CHAPITRE XXXII
Les « têtes noires »(*)

Le nom des Éthiopiens signifie littéralement « visages brûlés » (Aithi-ôps)(1), et par suite « visages noirs » ; on l’interprète communément comme désignant un peuple de race noire, ou tout au moins de teint noir(2). Cependant, cette explication trop « simpliste » apparaît comme peu satisfaisante dès qu’on remarque que les anciens donnèrent en fait le même nom d’Éthiopie à des pays très divers, et à certains desquels elle ne conviendrait aucunement, puisque notamment l’Atlantide elle-même, dit-on, fut aussi appelée Éthiopie ; par contre, il ne semble pas que cette dénomination ait jamais été appliquée aux pays habités par des peuples appartenant proprement à la race noire. Il doit donc y avoir là autre chose, et cela devient encore plus évident quand on constate ailleurs l’existence de mots ou d’expressions similaires, si bien qu’on est naturellement amené à chercher quelle signification symbolique ils peuvent avoir en réalité.

Les Chinois se désignaient eux-mêmes très anciennement comme le « peuple noir » (li-min) ; cette expression se trouve en particulier dans le Chou-King (règne de l’empereur Chouen, 2317-2208 avant l’ère chrétienne). Beaucoup plus tard, au début de la dynastie Tsin (iiie siècle avant l’ère chrétienne) l’empereur donna à son peuple un autre nom analogue(3), celui de « têtes noires » (kien-cheou) ; et ce qui est encore singulier, c’est qu’on trouve exactement la même expression en Chaldée (nishi salmat kakkadi) mille ans au moins avant cette époque. De plus, il est à remarquer que les caractères kien et he, signifiant « noir », représentent la flamme ; par là, le sens de cette expression de « têtes noires » se rapproche encore plus étroitement de celui du nom des Éthiopiens. Les orientalistes, qui le plus souvent ignorent de parti pris tout symbolisme, veulent expliquer ces termes de « peuple noir » et de « têtes noires » comme désignant le « peuple aux cheveux noirs » ; malheureusement, si ce caractère convient en effet aux Chinois, il ne saurait en aucune façon les distinguer des peuples voisins, de sorte que cette explication encore apparaît comme tout à fait insignifiante au fond.

D’autre part, certains ont pensé que le « peuple noir » était proprement la masse du peuple, à laquelle la couleur noire aurait été attribuée comme elle l’est dans l’Inde aux Shûdras, et avec le même sens d’indistinction et d’anonymat ; mais il semble bien que ce soit en réalité le peuple chinois tout entier qui ait été ainsi désigné, sans qu’il soit fait à cet égard aucune différence entre la masse et l’élite, et, s’il en est ainsi, le symbolisme dont il s’agit n’est plus valable en pareil cas. Du reste, si l’on songe non seulement que les expressions de ce genre ont eu un emploi aussi étendu dans l’espace et dans le temps que nous l’avons indiqué (et il est même très possible qu’il en existe encore d’autres exemples), mais aussi que les anciens Égyptiens, de leur côté, donnaient à leur pays le nom de Kêmi ou « terre noire », on se rendra compte qu’il est assurément fort invraisemblable que tant de peuples divers aient adopté, pour eux-mêmes ou pour leur pays, une désignation qui aurait eu un sens péjoratif. Ce n’est donc pas à ce sens inférieur de la couleur noire qu’il convient de se référer ici, mais bien plutôt à son sens supérieur, puisque, comme nous l’avons expliqué en d’autres occasions, elle présente un double symbolisme, tout aussi bien d’ailleurs que l’anonymat, auquel nous faisions allusion tout à l’heure à propos de la masse du peuple, a également deux significations opposées(4).

On sait que, dans son sens supérieur, la couleur noire symbolise essentiellement l’état principiel de non-manifestation, et que c’est ainsi qu’il faut comprendre notamment le nom de Krishna, par opposition à celui d’Arjuna qui signifie « blanc », l’un et l’autre représentant respectivement le non-manifesté et le manifesté, l’immortel et le mortel, le « Soi » et le « moi », Paramâtmâ et jîvâtmâ(5). Seulement, on peut se demander comment un symbole du non-manifesté est applicable à un peuple ou à un pays ; nous devons reconnaître que le rapport n’apparaît pas clairement à première vue, mais pourtant il existe bien réellement dans les cas dont il s’agit. D’ailleurs, ce ne doit pas être sans raison que, dans plusieurs de ces cas, la couleur noire est rapportée plus particulièrement aux « faces » ou aux « têtes », termes dont nous avons déjà indiqué ailleurs la signification symbolique, en connexion avec les idées de « sommet » et de « principe »(6).

Pour comprendre ce qu’il en est, il faut se souvenir que les peuples dont nous venons de parler sont de ceux qui se considéraient comme occupant une situation « centrale » ; on connaît notamment, à cet égard, la désignation de la Chine comme le « Royaume du Milieu » (Tchoung-kouo), ainsi que le fait que l’Égypte était assimilée par ses habitants au « Cœur du Monde ». Cette situation « centrale » est d’ailleurs parfaitement justifiée au point de vue symbolique, car chacune des contrées auxquelles elle était attribuée était effectivement le siège du centre spirituel d’une tradition, émanation et image du centre spirituel suprême, et le représentant pour ceux qui appartenaient à la tradition envisagée, de sorte qu’elle était bien véritablement pour eux le « Centre du Monde »(7). Or, le centre est, en raison de son caractère principiel, ce qu’on pourrait appeler le « lieu » de la non-manifestation ; comme tel, la couleur noire, entendue dans son sens supérieur, lui convient donc réellement. Il faut d’ailleurs remarquer que, par contre, la couleur blanche convient aussi au centre sous un autre rapport, nous voulons dire en tant qu’il est le point de départ d’une « irradiation », assimilée à celle de la lumière(8) ; on pourrait donc dire que le centre est « blanc » extérieurement et par rapport à la manifestation qui procède de lui, tandis qu’il est « noir » intérieurement et en lui-même ; et ce dernier point de vue est naturellement celui des êtres qui, pour une raison telle que celle que nous venons de rappeler, se situent symboliquement dans le centre même.