CHAPITRE XXX
La coutume contre la tradition(*)
Nous avons dénoncé à diverses reprises l’étrange confusion que les modernes commettent presque constamment entre tradition et coutume ; nos contemporains, en effet, donnent volontiers le nom de « tradition » à toute sorte de choses qui ne sont en réalité que de simples coutumes, souvent tout à fait insignifiantes, et parfois d’invention toute récente : ainsi, il suffit que n’importe qui ait institué une fête profane quelconque pour que celle-ci, au bout de quelques années, soit qualifiée de « traditionnelle ». Cet abus de langage est évidemment dû à l’ignorance des modernes à l’égard de tout ce qui est tradition au vrai sens de ce mot ; mais on peut aussi y discerner une manifestation de cet esprit de « contrefaçon » dont nous avons déjà signalé tant d’autres cas : là où il n’y a plus de tradition, on cherche, consciemment ou inconsciemment, à lui substituer une sorte de parodie, afin de combler pour ainsi dire, au point de vue des apparences extérieures, le vide laissé par cette absence de la tradition ; aussi n’est-il pas suffisant de dire que la coutume est entièrement différente de la tradition, car la vérité est qu’elle lui est même nettement contraire, et qu’elle sert de plus d’une façon à la diffusion et au maintien de l’esprit antitraditionnel.
Ce qu’il faut bien comprendre avant tout, c’est ceci : tout ce qui est d’ordre traditionnel implique essentiellement un élément « supra-humain » ; la coutume, au contraire, est quelque chose de purement humain, soit par dégénérescence, soit dès son origine même. En effet, il faut ici distinguer deux cas : dans le premier, il s’agit de choses qui ont pu avoir autrefois un sens profond, parfois même un caractère proprement rituel, mais qui l’ont entièrement perdu par le fait qu’elles ont cessé d’être intégrées à un ensemble traditionnel, de sorte qu’elles ne sont plus que « lettre morte » et « superstition » au sens étymologique ; personne n’en comprenant plus la raison, elles sont d’ailleurs, par là même, particulièrement aptes à se déformer et à se mélanger à des éléments étrangers, ne provenant que de la fantaisie individuelle ou collective. Ce cas est, assez généralement, celui des coutumes auxquelles il est impossible d’assigner une origine définie ; le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il témoigne de la perte de l’esprit traditionnel, et en cela il peut sembler plus grave comme symptôme que par les inconvénients qu’il présente en lui-même. Cependant, il n’y en a pas moins là un double danger : d’une part, les hommes en arrivent ainsi à accomplir des actions par simple habitude, c’est-à-dire d’une façon toute machinale et sans raison valable, résultat d’autant plus fâcheux que cette attitude « passive » les prédispose à recevoir toute sorte de « suggestions » sans réagir ; d’autre part, les adversaires de la tradition, assimilant celle-ci à ces actions machinales, ne manquent pas d’en profiter pour la tourner en ridicule, de sorte que cette confusion, qui chez certains n’est pas toujours involontaire, est utilisée pour faire obstacle à toute possibilité de restauration de l’esprit traditionnel.
Le second cas est celui pour lequel on peut parler proprement de « contrefaçon » : les coutumes dont il vient d’être question sont encore, malgré tout, des vestiges de quelque chose qui a eu tout d’abord un caractère traditionnel, et, à ce titre, elles peuvent ne pas paraître encore suffisamment profanes ; on s’attachera donc, à un stade ultérieur, à les remplacer autant que possible par d’autres coutumes, celles-là entièrement inventées, et qui seront acceptées d’autant plus facilement que les hommes sont déjà habitués à faire des choses dépourvues de sens ; c’est là qu’intervient la « suggestion » à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure. Quand un peuple a été détourné de l’accomplissement des rites traditionnels, il est encore possible qu’il sente ce qui lui manque et qu’il éprouve le besoin d’y revenir ; pour l’en empêcher, on lui donnera des « pseudo-rites », et on les lui imposera même s’il y a lieu ; et cette simulation des rites est quelquefois poussée si loin qu’on n’a pas de peine à y reconnaître l’intention formelle et à peine déguisée d’établir une sorte de « contre-tradition ». Il y a aussi, dans le même ordre, d’autres choses qui, tout en paraissant plus inoffensives, sont en réalité bien loin de l’être entièrement : nous voulons parler de coutumes qui affectent la vie de chaque individu en particulier plutôt que celle de l’ensemble de la collectivité ; leur rôle est encore d’étouffer toute activité rituelle ou traditionnelle, en y substituant la préoccupation, il ne serait pas exagéré de dire même l’obsession, d’une multitude de choses parfaitement insignifiantes, sinon tout à fait absurdes, et dont la « petitesse » même contribue puissamment à la ruine de toute intellectualité.
Ce caractère dissolvant de la coutume peut surtout être constaté directement aujourd’hui dans les pays orientaux, car, pour ce qui est de l’Occident, il y a déjà trop longtemps qu’il a dépassé le stade où il était même simplement concevable encore que toutes les actions humaines puissent revêtir un caractère traditionnel ; mais, là où la notion de la « vie ordinaire », entendue dans le sens profane que nous avons expliqué en une autre occasion, ne s’est pas encore généralisée, on peut saisir en quelque sorte sur le fait la façon dont une telle notion arrive à prendre corps, et le rôle qu’y joue la substitution de la coutume à la tradition. Il va de soi qu’il s’agit là d’une mentalité qui, actuellement encore tout au moins, n’est point celle de la plupart des Orientaux, mais seulement de ceux qu’on peut dire indifféremment « modernisés » ou « occidentalisés », les deux mots n’exprimant au fond qu’une seule et même chose : lorsque quelqu’un agit d’une façon qu’il ne peut justifier autrement qu’en déclarant que « c’est la coutume », on peut être sûr qu’on a affaire à un individu détaché de sa tradition et devenu incapable de la comprendre ; non seulement il n’en accomplit plus les rites essentiels, mais, s’il en a gardé quelques « observances » secondaires, c’est uniquement « par coutume » et pour des raisons purement humaines, parmi lesquelles le souci de l’« opinion » tient le plus souvent une place prépondérante ; et, surtout, il ne manque jamais d’observer scrupuleusement une foule de ces coutumes inventées dont nous parlions en dernier lieu, coutumes qui ne se distinguent en rien des niaiseries constituant le vulgaire « savoir-vivre » des Occidentaux modernes, et qui même n’en sont parfois qu’une imitation pure et simple.
Ce qui est peut-être le plus frappant dans ces coutumes toutes profanes, que ce soit en Orient ou en Occident, c’est ce caractère d’incroyable « petitesse » que nous avons déjà mentionné : il semble qu’elles ne visent à rien d’autre qu’à retenir toute l’attention, non seulement sur des choses entièrement extérieures et vidées de toute signification, mais encore sur le détail même de ces choses, dans ce qu’il a de plus banal et de plus étroit, ce qui est évidemment un des meilleurs moyens qui puissent exister pour amener, chez ceux qui s’y soumettent, une véritable atrophie intellectuelle, dont ce qu’on appelle en Occident la mentalité « mondaine » représente l’exemple le plus achevé. Ceux chez qui les préoccupations de ce genre arrivent à prédominer, même sans atteindre ce degré extrême, sont trop manifestement incapables de concevoir aucune réalité d’ordre profond ; il y a là une incompatibilité tellement évidente qu’il serait inutile d’y insister davantage ; et il est clair aussi que ceux-là se trouvent dès lors enfermés dans le cercle de la « vie ordinaire », qui n’est faite précisément que d’un épais tissu d’apparences extérieures comme celles sur lesquelles ils ont été « dressés » à exercer exclusivement toute leur activité mentale. Pour eux, le monde, pourrait-on dire, a perdu toute « transparence », car ils n’y voient plus rien qui soit un signe ou une expression de vérités supérieures, et, même si on leur parlait de ce sens intérieur des choses, non seulement ils ne comprendraient pas, mais ils commenceraient aussitôt par se demander ce que leurs pareils pourraient bien penser ou dire d’eux si par impossible il leur arrivait d’admettre un tel point de vue, et plus encore d’y conformer leur existence !
C’est en effet la crainte de l’« opinion » qui, plus que toute autre chose, permet à la coutume de s’imposer comme elle le fait et de prendre le caractère d’une véritable obsession ; l’homme ne peut jamais agir sans quelque motif, légitime ou illégitime, et lorsque, comme c’est le cas ici, il ne peut exister aucun motif réellement valable, puisqu’il s’agit d’actions qui n’ont véritablement aucune signification, il faut qu’il s’en trouve un dans un ordre aussi bassement contingent et aussi dépourvu de toute portée effective que celui auquel appartiennent ces actions elles-mêmes. On objectera peut-être que, pour que cela soit possible, il faut qu’une opinion se soit déjà formée à l’égard des coutumes en question ; mais, en fait, il suffit que celles-ci se soient établies dans un milieu très restreint, et ne fût-ce tout d’abord que sous la forme d’une simple « mode », pour que ce facteur puisse entrer en jeu ; de là, les coutumes, s’étant fixées par le fait même qu’on n’ose plus s’abstenir de les observer, pourront ensuite se répandre de proche en proche, et, corrélativement, ce qui n’était d’abord que l’opinion de quelques-uns finira par devenir ce qu’on appelle l’« opinion publique ». On pourrait dire que le respect de la coutume comme telle n’est au fond rien d’autre que le respect de la sottise humaine, car c’est celle-ci qui, en pareil cas, s’exprime naturellement dans l’opinion ; d’ailleurs, « faire comme tout le monde », suivant l’expression couramment employée à ce sujet, et qui pour certains semble tenir lieu de raison suffisante pour toutes leurs actions, c’est nécessairement s’assimiler au vulgaire et s’appliquer à ne s’en distinguer en aucune façon ; il serait assurément difficile d’imaginer quelque chose de plus bas, et aussi de plus contraire à l’attitude traditionnelle, suivant laquelle chacun doit s’efforcer constamment de s’élever selon toute la mesure de ses possibilités, au lieu de s’abaisser jusqu’à cette sorte de néant intellectuel que traduit une vie absorbée tout entière dans l’observation des coutumes les plus ineptes et dans la crainte puérile d’être jugé défavorablement par les premiers venus, c’est-à-dire en définitive par les sots et les ignorants.
Dans les pays de tradition arabe, on dit que, dans les temps les plus anciens, les hommes n’étaient distingués entre eux que par la connaissance ; ensuite, on prit en considération la naissance et la parenté ; plus tard encore, la richesse en vint à être considérée comme une marque de supériorité ; enfin, dans les derniers temps, on ne juge plus les hommes que d’après les seules apparences extérieures. Il est facile de se rendre compte que c’est là une description très exacte de la prédominance successive, dans l’ordre descendant, de points de vue qui sont respectivement ceux des quatre castes, ou, si l’on préfère, des divisions naturelles auxquelles celles-ci correspondent. Or, la coutume appartient incontestablement au domaine des apparences purement extérieures derrière lesquelles il n’y a rien ; observer la coutume pour tenir compte d’une opinion qui n’estime que de telles apparences, c’est donc là proprement le fait d’un Shûdra.