CHAPITRE XXIV
Sur le rôle du Guru(*)

Nous avons eu, en ces derniers temps, l’occasion de constater chez certains, au sujet du rôle du Guru(1), des méprises et des exagérations telles que nous nous voyons obligé de revenir encore sur cette question pour mettre quelque peu les choses au point. Nous serions presque tenté, en présence de certaines affirmations, de regretter d’avoir insisté nous-même sur ce rôle autant que nous l’avons fait en maintes circonstances ; il est vrai que beaucoup ont tendance à en amoindrir l’importance, sinon même à la méconnaître entièrement, et c’est là ce qui justifiait notre insistance ; mais c’est d’erreurs dans le sens opposé à celui-là qu’il s’agit cette fois.

Ainsi, il en est qui vont jusqu’à prétendre que nul ne pourra jamais atteindre la Délivrance s’il n’a un Guru, et, naturellement, ils entendent par là un Guru humain ; nous ferons remarquer tout d’abord que ceux-là feraient assurément beaucoup mieux de se préoccuper de choses moins éloignées d’eux que le but ultime de la réalisation spirituelle, et de se contenter d’envisager la question en ce qui concerne les premières étapes de celle-ci, qui sont d’ailleurs, en fait, celles pour lesquelles la présence d’un Guru peut apparaître comme plus particulièrement nécessaire. Il ne faut pas oublier, en effet, que le Guru humain n’est en réalité, comme nous l’avons déjà dit en une autre occasion(2), qu’une représentation extérieure et comme un « substitut » du véritable Guru intérieur, de sorte que sa nécessité n’est due qu’à ce que l’initié, tant qu’il n’est pas parvenu à un certain degré de développement spirituel, est encore incapable d’entrer directement en communication consciente avec celui-ci. C’est là, en tout cas, ce qui limite aux premiers stades cette nécessité de l’aide d’un Guru humain, et nous disons les premiers stades parce qu’il va de soi que la communication dont il s’agit devient possible pour un être bien avant qu’il ne soit sur le point d’atteindre la Délivrance. Maintenant, en tenant compte de cette restriction, peut-on considérer cette nécessité comme absolue, ou, en d’autres termes, la présence du Guru humain est-elle, dans tous les cas, rigoureusement indispensable au début de la réalisation, c’est-à-dire, sinon pour conférer une initiation valable, ce qui serait par trop évidemment absurde, du moins pour rendre effective une initiation qui, sans cette condition, demeurerait toujours simplement virtuelle ? Si important que soit réellement le rôle du Guru, et ce n’est certes pas nous qui songerons à le contester, nous sommes bien obligé de dire qu’une telle assertion est tout à fait fausse, et cela pour plusieurs raisons, dont la première est qu’il y a des cas exceptionnels d’êtres chez lesquels une transmission initiatique pure et simple suffit, sans qu’un Guru ait à intervenir en quoi que ce soit, pour « réveiller » immédiatement des acquisitions spirituelles obtenues dans d’autres états d’existence ; si rares que soient ces cas, ils prouvent tout au moins qu’il ne saurait en aucune façon s’agir d’une nécessité de principe. Mais il y a autre chose qui est beaucoup plus important à considérer ici, puisqu’il ne s’agit plus en cela de faits exceptionnels dont on pourrait dire avec raison qu’il n’y a pas lieu de tenir compte pratiquement, mais bien de voies parfaitement normales : c’est qu’il existe des formes d’initiation qui, par leur constitution même, n’impliquent aucunement que quelqu’un doive y remplir la fonction d’un Guru au sens propre de ce mot, et, comme nous l’avons expliqué ailleurs(3), ce cas est surtout celui de certaines formes dans lesquelles le travail collectif tient une place prépondérante, le rôle du Guru étant joué alors, non pas par un individu humain, mais par une influence spirituelle effectivement présente au cours de ce travail(4). Sans doute, il y a là un certain désavantage, en ce sens qu’une telle voie est évidemment moins sûre et plus difficile à suivre que celle où l’initié bénéficie du contrôle constant d’un Maître spirituel ; mais c’est là une tout autre question, et ce qui importe au point de vue où nous nous plaçons présentement, c’est que l’existence même de ces formes initiatiques, qui se proposent nécessairement le même but que les autres, et qui par conséquent doivent mettre à la disposition de leurs adhérents des moyens suffisants pour y parvenir dès lors qu’ils sont pleinement qualifiés, prouve amplement que la présence d’un Guru ne saurait être regardée comme constituant une condition indispensable dans tous les cas. Il est d’ailleurs bien entendu que, qu’il y ait ou non un Guru humain, le Guru intérieur est toujours présent, puisqu’il ne fait qu’un avec le « Soi » lui-même ; que, pour se manifester à ceux qui ne peuvent pas encore en avoir une conscience immédiate, il prenne pour support un être humain ou une influence spirituelle « non-incarnée », ce n’est là en somme qu’une différence de modalités qui n’affecte en rien l’essentiel.

Nous avons dit tout à l’heure que le rôle du Guru, là où il existe, est surtout important au début de l’initiation effective, et cela peut même paraître tout à fait évident, car il est naturel qu’un initié ait d’autant plus besoin d’être guidé qu’il est moins avancé dans la voie ; cette remarque contient déjà implicitement la réfutation d’une autre erreur que nous avons constatée, et qui consiste à prétendre qu’il ne peut y avoir de véritable Guru que celui qui est déjà parvenu au terme de la réalisation spirituelle, c’est-à-dire à la Délivrance. S’il en était vraiment ainsi, ce serait plutôt décourageant pour ceux qui cherchent à obtenir l’aide d’un Guru, car il est bien clair que les chances qu’ils auraient d’en rencontrer un seraient alors extrêmement restreintes ; mais, en réalité, pour que quelqu’un puisse jouer efficacement ce rôle de Guru au commencement, il suffit qu’il soit capable de conduire son disciple jusqu’à un certain degré d’initiation effective, ce qui est possible même s’il n’a pas été lui-même plus loin que ce degré(5). C’est pourquoi l’ambition d’un vrai Guru, si l’on peut dire, doit être surtout de mettre son disciple en état de se passer de lui le plus tôt possible, soit en l’adressant, quand il ne peut plus le conduire plus loin, à un autre Guru ayant une compétence plus étendue que la sienne propre(6), soit, s’il en est capable, en l’amenant au point où s’établira la communication consciente et directe avec le Guru intérieur ; et, dans ce dernier cas, cela est tout aussi vrai si le Guru humain est véritablement un jîvan-mukta que s’il ne possède qu’un moindre degré de réalisation spirituelle.

Nous n’en avons pas encore fini avec toutes les conceptions erronées qui ont cours dans certains milieux, et parmi lesquelles il en est une qui nous paraît particulièrement dangereuse : il est des gens qui s’imaginent qu’ils peuvent se considérer comme rattachés à telle forme traditionnelle par le seul fait que c’est celle à laquelle appartient leur Guru, ou du moins celui qu’ils se croient autorisés à regarder comme tel, et sans qu’ils aient pour cela à rien faire d’autre ni à accomplir quelque rite que ce soit. Il devrait être bien évident que ce prétendu rattachement ne saurait aucunement avoir une valeur effective, qu’il n’a même pas la moindre réalité ; il serait vraiment trop facile de se rattacher à une tradition sans autres conditions que celle-là, et on ne peut voir là que l’effet d’une méconnaissance complète de la nécessité de la pratique d’un exotérisme, qui, dans le cas d’une initiation relevant d’une tradition déterminée et non exclusivement ésotérique, ne peut naturellement être que celui de cette même tradition(7). Ceux qui pensent ainsi se croient sans doute déjà passés au delà de toutes les formes, mais leur erreur n’en est encore que plus grande, car le besoin même qu’ils éprouvent de recourir à un Guru est une preuve suffisante qu’ils n’en sont pas encore (8) ; que le Guru lui-même y soit parvenu ou non, cela ne change rien en ce qui concerne les disciples et ne les regarde même en aucune façon. Ce qui est le plus étonnant, il faut bien le dire, c’est qu’il puisse se trouver un Guru qui accepte des disciples dans de semblables conditions, et sans avoir préalablement rectifié chez eux cette erreur ; cela seul serait même de nature à causer de sérieux doutes sur la réalité de sa qualité spirituelle. En effet, tout véritable Maître spirituel doit nécessairement exercer sa fonction en conformité avec une tradition déterminée ; quand il n’en est pas ainsi, c’est là une des marques qui permettent le plus facilement de reconnaître qu’on n’a affaire qu’à un faux Maître spirituel, qui d’ailleurs, dans certains cas, peut très bien n’être pas de mauvaise foi, mais s’illusionner lui-même par ignorance des conditions réelles de l’initiation ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus pour qu’il ne soit pas utile d’y insister davantage(9). Il importe d’ailleurs, car il faut prévoir toutes les objections, de faire une distinction très nette entre ce cas et celui où il peut arriver que, accidentellement en quelque sorte, et en dehors de sa fonction traditionnelle, un Maître spirituel donne non seulement des éclaircissements d’ordre doctrinal, ce qui ne saurait soulever de difficulté, mais aussi certains conseils d’un caractère plus pratique à des personnes n’appartenant pas à sa propre tradition ; il doit être bien entendu qu’il ne peut s’agir alors que de simples conseils, qui, tout comme ceux qui pourraient venir de quelqu’un d’autre, tirent uniquement leur valeur des connaissances que celui qui les donne possède en tant qu’individu humain, et non pas en tant que représentant d’une certaine tradition, et qui ne sauraient aucunement mettre, vis-à-vis de lui, celui qui les reçoit dans la situation d’un disciple au sens initiatique de ce mot. Cela n’a évidemment rien de commun avec la prétention de conférer une initiation à des gens qui ne remplissent pas les conditions voulues pour la recevoir valablement, conditions parmi lesquelles figure toujours nécessairement le rattachement régulier et effectif à la tradition à laquelle appartient la forme initiatique envisagée, avec toutes les observances rituelles qui y sont impliquées essentiellement ; et il faut dire nettement que, faute de ce rattachement, la relation qui unit les soi-disant disciples à leur Guru n’est elle-même, en tant que lien initiatique, qu’une illusion pure et simple.