CHAPITRE XXVIII
Contemplation directe
et contemplation par reflet(*)

Nous devons revenir encore une fois sur les différences essentielles qui existent entre la réalisation métaphysique ou initiatique et la réalisation mystique, car, à ce sujet, certains ont posé cette question : si la contemplation est, comme nous l’avons dit(1), la plus haute forme de l’activité, et beaucoup plus active en réalité que tout ce qui relève de l’action extérieure, et si, comme on l’admet généralement, il y a aussi contemplation dans les cas des états mystiques, n’y a-t-il pas là quelque chose d’incompatible avec le caractère de passivité qui est inhérent au mysticisme même ? De plus, dès lors qu’on peut parler de contemplation à la fois dans l’ordre métaphysique et dans l’ordre mystique, il pourrait sembler que l’un et l’autre coïncident sous ce rapport, au moins dans une certaine mesure ; ou bien, s’il n’en est pas ainsi, y aurait-il donc deux sortes de contemplation ?

Avant tout, il convient de rappeler à cet égard qu’il y a bien des qualités différentes de mysticisme, et que les formes inférieures de celui-ci ne sauraient être en cause ici, car on ne peut pas y parler réellement de contemplation au vrai sens de ce mot. Il faut écarter, à ce point de vue, tout ce qui a le caractère le plus nettement « phénoménique », c’est-à-dire en somme tous les états où se rencontre ce à quoi les théoriciens du mysticisme appliquent des désignations comme celles de « vision sensible » et de « vision imaginaire » (et d’ailleurs l’imagination rentre également dans l’ordre des facultés sensibles prises au sens le plus étendu), états qu’eux-mêmes considèrent aussi comme inférieurs, et que même, avec juste raison, ils n’envisagent pas sans une certaine méfiance, car il est évident que c’est là que l’illusion peut s’introduire avec la plus grande facilité. Il n’y a de contemplation mystique proprement dite que dans le cas de ce qui est appelé « vision intellectuelle », qui est d’un ordre beaucoup plus « intérieur », et à laquelle n’atteignent que les mystiques qu’on peut dire supérieurs, à tel point qu’il semble que ce soit là en quelque sorte l’aboutissement et comme le but même de leur réalisation ; mais ces mystiques dépassent-ils effectivement par là le domaine individuel ? C’est en cela que consiste au fond toute la question, car c’est cela seul qui, tout en laissant d’ailleurs subsister en tout cas la différence des moyens caractérisant respectivement les deux voies initiatique et mystique, pourrait justifier, quant à leur but, une certaine assimilation comme celle dont nous venons de parler. Il est bien entendu qu’il ne s’agit aucunement pour nous d’amoindrir la portée des différences qualitatives qui existent dans le mysticisme lui-même ; mais il n’en est pas moins vrai que, même pour ce qu’il y a de plus élevé dans celui-ci, cette assimilation impliquerait une confusion qu’il est nécessaire de dissiper.

Nous dirons nettement qu’il y a bien réellement deux sortes de contemplation, qu’on pourrait appeler une contemplation directe et une contemplation par reflet ; de même en effet qu’on peut regarder directement le soleil ou regarder seulement son reflet dans l’eau, de même aussi on peut contempler, soit les réalités spirituelles telles qu’elles sont en elles-mêmes, soit leur reflet dans le domaine individuel. On peut bien parler de contemplation dans les deux cas, et même, en un certain sens, ce sont bien les mêmes réalités qui sont contemplées, comme c’est le même soleil qu’on voit directement ou par son reflet ; mais il n’en est pas moins évident qu’il y a là une très grande différence. Il y a même plus que ne pourrait le faire penser à première vue la comparaison que nous venons de donner, car la contemplation directe des réalités spirituelles implique nécessairement qu’on se transporte soi-même en quelque sorte dans leur propre domaine, ce qui suppose un certain degré de réalisation des états supra-individuels, réalisation qui ne peut jamais être qu’essentiellement active ; par contre, la contemplation par reflet implique seulement qu’on « s’ouvre » à ce qui se présentera comme spontanément (et qui pourra aussi ne pas se présenter, puisque c’est là quelque chose qui ne dépend aucunement de la volonté ou de l’initiative du contemplatif), et c’est pourquoi il n’y a là rien qui soit incompatible avec la passivité mystique. Naturellement, cela n’empêche pas la contemplation d’être toujours, à un degré ou à un autre, une véritable activité intérieure, et d’ailleurs un état qui serait purement passif ne se conçoit peut-être même pas, puisque la simple sensation elle-même a aussi quelque chose d’actif sous un certain rapport ; en fait, la passivité pure n’appartient qu’à la materia prima et ne saurait se rencontrer nulle part dans la manifestation. Mais la passivité du mystique consiste proprement en ce qu’il se borne à recevoir ce qui vient à lui, et qui ne peut pas ne pas éveiller en lui une certaine activité intérieure, celle-là même qui constituera précisément sa contemplation ; il est passif parce qu’il ne fait rien pour aller au-devant des réalités qui sont l’objet de cette contemplation, et c’est cela même qui entraîne comme conséquence qu’il ne sort pas de son état individuel. Il faut donc, pour que ces réalités lui deviennent accessibles en quelque façon, qu’elles descendent pour ainsi dire dans le domaine individuel, ou, si l’on préfère, qu’elles s’y reflètent comme nous le disions tout à l’heure ; cette dernière façon de parler est d’ailleurs la plus exacte, parce qu’elle fait mieux comprendre qu’elles ne sont aucunement affectées par cette « descente » apparente, pas plus que le soleil ne l’est par l’existence de son reflet.

Un autre point particulièrement important, et qui se rattache du reste assez étroitement au précédent, c’est que la contemplation mystique, par là même qu’elle n’est qu’indirecte, n’implique jamais aucune identification, mais au contraire, laisse toujours subsister la dualité entre le sujet et l’objet ; à vrai dire, d’ailleurs, il est en quelque sorte nécessaire qu’il en soit ainsi, car cette dualité fait partie intégrante du point de vue religieux comme tel, et, ainsi que nous avons déjà eu souvent l’occasion de le dire, tout ce qui est mysticisme relève proprement du domaine religieux(2). Ce qui peut prêter à confusion sur ce point, c’est que les mystiques emploient volontiers le mot d’« union », et que la contemplation dont il s’agit appartient même plus précisément à ce qu’ils nomment « vie unitive » ; mais cette « union » n’a aucunement la même signification que le Yoga ou ses équivalents, de sorte qu’il n’y a là qu’une similitude tout extérieure. Ce n’est pas qu’il soit illégitime d’employer le même mot, car, dans le langage courant lui-même, on parle d’union entre des êtres dans bien des cas divers et où il n’y a évidemment identification entre eux à aucun degré ; il faut seulement avoir toujours le plus grand soin de ne pas confondre des choses différentes sous prétexte qu’un seul mot sert à désigner également les unes et les autres. Dans le mysticisme, insistons-y encore, il n’est jamais question d’identification avec le Principe, ni même avec tel ou tel de ses aspects « non-suprêmes » (ce qui en tout cas dépasserait encore manifestement les possibilités d’ordre individuel) ; et, de plus, l’union qui est considérée comme le terme même de la vie mystique est toujours rapportée à une manifestation principielle envisagée uniquement dans le domaine humain ou par rapport à celui-ci(3).

Il doit être bien entendu, d’autre part, que la contemplation atteinte dans la réalisation initiatique comporte bien des degrés différents, de sorte qu’elle ne va assurément pas toujours jusqu’à une identification ; mais, quand il en est ainsi, elle n’est encore regardée que comme un stade préliminaire, une étape dans le cours de la réalisation, et non point comme le but suprême auquel l’initiation doit conduire finalement(4). Cela devrait suffire à montrer que les deux voies ne tendent pas réellement à la même fin, puisque l’une d’elles s’arrête à ce qui ne représente pour l’autre qu’une étape secondaire ; et de plus, même à ce degré, il y a une grande différence en ce que, dans l’un des deux cas, c’est un reflet qui est contemplé en quelque sorte en lui-même et pour lui-même, tandis que, dans l’autre, ce reflet n’est pris que comme le point d’aboutissement des rayons dont il faudra suivre la direction pour remonter, à partir de là, jusqu’à la source même de la lumière.