), d’une « communication » ne pouvant être effectuée que par le concours de trois personnes, de telle sorte qu’aucune d’elles ne possède à elle seule le pouvoir nécessaire à cet effet ; nous pouvons citer également, dans le même ordre d’idées, la condition de la présence d’un certain nombre minimum d’assistants, sept par exemple, pour qu’une initiation puisse avoir lieu valablement, tandis qu’il est d’autres initiations où la transmission, ainsi que cela se rencontre fréquemment dans l’Inde en particulier, s’opère simplement d’un maître à un disciple sans le concours de personne d’autre. Il va de soi qu’une telle différence de modalités doit entraîner des conséquences également différentes dans tout l’ensemble du travail initiatique ultérieur ; et, parmi ces conséquences, il nous paraît surtout intéressant d’examiner de plus près celle qui se rapporte au rôle du Guru ou de ce qui en tient lieu.

Dans le cas où la transmission initiatique est effectuée par une seule personne, celle-ci assume par là même la fonction de Guru vis-à-vis de l’initié ; peu importe ici que ses qualifications à cet égard soient plus ou moins complètes et que, comme il arrive souvent en fait, elle ne soit capable de conduire son disciple que jusqu’à tel ou tel stade déterminé ; le principe n’en est pas moins toujours le même : le Guru est là dès le point de départ, et il ne saurait y avoir aucun doute sur son identité. Dans l’autre cas, au contraire, les choses se présentent d’une façon beaucoup moins simple et moins évidente, et on peut légitimement se demander où est en réalité le Guru ; sans doute, tout « maître » peut toujours, quand il instruit un « apprenti », en tenir la place en un certain sens et dans une certaine mesure, mais ce n’est jamais que d’une façon très relative, et, si même celui qui accomplit la transmission initiatique n’est proprement qu’un upaguru, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs(2), à plus forte raison en sera-t-il de même de tous les autres ; d’ailleurs, on ne trouve là rien qui ressemble à la relation exclusive du disciple à un Guru unique, qui est une condition indispensable pour qu’on puisse employer ce terme dans son véritable sens. En fait, il ne semble pas que, dans de telles initiations, il y ait jamais eu à proprement parler des Maîtres spirituels exerçant leur fonction d’une façon continue ; s’il y en a eu, ce qui évidemment ne peut être exclu(3), ce n’est en somme que plus ou moins exceptionnellement, si bien que leur présence n’apparaît pas comme un élément constant et nécessaire dans la constitution spéciale des formes initiatiques dont il s’agit. Il faut cependant qu’il y ait malgré tout quelque chose qui en tienne lieu ; c’est pourquoi l’on doit se demander par qui ou par quoi cette fonction est remplie effectivement en pareil cas.

À cette question, on pourrait être tenté de répondre que c’est ici la collectivité elle-même, constituée par l’ensemble de l’organisation initiatique envisagée, qui joue le rôle de Guru ; cette réponse serait en effet suggérée assez naturellement par la remarque que nous avons faite tout d’abord sur l’importance prépondérante qui est alors accordée au travail collectif ; mais pourtant, sans qu’on puisse dire qu’elle soit entièrement fausse, elle est du moins tout à fait insuffisante. Il faut d’ailleurs bien préciser que, quand nous parlons à cet égard de la collectivité, nous ne l’entendons pas simplement comme la réunion des individus considérés dans leur seule modalité corporelle, ainsi qu’il pourrait en être s’il s’agissait d’un groupement profane quelconque ; ce que nous avons surtout en vue, c’est l’« entité psychique » collective, à laquelle certains ont donné fort improprement le nom d’« égrégore ». Nous rappellerons ce que nous avons déjà dit à ce propos en une autre occasion(4) : le « collectif » comme tel ne saurait en aucune façon dépasser le domaine individuel, puisqu’il n’est en définitive qu’une résultante des individualités composantes, ni par conséquent aller au delà de l’ordre psychique ; or, tout ce qui n’est que psychique ne peut avoir aucun rapport effectif et direct avec l’initiation puisque celle-ci consiste essentiellement dans la transmission d’une influence spirituelle, destinée à produire des effets d’ordre également spirituel, donc transcendant par rapport à l’individualité, d’où il faut évidemment conclure que tout ce qui peut rendre effective l’action d’abord virtuelle de cette influence doit nécessairement avoir un caractère supra-individuel, et par là même aussi, si l’on peut dire, supra-collectif. Du reste, il est bien entendu que ce n’est pas non plus en tant qu’individu humain que le Guru proprement dit exerce sa fonction, mais en tant qu’il représente quelque chose de supra-individuel dont, dans cette fonction, son individualité n’est en réalité que le support ; pour que les deux cas soient comparables, il faut donc que ce qui est ici assimilable au Guru soit, non pas la collectivité elle-même, mais le principe transcendant auquel elle sert de support et qui seul lui confère un caractère initiatique véritable. Ce dont il s’agit est donc ce qu’on peut appeler, au sens le plus strict du mot, une « présence » spirituelle, agissant dans et par le travail collectif même ; et c’est la nature de cette « présence » que, sans nullement prétendre traiter la question sous tous ses aspects, il nous reste à expliquer un peu plus complètement.

Dans la Kabbale hébraïque, il est dit que, lorsque les sages s’entretiennent des mystères divins, la Shekinah se tient entre eux ; ainsi, même dans une forme initiatique où le travail collectif ne paraît pas être, d’une façon générale, un élément essentiel, une « présence » spirituelle n’en est pas moins affirmée nettement dans le cas où un tel travail a lieu, et l’on pourrait dire que cette « présence » se manifeste en quelque sorte à l’intersection des « lignes de force » allant de l’un à l’autre de ceux qui y participent, comme si sa « descente » était appelée directement par la résultante collective qui se produit en ce point déterminé et qui lui fournit un support approprié. Nous n’insisterons pas davantage sur ce côté peut-être un peu trop « technique » de la question, et nous ajouterons seulement qu’il s’agit là plus spécialement du travail d’initiés qui sont déjà parvenus à un degré avancé de développement spirituel, contrairement à ce qui a lieu dans les organisations où le travail collectif constitue la modalité habituelle et normale dès le début ; mais, bien entendu, cette différence ne change rien au principe même de la « présence » spirituelle.

Ce que nous venons de dire doit, d’autre part, être rapproché de cette parole du Christ : « Lorsque deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d’eux » ; et ce rapprochement est particulièrement frappant quand on sait quelle relation étroite existe entre le Messie et la Shekinah(5). Il est vrai que, selon l’interprétation courante, ceci concernerait simplement la prière ; mais, si légitime que soit cette application dans l’ordre exotérique, il n’y a aucune raison pour s’y limiter exclusivement et pour ne pas envisager aussi une autre signification plus profonde, qui par là même sera vraie a fortiori ; ou du moins il ne saurait y avoir à cela d’autre raison que la limitation du point de vue exotérique lui-même, pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas le dépasser. Nous devons aussi appeler tout spécialement l’attention sur l’expression « en mon nom », qui se rencontre d’ailleurs si fréquemment dans l’Évangile, car elle semble n’être plus entendue actuellement qu’en un sens fort amoindri, si même elle ne passe à peu près inaperçue ; presque personne, en effet, ne comprend plus tout ce qu’elle implique traditionnellement en réalité, sous le double rapport doctrinal et rituel. Nous avons déjà parlé quelque peu de cette dernière question en diverses occasions, et peut-être aurons-nous encore à y revenir ; pour le moment, nous voulons seulement en indiquer ici une conséquence très importante au point de vue où nous nous sommes placé : c’est que, en toute rigueur, le travail d’une organisation initiatique doit toujours s’accomplir « au nom » du principe spirituel dont elle procède et qu’elle est destinée à manifester en quelque sorte dans notre monde(6). Ce principe peut être plus ou moins « spécialisé », conformément aux modalités qui sont propres à chaque organisation initiatique ; mais, étant de nature purement spirituelle, comme l’exige évidemment le but même de toute initiation, il est toujours, en définitive, l’expression d’un aspect divin, et c’est une émanation directe de celui-ci qui constitue proprement la « présence » inspirant et guidant le travail initiatique collectif, afin que celui-ci puisse produire des résultats effectifs selon la mesure des capacités de chacun de ceux qui y prennent part.