CHAPITRE XXXIII
L’esprit est-il dans le corps
ou le corps dans l’esprit ?(*)

La conception ordinaire suivant laquelle l’esprit est considéré comme logé en quelque sorte dans le corps ne peut manquer de sembler fort étrange à quiconque possède seulement les données métaphysiques les plus élémentaires, et cela non pas surtout parce que l’esprit ne saurait être véritablement « localisé », mais parce que, même si ce n’est là qu’une « façon de parler » plus ou moins symbolique, elle apparaît à première vue comme impliquant un illogisme manifeste et un renversement des rapports normaux. En effet, l’esprit n’est autre qu’Âtmâ, et il est le principe de tous les états de l’être, à tous les degrés de sa manifestation ; or toutes choses sont nécessairement contenues dans leur principe, et elles ne sauraient aucunement en sortir en réalité, ni à plus forte raison l’enfermer dans leurs propres limites ; ce sont donc tous ces états de l’être, et par conséquent aussi le corps qui n’est qu’une simple modalité de l’un d’eux, qui doivent en définitive être contenus dans l’esprit, et non pas l’inverse. Le « moins » ne peut pas contenir le « plus », pas plus qu’il ne peut le produire ; ceci est d’ailleurs applicable à différents niveaux, ainsi que nous le verrons par la suite ; mais, pour le moment, nous envisageons le cas le plus extrême, celui qui concerne le rapport entre le principe même de l’être et la modalité la plus restreinte de sa manifestation individuelle humaine. On pourrait être tenté de conclure immédiatement que la conception courante n’est due qu’à l’ignorance de la grande majorité des hommes et ne correspond qu’à une simple erreur de langage, que tous répètent par la force de l’habitude et sans y réfléchir ; pourtant, la question n’est pas si simple au fond, et cette erreur, si c’en est une, a des raisons bien autrement profondes qu’on ne le croirait tout d’abord.

Il doit être bien entendu, avant tout, que l’image spatiale du « contenant » et du « contenu », dans ces considérations, ne devra jamais être prise littéralement, puisqu’un seul des deux termes envisagés, le corps, possède effectivement le caractère spatial, l’espace lui-même n’étant rien de plus ni d’autre qu’une des conditions propres à l’existence corporelle. L’usage d’un tel symbolisme spatial, aussi bien que d’un symbolisme temporel, n’en est pas moins, comme nous l’avons expliqué à maintes reprises, non seulement légitime, mais même inévitable, dès lors que nous devons forcément nous servir d’un langage qui, étant celui de l’homme corporel, est lui-même soumis aux conditions qui déterminent l’existence de celui-ci comme tel ; il suffit de ne jamais oublier que tout ce qui n’appartient pas au monde corporel ne saurait, par là même, être en réalité ni dans l’espace ni dans le temps.

Il nous importe peu, d’autre part, que des philosophes aient cru devoir poser et discuter une question comme celle d’un « siège de l’âme », en paraissant l’entendre en un sens tout à fait littéral, ce qu’ils appellent « âme » pouvant d’ailleurs être l’esprit, dans la mesure du moins où ils le conçoivent, suivant la confusion habituelle du langage occidental moderne à cet égard. Il va de soi, en effet, que, pour nous, les philosophes profanes ne se distinguent en rien du vulgaire et que leurs théories n’ont pas plus de valeur que la simple opinion courante ; ce ne sont donc assurément pas leurs prétendus « problèmes » qui pourraient nous donner à penser qu’une sorte de « localisation » de l’esprit dans le corps représente autre chose qu’une erreur pure et simple ; mais ce sont les doctrines traditionnelles elles-mêmes qui nous montrent qu’il serait insuffisant de s’en tenir là et que ce sujet requiert un examen plus approfondi.

On sait en effet que, suivant la doctrine hindoue, jîvâtmâ, qui est en réalité Âtmâ même, mais considéré spécialement dans son rapport avec l’individualité humaine, réside au centre de cette individualité, qui est désigné symboliquement comme le cœur ; cela ne veut nullement dire, bien entendu, qu’il soit comme enfermé dans l’organe corporel qui porte ce nom, ni même dans un organe subtil correspondant ; mais il n’en est pas moins vrai que cela implique que, d’une certaine façon, il se situe dans l’individualité, et même plus précisément dans une partie, la plus centrale, de cette individualité. Âtmâ ne peut être véritablement ni manifesté ni individualisé ; à plus forte raison ne peut-il être incorporé ; cependant, en tant que jîvâtmâ, il apparaît comme s’il était individualisé et incorporé ; cette apparence ne peut être évidemment qu’illusoire à l’égard d’Âtmâ, mais elle n’en existe pas moins à un certain point de vue, celui-là même où jîvâtmâ semble se distinguer d’Âtmâ, et qui est celui de la manifestation individuelle humaine. C’est donc à ce point de vue qu’on peut dire que l’esprit est situé dans l’individu ; et même, au point de vue plus particulier de la modalité corporelle de celui-ci, on pourra dire aussi, à condition de ne pas y voir une « localisation » littérale, qu’il est situé dans le corps ; ce n’est donc pas là une erreur à proprement parler, mais seulement l’expression d’une illusion qui, pour être telle quant à la réalité absolue, n’en correspond pas moins à un certain degré de réalité relative, celui même des états de manifestation auxquels elle se rapporte, et qui ne devient une erreur que si l’on prétend l’appliquer à la conception de l’être total, comme si le principe même de celui-ci pouvait être affecté ou modifié par un de ses états contingents.

Nous avons fait, dans ce que nous venons de dire, une distinction entre l’individualité intégrale et sa modalité corporelle, la première comprenant en outre toutes les modalités subtiles ; et, à ce propos, nous pouvons ajouter une remarque qui, bien qu’accessoire, aidera sans doute à comprendre ce que nous avons principalement en vue. Pour l’homme ordinaire, dont la conscience n’est en quelque sorte « éveillée » que dans la seule modalité corporelle, ce qui est perçu plus ou moins obscurément des modalités subtiles apparaît comme inclus dans le corps, parce que cette perception ne correspond effectivement qu’à leurs rapports avec celui-ci, plutôt qu’à ce qu’elles sont en elles-mêmes ; mais, en réalité, elles ne peuvent pas être contenues ainsi dans le corps et comme bornées par ses limites, d’abord parce que c’est en elles qu’est le principe immédiat de la modalité corporelle, et ensuite parce qu’elles sont susceptibles d’une extension incomparablement plus grande par la nature même des possibilités qu’elles comportent. Aussi, quand ces modalités sont effectivement développées, apparaissent-elles comme des « prolongements » s’étendant en tous sens au delà de la modalité corporelle, qui ainsi se trouve comme entièrement enveloppée par elles ; il y a donc à cet égard, pour celui qui a réalisé l’individualité intégrale, une sorte de « retournement », si l’on peut s’exprimer ainsi, par rapport au point de vue de l’homme ordinaire. Dans ce cas, les limitations individuelles ne sont d’ailleurs pas encore dépassées, et c’est pourquoi nous parlions au début d’une application possible à différents niveaux ; par analogie, on pourra comprendre dès maintenant qu’un « retournement » s’opère également, dans un autre ordre, quand l’être est passé à la réalisation supra-individuelle. Tant que l’être n’atteignait Âtmâ que dans ses rapports avec l’individualité, c’est-à-dire comme jîvâtmâ, celui-ci lui apparaissait comme inclus dans cette individualité, et ne pouvait même pas lui apparaître autrement puisqu’il était incapable de franchir les bornes de la condition individuelle ; mais quand il atteint Âtmâ directement et tel qu’il est en soi, cette même individualité, et avec elle tous les autres états, individuels ou supra-individuels, lui apparaissent au contraire comme compris dans Âtmâ, comme ils le sont en effet au point de vue de la réalité absolue, puisqu’ils ne sont rien d’autre que les possibilités mêmes d’Âtmâ, hors duquel rien ne saurait véritablement être sous quelque mode que ce soit.

Nous avons précisé, dans ce qui précède, les limites dans lesquelles il est vrai, à un point de vue relatif, de dire que l’esprit est contenu, soit dans l’individualité humaine, soit même dans le corps ; et, de plus, nous avons indiqué la raison pour laquelle il en est ainsi, raison qui est en somme inhérente à la condition même de l’être pour lequel ce point de vue est légitime et valable. Cependant, ce n’est pas tout encore, et il faut remarquer que l’esprit est envisagé comme situé, non pas seulement dans l’individualité en général, mais en son point central, auquel correspond le cœur dans l’ordre corporel ; ceci appelle d’autres explications, qui permettront de relier entre eux les deux points de vue apparemment opposés se rapportant respectivement à la réalité relative et contingente de l’individu et à la réalité absolue d’Âtmâ. Il est facile de se rendre compte que ces considérations doivent reposer essentiellement sur une application du sens inverse de l’analogie, application qui montre en même temps, d’une façon particulièrement nette, les précautions qu’exige la transposition du symbolisme spatial, puisque, contrairement à ce qui a lieu dans l’ordre corporel, c’est-à-dire dans l’espace entendu au sens propre et littéral, on peut dire que, dans l’ordre spirituel, c’est l’intérieur qui enveloppe l’extérieur, et c’est le centre qui contient toutes choses.

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À la fin de la première partie de cette étude, nous disions que, dans la transposition du symbolisme spatial, il faut toujours prendre garde que, en passant d’un point de vue à l’autre, l’analogie doit être appliquée en sens inverse. Une des meilleures « illustrations » en est donnée par la représentation des différents cieux, correspondant aux états supérieurs de l’être, par autant de cercles ou de sphères concentriques, telle qu’on la trouve par exemple chez Dante. Dans cette représentation, il semble tout d’abord que les cieux, s’ils sont plus vastes, c’est-à-dire moins limités, à mesure qu’ils sont plus élevés, sont aussi plus « extérieurs » en ce sens qu’ils sont plus éloignés du centre, celui-ci étant alors constitué par le monde terrestre ; c’est là le point de vue de l’individualité humaine, qui est précisément représentée par la terre, et ce point de vue est vrai d’une vérité relative, en tant que cette individualité est réelle dans son ordre et que c’est d’elle qu’il faut nécessairement partir pour s’élever aux états supérieurs. Mais, quand l’individualité est dépassée, le « renversement » dont nous avons parlé (et qui est réellement un « redressement » de l’être) s’opère, et tout l’ensemble de la représentation symbolique se trouve en quelque sorte retourné : c’est alors le ciel le plus élevé de tous qui est en même temps le plus central, puisque c’est en lui que réside le centre universel lui-même ; et, par contre, le monde terrestre est maintenant situé à la périphérie la plus extérieure. Il faut remarquer en outre que, dans ce « renversement » quant à la situation, le cercle qui correspond au ciel le plus élevé doit cependant rester le plus grand de tous et envelopper tous les autres (comme, suivant la tradition islamique, le « Trône » divin enveloppe tous les mondes) ; il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque, dans la réalité absolue, c’est le centre qui contient tout. L’impossibilité de figurer matériellement ce point de vue, suivant lequel ce qui est le plus grand est en même temps le plus central, n’exprime en somme rien d’autre que les limitations mêmes auxquelles le symbolisme géométrique est inévitablement soumis, du fait qu’il n’est qu’un langage emprunté à la condition spatiale, c’est-à-dire à une des conditions qui sont propres à notre monde corporel, et qui sont par conséquent liées exclusivement à l’autre point de vue, celui de l’individualité humaine.

En ce qui concerne le centre, on voit nettement ici, par le rapport inverse qui existe entre le centre véritable, qui est celui de l’être total ou de l’Univers, suivant que l’on envisage les choses au point de vue « microcosmique » ou « macrocosmique », et le centre de l’individualité ou de son domaine particulier d’existence, on voit, disons-nous, comment, ainsi que nous l’avons déjà exposé en d’autres occasions, ce qui est le premier et le plus grand dans l’ordre de la réalité principielle devient d’une certaine façon (sans pourtant en être aucunement altéré ou modifié en soi-même) le dernier et le plus petit dans l’ordre des apparences manifestées(1). Il s’agit en somme, pour continuer à nous servir du symbolisme spatial, du rapport du point géométrique avec ce qu’on peut appeler analogiquement le point métaphysique : celui-ci est le véritable centre primordial, qui contient en soi toutes les possibilités, et qui est donc ce qu’il y a de plus grand ; il n’est aucunement « situé », car rien ne peut le contenir ou le limiter, et ce sont au contraire toutes choses qui se situent par rapport à lui (il va de soi que ceci encore doit être entendu symboliquement, puisqu’il ne s’agit pas uniquement en cela des seules possibilités spatiales). Quant au point géométrique, qui est situé dans l’espace, il est évidemment, et même au sens littéral, ce qu’il y a de plus petit, puisqu’il est sans dimensions, c’est-à-dire qu’il n’occupe rigoureusement aucune étendue ; mais ce « rien » spatial correspond directement au « tout » métaphysique, et ce sont là, pourrait-on dire, les deux aspects extrêmes de l’indivisibilité, envisagée respectivement dans le principe et dans la manifestation. Pour ce qui est de la considération du « premier » et du « dernier », il suffit, à cet égard, de rappeler ce que nous avons déjà expliqué précédemment, que le point le plus haut a son reflet direct au point le plus bas ; et, à ce symbolisme spatial, on peut ajouter aussi un symbolisme temporel, suivant lequel ce qui est premier dans le domaine principiel, et par conséquent dans le « non-temps », apparaît en dernier dans le développement de la manifestation(2).

Il est facile de faire l’application de tout ceci à ce que nous avons envisagé en premier lieu : c’est en effet l’esprit (Âtmâ) qui est véritablement le centre universel contenant toutes choses(3) ; mais, en se reflétant dans la manifestation humaine, il apparaît par là même comme « localisé » au centre de l’individualité, et même, plus précisément, au centre de sa modalité corporelle, puisque celle-ci, en tant qu’elle est le terme de la manifestation humaine, en est aussi la modalité « centrale », de sorte que c’est bien son centre qui est proprement, par rapport à l’individualité, le reflet direct et la représentation du centre universel. Ce reflet n’est assurément qu’une apparence, au même titre que la manifestation individuelle elle-même ; mais, tant que l’être est limité par les conditions individuelles, cette apparence est pour lui la réalité, et il ne peut en être autrement, puisqu’elle est exactement du même ordre que sa conscience actuelle. C’est seulement lorsque l’être a dépassé ces limites que l’autre point de vue devient réel pour lui comme il l’est (et l’a toujours été) d’une façon absolue ; son centre est alors dans l’universel et l’individualité (et à plus forte raison le corps) n’est plus qu’une des possibilités qui sont contenues dans ce centre ; et, par le « retournement » qui est ainsi effectué, les rapports véritables de toutes choses se trouvent rétablis, tels qu’ils n’ont jamais cessé d’être pour l’être principiel.

Nous ajouterons que ce « retournement » est en étroit rapport avec ce que le symbolisme kabbalistique désigne comme le « déplacement des lumières », et aussi avec cette parole que la tradition islamique met dans la bouche des awliyâ : « Nos corps sont nos esprits, et nos esprits sont nos corps » (ajsâmnâ arwâhnâ, wa arwâhnâ ajsâmnâ), indiquant par là non seulement que tous les éléments de l’être sont complètement unifiés dans l’« Identité Suprême », mais aussi que le « caché » est alors devenu l’« apparent » et inversement. Suivant la tradition islamique également, l’être qui est passé de l’autre côté du barzakh est en quelque sorte à l’opposé des êtres ordinaires (et c’est d’ailleurs là encore une stricte application du sens inverse à l’analogie de l’« Homme Universel » et de l’homme individuel) : « S’il marche sur le sable, il n’y laisse aucune trace ; s’il marche sur le rocher, ses pieds y marquent leur empreinte(4). S’il se tient au soleil, il ne projette pas d’ombre ; dans l’obscurité, une lumière émane de lui »(5).