CHAPITRE III
Réponse à G.-E. Monod-Herzen(*)

Paris, le 28 octobre 1927.

Monsieur le Directeur,

On me communique le numéro de votre revue du 20 août dernier, dans lequel M. Monod-Herzen a cru devoir me mettre en cause d’une façon tout à fait inattendue. Je n’ai pas l’habitude de répondre aux attaques, de quelque côté qu’elles viennent ; mais, cette fois, votre collaborateur a largement dépassé les limites permises, et je me vois obligé d’opposer à ses assertions le plus formel démenti, car je ne puis admettre qu’on m’attribue un rôle qui ne saurait être le mien en aucune façon.

Il est absolument faux que j’aie jamais été chargé d’un travail quelconque par « l’Église de Rome », dont les tendances actuelles, d’ailleurs, ne me semblent guère correspondre au « plan d’action » supposé par Monod-Herzen. Des deux propositions que celui-ci énonce comme résumant ce plan, il n’ose tout de même pas aller jusqu’à m’attribuer l’opinion formulée dans la seconde ; ce serait par trop invraisemblable, étant donné que je n’ai cessé au contraire d’affirmer la supériorité de la métaphysique pure, qui ne se trouve plus que dans les doctrines orientales, sur toutes les formes extérieures, religieuses ou autres. Par contre, il prétend que le premier point s’est exprimé dans mon Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, qu’il semble du reste avoir fort mal lue, car il y a vu des choses qui n’y sont point : si j’y affirme en effet que le Bouddhisme est hétérodoxe, c’est parce qu’il rejette l’autorité du Vêda, et non pour d’autres raisons quelconques, celle-là étant pleinement suffisante. Mais revenons à la proposition qui est censée traduire ma pensée : « Ce qui dans les doctrines orientales contredit le dogme romain, n’est pas oriental » ; c’est là renverser exactement les termes de la question telle qu’elle a pu se poser pour moi : en réalité, partant de la doctrine hindoue, j’ai eu à me demander si le Catholicisme était orthodoxe, c’est-à-dire s’il était en accord avec cette doctrine, issue directement de la grande Tradition primordiale ; pour moi, l’orthodoxie ne peut avoir aucun sens autre que celui-là. Ayant constaté cet accord, je n’avais aucun motif de ne pas le dire ; il paraît que cela gêne M. Monod-Herzen, mais ce qui est curieux, c’est que cela gêne au moins autant la grande majorité des catholiques actuels, qui ne sont nullement disposés à reconnaître un tel accord, et qui, oubliant que « catholique » signifie « universel », ne veulent à aucun prix entendre parler des affinités de leur propre doctrine avec les autres traditions. Cela m’est d’ailleurs parfaitement égal, car, qu’on le veuille ou non, c’est ainsi ; étant totalement indépendant, j’estime n’avoir pas à me préoccuper de ce qui peut plaire ou déplaire aux uns et aux autres, et je ne reconnais à personne le droit de m’empêcher de dire ce que je sais être la vérité. J’ajoute que, me plaçant à un point de vue purement intellectuel, je suis résolument opposé à toute propagande, aussi bien qu’à toute combinaison plus ou moins politique ; et, pour ce qui est des autres, je ne m’en occupe pas.

Ces quelques précisions suffisent pour réduire à néant le roman imaginé par votre collaborateur ; cependant, puisque c’est surtout mon Théosophisme qui le blesse, je tiens à indiquer en quelques mots les véritables raisons qui m’ont fait écrire ce livre. La première de toutes est que, ayant à exposer les doctrines hindoues authentiques, je devais d’abord répudier aussi nettement que possible toute solidarité avec les déformations caricaturales qui en avaient été présentées à l’Occident ; de plus, cette mise au point m’avait été demandée depuis longtemps par des Hindous, qui m’ont d’ailleurs fourni une partie de ma documentation ; et ainsi, là encore, « l’Église de Rome » et le Saint-Siège n’y sont absolument pour rien. Quant aux critiques de détail que m’adresse M. Monod-Herzen, il est vraiment trop facile d’y répondre : la Hermetic Brotherhood of Luxor n’a pas pu être une « copie » de la Société Théosophique, pour la simple raison que Mme Blavatsky et le colonel Olcott en étaient membres avant de fonder ladite Société ; et, pour les mémoires du colonel Olcott, si j’ai regretté de n’en pas avoir le texte anglais, que j’aurais parfaitement utilisé sans avoir recours à aucun traducteur, je me suis du moins adressé à une source fort peu suspecte, la publication qui en a été faite dans le Lotus Bleu, organe officiel de la Société Théosophique, auquel collabore aujourd’hui M. Monod-Herzen.

J’ajoute encore, puisqu’on a éprouvé le besoin de parler d’un « orientalisme néo-scolastique » dont j’ignorais l’existence, que non seulement je ne suis associé ni de près ni de loin aux milieux « néo-scolastiques », mais encore je n’ai rencontré jusqu’ici dans ces milieux qu’une assez vive hostilité. Il est vraiment heureux qu’on déclare que je suis « dépassé » par M. Henri Massis ; la vérité est que je ne puis rien avoir de commun avec ce « défenseur de l’Occident », auquel précisément je réponds comme il convient, au point de vue oriental, dans un livre qui va paraître très prochainement.

Enfin, il me faut relever très brièvement les dernières objections de M. Monod-Herzen : je n’admets nullement que l’idée occidentale et moderne de la réincarnation se rencontre dans l’Inde ; même au point de vue de la manifestation et de son mode d’existence illusoire, elle n’est enseignée dans aucune doctrine hindoue, ni plus généralement orientale, pas plus que dans le Catholicisme ; il est question de « changements d’états », ce qui est tout autre chose que des « vies successives » ; et, si je dois rejeter la réincarnation, ce n’est pas parce qu’elle est « inconciliable avec le Catholicisme », mais parce qu’elle est métaphysiquement impossible, comme je l’ai exposé dans L’Erreur spirite. Au sujet du « Roi du Monde », c’est votre collaborateur qui commet une confusion, et non pas moi, qui ai au contraire indiqué une distinction très nette entre le « Pôle céleste » et le « Pôle terrestre » ; peu m’importe d’ailleurs qu’on prétende m’opposer une interprétation théosophiste et une nomenclature tirée de la Doctrine Secrète de Mme Blavatsky, dont je n’ai pas à tenir compte. Je ne connais et ne veux connaître que ce que M. Monod-Herzen appelle bizarrement « l’orientalisme des Orientaux » ; devant tout à l’Orient, j’entends rester entièrement à l’écart de tous les groupement occidentaux et de leurs querelles, ce qui ne doit pas m’empêcher, lorsque cela est nécessaire, de dénoncer l’erreur partout où elle se trouve ; mais, encore une fois, je ne me mêle ni de « polémique » ni de « propagande », mon adhésion totale aux doctrines orientales me l’interdisant d’une façon absolue.

Je veux croire que votre bonne foi a été surprise, et qu’il ne sera pas nécessaire d’invoquer mon droit de réponse pour que cette rectification paraisse, sous la même rubrique que l’article de M. Monod-Herzen, dans le plus prochain numéro de votre revue.

Veuillez recevoir, Monsieur le Directeur, l’expression de ma considération distinguée.