CHAPITRE XXV
Contre le « quiétisme »(*)

Bien que nous ayons souvent parlé déjà des différences profondes qui séparent le mysticisme de tout ce qui est d’ordre ésotérique et initiatique, nous ne croyons pas inutile de revenir sur un point particulier qui se rattache à cette question, ayant eu l’occasion de constater qu’il y a là encore une erreur assez répandue : il s’agit de la qualification de « quiétisme » appliquée à certaines doctrines orientales. Que ce soit une erreur, cela résulte déjà du fait que ces doctrines n’ont rien de mystique, tandis que le terme même de « quiétisme » a été créé spécialement pour désigner une forme de mysticisme, qui est d’ailleurs de celles qu’on peut appeler « aberrantes », et dont le caractère principal est de pousser à l’extrême la passivité qui, à un degré ou à un autre, est inhérente au mysticisme comme tel. Or, d’une part, il convient de ne pas étendre des termes de ce genre à ce qui ne relève pas du domaine mystique, car ils deviennent alors aussi impropres que les étiquettes philosophiques quand on prétend les appliquer en dehors de la philosophie ; et, d’autre part, la passivité, même dans les limites où elle peut être considérée en quelque sorte comme « normale » au point de vue mystique, et à plus forte raison dans son exagération « quiétiste », est tout à fait étrangère aux doctrines dont il s’agit. À vrai dire, nous soupçonnons que l’imputation de « quiétisme », tout comme celle de « panthéisme », n’est bien souvent, chez certains, qu’un prétexte pour écarter ou déprécier une doctrine sans se donner la peine de l’étudier plus profondément et de chercher vraiment à la comprendre ; il en est ainsi, plus généralement, de toutes les épithètes « péjoratives » qu’on emploie à tort et à travers pour qualifier des doctrines fort diverses, en reprochant à celles-ci de « tomber » dans ceci ou cela, expression habituelle en pareil cas et qui est très significative à cet égard ; mais, comme nous l’avons fait remarquer en d’autres occasions, toute erreur a nécessairement quelque raison de se produire, de sorte qu’il est bon, malgré tout, d’examiner les choses d’un peu plus près.

Il n’est pas douteux que le quiétisme, au sens propre de ce mot, jouit d’une mauvaise réputation en Occident, et tout d’abord dans les milieux religieux, ce qui est naturel en somme, puisque la variété de mysticisme qui est ainsi désignée a été expressément déclarée hétérodoxe, et à juste titre, en raison des nombreux et graves dangers qu’elle présente à divers points de vue, et qui, au fond, ne sont autres que ceux de la passivité elle-même portée à son plus haut degré et mise en pratique « intégralement », nous voulons dire sans qu’aucune atténuation soit apportée aux conséquences qu’elle entraîne dans tous les ordres. De ce côté, il n’y a donc pas lieu de s’étonner si ceux à qui les injures tiennent lieu d’arguments, et qui ne sont malheureusement que trop nombreux, se servent du quiétisme, aussi bien que du panthéisme, comme d’une sorte d’« épouvantail », si l’on peut s’exprimer ainsi, pour détourner ceux qui s’en laissent impressionner de tout ce devant quoi eux-mêmes éprouvent une crainte qui, en fait, n’est due qu’à leur incapacité de le comprendre. Mais il y a quelque chose de plus curieux : c’est que la mentalité « laïque » des modernes retourne volontiers cette même accusation de quiétisme contre la religion elle-même, en l’étendant indûment, non seulement à tous les mystiques, y compris les plus orthodoxes d’entre eux, mais encore aux religieux appartenant aux Ordres contemplatifs, qui d’ailleurs sont tous indistinctement des « mystiques » à ses yeux, bien qu’ils ne le soient pourtant pas nécessairement en réalité ; il en est même qui poussent la confusion encore plus loin, allant jusqu’à identifier purement et simplement mysticisme et religion.

Ceci s’explique assez facilement par les préjugés qui sont, d’une façon générale, inhérents à la mentalité occidentale moderne : celle-ci, tournée exclusivement vers l’action extérieure, en est arrivée peu à peu, non seulement à ignorer pour son propre compte tout ce qui se rapporte à la contemplation, mais même à éprouver à son égard une véritable haine partout où elle la rencontre. Ces préjugés sont tellement répandus que bien des gens qui se considèrent comme religieux, mais qui n’en sont pas moins fortement affectés par cette mentalité antitraditionnelle, déclarent volontiers qu’ils font une grande différence entre les Ordres contemplatifs et ceux qui s’occupent d’activités sociales : ils n’ont naturellement que des éloges pour ces derniers, mais, en revanche, ils sont tout prêts à s’accorder avec leurs adversaires pour demander la suppression des premiers, sous prétexte qu’ils ne sont plus adaptés aux conditions d’une époque de « progrès » comme la nôtre ! Il convient de remarquer en passant que, actuellement encore, une telle distinction serait impossible dans les Églises chrétiennes d’Orient, où l’on ne conçoit pas que quelqu’un puisse se faire moine pour autre chose que pour se livrer à la contemplation, et où d’ailleurs la vie contemplative, bien loin d’être taxée sottement d’« inutilité » et d’« oisiveté », est au contraire unanimement regardée comme la forme supérieure d’activité qu’elle est véritablement.

Il faut dire, à ce propos, qu’il y a dans les langues occidentales quelque chose qui est assez gênant, et qui peut contribuer pour une part à certaines confusions : c’est l’emploi des mots « action » et « activité », qui ont évidemment une origine commune, mais qui n’ont cependant ni le même sens ni la même extension. L’action est toujours entendue comme une activité d’ordre extérieur, ne relevant proprement que du domaine corporel, et c’est précisément en cela qu’elle se distingue de la contemplation et qu’elle semble même s’y opposer d’une certaine façon, bien que, ici comme partout, le point de vue de l’opposition ait forcément un caractère illusoire, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, et que ce soit plutôt d’un complémentarisme qu’il s’agit en réalité. Par contre, l’activité a un sens beaucoup plus général et qui s’applique également dans tous les domaines et à tous les niveaux de l’existence : ainsi, pour prendre l’exemple le plus simple, on parle bien d’activité mentale, mais, même avec toute l’imprécision du langage courant, on ne pourrait guère parler d’action mentale ; et, dans un ordre plus élevé, on peut tout aussi bien parler d’activité spirituelle, ce qu’est effectivement la contemplation (distinguée, bien entendu, de la simple méditation qui n’est qu’un moyen mis en œuvre pour y parvenir, et qui appartient encore au domaine de la mentalité individuelle). Il y a même quelque chose de plus : si l’on envisage le complémentarisme de l’« actif » et du « passif », en correspondance avec l’« acte » et la « puissance » pris au sens aristotélicien, on voit sans peine que ce qui est le plus actif est aussi, et par là même, ce qui est le plus proche de l’ordre purement spirituel, tandis que l’ordre corporel est celui où prédomine la passivité ; de là dérive cette conséquence, qui n’est paradoxale qu’en apparence, que l’activité est d’autant plus grande et plus réelle qu’elle s’exerce dans un domaine plus éloigné de celui de l’action. Malheureusement, la plupart des modernes ne semblent guère comprendre ce point de vue, et il en résulte de singulières méprises, comme celle de certains orientalistes qui n’hésitent pas à qualifier de « passif » Purusha, s’il s’agit de la tradition hindoue, ou Tien, s’il s’agit de la tradition extrême-orientale, c’est-à-dire, dans tous les cas, ce qui est précisément au contraire le principe actif de la manifestation universelle !

Ces quelques considérations permettent de comprendre pourquoi les modernes sont tentés de voir du « quiétisme », ou ce qu’ils croient pouvoir appeler ainsi, dans toute doctrine qui met la contemplation au-dessus de l’action, c’est-à-dire en somme dans toute doctrine traditionnelle sans exception ; ils semblent d’ailleurs croire que cela revient en quelque sorte à mépriser l’action et même à lui dénier toute valeur propre, fût-ce dans l’ordre contingent qui est le sien, ce qui est tout à fait faux, puisqu’il ne s’agit en réalité que de situer chaque chose à la place qui doit normalement lui appartenir : reconnaître qu’une chose occupe le plus bas degré dans une hiérarchie ne revient certes nullement à nier la légitimité de son existence, car elle n’en est pas moins un élément nécessaire de l’ensemble dont elle fait partie. Nous ne savons trop pourquoi on a pris l’habitude de s’attaquer plus spécialement, sous ce rapport, à la doctrine hindoue, qui en cela ne diffère absolument en rien des autres traditions, qu’elles soient orientales ou occidentales ; nous nous sommes du reste suffisamment expliqué, en diverses occasions, sur la façon dont elle envisage l’action, pour n’avoir pas besoin d’y insister davantage ici. Nous ferons seulement remarquer combien il est absurde de parler de « quiétisme » à propos du Yoga, comme certains le font, quand on songe à l’activité prodigieuse qu’il faut déployer, et cela dans tous les domaines, pour parvenir au but du Yoga (c’est-à-dire en réalité au Yoga même, entendu dans son sens strict, les moyens préparatoires n’étant ainsi désignés que par extension) ; d’ailleurs, il s’agit là de méthodes proprement initiatiques, dont l’activité est un des caractères essentiels comme telles. Ajoutons, pour prévenir toute objection possible, que, si les interprétations de quelques Hindous contemporains peuvent sembler se prêter à l’imputation de « quiétisme », c’est que ceux-là ne sont qualifiés à aucun degré pour parler de ces choses, et que même, du fait de l’éducation occidentale qu’ils ont reçue, ils sont presque aussi ignorants que les Occidentaux eux-mêmes de ce qui concerne leur propre tradition.

Mais, si l’on est convenu de reprocher à la doctrine hindoue de mépriser l’action, c’est surtout, d’une façon générale, au sujet du Taoïsme qu’on éprouve le besoin de parler plus expressément encore de « quiétisme », et cela à cause du rôle qu’y joue le « non-agir » (wou-wei), dont les orientalistes ne comprennent nullement la véritable signification, et que certains d’entre eux font synonyme d’« inactivité », de « passivité » et même d’« inertie » (c’est d’ailleurs parce que le principe actif de la manifestation est « non-agissant » qu’ils le prétendent « passif » comme nous le disions plus haut). Il en est pourtant quelques-uns qui se sont rendu compte qu’il y a là une erreur ; mais, ne comprenant pas davantage au fond ce dont il s’agit, et confondant également action et activité, ils se refusent alors à traduire wou-wei par « non-agir », et ils remplacent ce terme par des périphrases plus ou moins vagues et insignifiantes, qui amoindrissent la portée de la doctrine et ne laissent plus rien apercevoir de son sens profond et spécifiquement initiatique. En réalité, la traduction par « non-agir » est la seule acceptable, mais, à cause de l’incompréhension ordinaire, il convient d’expliquer comment on doit l’entendre : non seulement ce « non-agir » n’est point l’inactivité, mais, suivant ce que nous avons indiqué précédemment, il est au contraire la suprême activité, et cela parce qu’il est aussi loin que possible du domaine de l’action extérieure, et complètement affranchi de toutes les limitations qui sont imposées à celle-ci par sa propre nature ; si le « non-agir » n’était, par définition même, au delà de toutes les oppositions, on pourrait donc dire qu’il est en quelque sorte l’extrême opposé du but que le quiétisme assigne au développement de la spiritualité.

Il va de soi que le « non-agir », ou ce qui lui équivaut dans la partie initiatique des autres traditions, implique, pour celui qui y est parvenu, un parfait détachement à l’égard de l’action extérieure, comme d’ailleurs de toutes les autres choses contingentes, et cela parce qu’un tel être se situe au centre même de la « roue cosmique », tandis que ces choses n’appartiennent qu’à sa circonférence ; si le quiétisme professe de son côté une indifférence qui paraît ressembler à quelques égards à ce détachement, c’est assurément pour de tout autres raisons. De même que des phénomènes similaires peuvent être dus à des causes fort diverses, des façons d’agir (ou, dans certains cas, de s’abstenir d’agir) qui sont extérieurement les mêmes peuvent procéder des intentions les plus différentes ; mais naturellement, pour ceux qui s’en tiennent aux apparences, il peut résulter de là bien des fausses assimilations. Il y a effectivement sous ce rapport certains faits, étranges aux yeux des profanes, qui pourraient être invoqués par eux à l’appui du rapprochement erroné qu’ils veulent établir entre le quiétisme et des traditions d’ordre initiatique ; mais ceci soulève quelques questions qui sont assez intéressantes en elles-mêmes pour mériter que nous leur consacrions spécialement un prochain article.