CHAPITRE II
Réponse à l’enquête sur La Culture internationale(*)

Je ne sais pas si, par « culture internationale », vous entendez seulement une culture européenne, ou, si vous voulez, occidentale, comme on le fait trop souvent, ou bien si vous prenez cette expression dans un sens plus large. Dans le premier cas, il ne me paraît pas douteux qu’une telle chose existe, car il y a certainement aujourd’hui, en dépit de toutes les différences secondaires, une mentalité commune à tous les peuples occidentaux ; mais je dois vous avouer que ce côté de la question m’intéresse assez peu, car cette mentalité et ses productions diverses ne m’inspirent aucune admiration. Si au contraire vous voulez parler d’une culture impliquant une compréhension mutuelle entre tous les peuples sans exception, elle serait éminemment souhaitable, mais elle est inexistante, et cela, précisément, du fait des multiples préjugés qui sont inhérents à la mentalité occidentale moderne.

Un rapprochement intellectuel de l’Orient et de l’Occident supposerait donc un changement radical de cette mentalité ; et, tout d’abord, il supposerait évidemment que les Européens cessent de se croire supérieurs à tous les autres peuples, qu’ils renoncent à la prétention d’imposer à ceux-ci leur propre civilisation, et qu’ils veuillent bien admettre qu’il existe des hommes qui s’intéressent à autre chose qu’à construire des machines et n’éprouvent nul besoin de s’agiter incessamment sous prétexte de « progrès ». Il faudrait qu’ils se rendent compte qu’il n’existe pas une civilisation unique, la leur, mais qu’il y a toujours eu et qu’il y a encore des civilisations diverses, dont chacune a son développement propre, et qui, par conséquent, ne sont pas comparables entre elles ni réductibles à une commune mesure. Le développement purement matériel de la civilisation occidentale depuis quelques siècles, tout en lui assurant sous le rapport de la force brutale une supériorité incontestable, mais que personne ne lui envie, lui a fait perdre jusqu’à la notion de la véritable intellectualité ; là est le mal dont souffre actuellement l’Occident, et dont il risque de périr s’il ne parvient à se ressaisir et à changer de direction pendant qu’il en est temps encore.

Le seul remède serait donc la constitution d’une élite au vrai sens de ce mot, qui serait capable de restaurer l’intellectualité en Occident ; et ce serait là, en même temps, le seul moyen d’établir une entente réelle avec les civilisations orientales, pour lesquelles l’intellectualité est tout l’essentiel. Qu’on remarque bien, d’ailleurs, que cette entente, qui devrait ainsi s’opérer par en haut, n’entraînerait aucunement une fusion des différentes civilisations, dont la multiplicité est nécessaire pour s’adapter à la diversité des races humaines et de leurs conditions d’existence. Il ne saurait s’agir d’une unification chimérique, mais d’une compréhension qui serait possible entre les représentants de civilisations équivalentes sous le rapport intellectuel, et de celles-là seulement. C’est pourquoi toute entente qui ne serait pas d’abord intellectuelle serait tout à fait illusoire ; du reste, le domaine purement intellectuel est le domaine des principes dont tout le reste dépend plus ou moins directement et dérive à titre de simples applications ; si l’on ne commence par les principes, on ne réalisera jamais rien de valable. Assurément, un tel travail ne saurait se faire en un jour, ni donner immédiatement des résultats apparents ; mais est-ce une raison pour ne pas l’entreprendre ? En tout cas, c’est aux Occidentaux qu’il appartient de prendre l’initiative d’un rapprochement auquel ils ont tout à gagner ; si quelques-uns d’entre eux en comprennent l’intérêt et se mettent à l’œuvre dans le sens qui convient, l’aide de l’Orient ne leur fera certainement pas défaut.

Je m’excuse de ne pouvoir développer davantage ces considérations auxquelles j’ai consacré récemment tout un volume(1) ; elles sont si peu habituelles à nos contemporains qu’il est toujours à craindre que, si l’on n’y insiste suffisamment, elles ne donnent lieu à quelque fausse interprétation. J’espère néanmoins que ces quelques indications, si insuffisantes qu’elles soient, pourront donner à réfléchir à ceux qui en sont capables, mais qui n’ont encore jamais eu l’occasion d’envisager les choses à ce point de vue.