CHAPITRE V
La superstition de la « valeur »(*)

Nous avons, dans quelques-uns de nos ouvrages, dénoncé un certain nombre de « superstitions » spécifiquement modernes, dont le caractère le plus frappant est qu’elles ne reposent en définitive que sur le prestige attribué à un mot, prestige d’autant plus grand que l’idée évoquée par ce mot est, chez la plupart des gens, plus vague et plus inconsistante. L’influence exercée par les mots en eux-mêmes, indépendamment de ce qu’ils expriment ou devraient exprimer, n’a jamais été, en effet, aussi grande qu’à notre époque ; il y a là comme une caricature de la puissance inhérente aux formules rituelles, et ceux qui sont les plus acharnés à nier celle-ci sont aussi, par un singulier « choc en retour », les premiers à se laisser prendre à ce qui n’en est, au fond, qu’une sorte de parodie profane. Il va de soi, d’ailleurs, que cette puissance des formules ou des mots, dans les deux cas, n’est aucunement du même ordre ; celle des formules rituelles, qui se base essentiellement sur la « science sacrée », est quelque chose de pleinement effectif, qui s’exerce réellement dans les domaines les plus différents, suivant les effets qu’on veut en obtenir ; au contraire, celle de leur contrefaçon profane n’est naturellement susceptible, directement tout au moins, que d’une action purement « psychologique » et surtout sentimentale, c’est-à-dire relevant du domaine le plus illusoire de tous ; mais ce n’est pourtant pas à dire pour cela qu’une telle action soit inoffensive, bien loin de là, car ces illusions « subjectives », si insignifiantes qu’elles soient en elles-mêmes, n’en ont pas moins des conséquences très réelles dans toute l’activité humaine ; et, avant tout, elles contribuent grandement à détruire toute véritable intellectualité, ce qui, du reste, est probablement la principale raison d’être qui leur est assignée dans le « plan » de la subversion moderne.

Les superstitions dont nous parlons varient dans une certaine mesure d’un moment à un autre, car il y a en cela une sorte de « mode », comme en toutes choses à notre époque ; nous ne voulons pas dire par là que, quand il en surgit une nouvelle, elle remplace immédiatement et entièrement les autres, car on peut au contraire constater facilement leur coexistence dans la mentalité contemporaine ; mais la plus récente prend tout au moins une place prédominante et rejette plus ou moins les autres au second plan. Ainsi, dans l’ordre de choses que nous avons plus particulièrement en vue présentement, on peut dire qu’il y eut d’abord la superstition de la « raison », qui atteignit son point culminant vers la fin du xviiie siècle, puis celle de la « science » et du « progrès », d’ailleurs étroitement rattachée à la précédente, mais plus spécialement caractéristique du xixe siècle ; plus récemment encore, on vit apparaître la superstition de la « vie », qui eut un grand succès dans les premières années du siècle actuel. Comme tout change avec une vitesse sans cesse croissante, ces superstitions, tout comme les théories scientifiques et philosophiques auxquelles elles sont peut-être liées d’une certaine façon, semblent « s’user » de plus en plus rapidement ; aussi avons-nous dès maintenant à enregistrer encore la naissance d’une autre superstition nouvelle, celle de la « valeur », qui ne date apparemment que de quelques années, mais qui tend déjà à prendre le pas sur celles qui l’ont précédée.

Nous n’avons certes pas tendance à exagérer l’importance de la philosophie, et surtout de la philosophie moderne, car tout en reconnaissant qu’elle peut être un des facteurs qui agissent plus ou moins sur la mentalité générale, nous pensons qu’elle est loin d’être le plus important, et que même, sous sa forme « systématique », elle représente plutôt un effet qu’une cause ; mais, à ce titre même, elle exprime d’une façon plus nettement définie ce qui existait déjà comme à l’état diffus dans cette mentalité, et, par suite, elle met en évidence, un peu à la manière d’un instrument grossissant, des choses qui autrement pourraient échapper à l’attention de l’observateur, ou qui tout au moins seraient plus difficiles à discerner. Aussi, pour bien comprendre ce dont il s’agit ici, est-il bon de rappeler tout d’abord les étapes, que nous avons déjà indiquées ailleurs, de la déchéance graduelle des conceptions philosophiques modernes : d’abord, réduction de toutes choses à l’« humain » et au « rationnel » ; puis limitation de plus en plus étroite du sens donné au « rationnel » même, dont on finit par ne plus envisager que les fonctions les plus inférieures ; enfin, descente à l’« infra-rationnel », avec le soi-disant « intuitionnisme » et les diverses théories qui s’y apparentent plus ou moins directement. Les « rationalistes » consentaient encore à parler de « vérité », bien qu’il ne pût évidemment s’agir pour eux que d’une vérité fort relative ; les « intuitionnistes » ont voulu remplacer le « vrai » par le « réel », ce qui pourrait être à peu près la même chose si l’on s’en tenait au sens normal des mots, mais qui est fort loin de l’être en fait, car il faut ici tenir compte de l’étrange déformation par laquelle, dans l’usage courant, le mot de « réalité » en est arrivé à désigner exclusivement les seules choses de l’ordre sensible, c’est-à-dire précisément celles qui n’ont que le moindre degré de réalité. Ensuite, les « pragmatistes » ont prétendu ignorer entièrement la vérité, et la supprimer en quelque sorte en lui substituant l’« utilité » ; c’est alors proprement la chute dans le « subjectif », car il est bien clair que l’utilité d’une chose n’est nullement une qualité résidant dans cette chose même, mais dépend entièrement de celui qui l’envisage et qui en fait l’objet d’une sorte d’appréciation individuelle, sans s’intéresser aucunement à ce qu’est la chose en dehors de cette appréciation, c’est-à-dire, au fond, à tout ce qu’elle est en réalité ; et, assurément, il serait difficile d’aller plus loin dans la voie de la négation de toute intellectualité.

Les « intuitionnistes » et les « pragmatistes », ainsi que les représentants de quelques autres écoles voisines de moindre importance, décorent volontiers leurs théories de l’étiquette de « philosophie de la vie » ; mais il paraît que cette expression n’a déjà plus autant de succès qu’elle en avait naguère, et que celle qui est le plus en faveur aujourd’hui est celle de « philosophie des valeurs ». Cette nouvelle philosophie semble s’attaquer au « réel » lui-même, de quelque façon qu’on veuille l’entendre, à peu près comme le « pragmatisme » s’attaquait au « vrai » ; son affinité avec le « pragmatisme », à certains égards, est d’ailleurs manifeste, car la « valeur », tout aussi bien que l’« utilité », ne peut être qu’une simple affaire d’appréciation individuelle, et le caractère « subjectif », comme on le verra par la suite, en est peut-être encore plus accentué. Il est d’ailleurs possible que le succès actuel de ce mot de « valeur » soit dû en partie au sens assez grossièrement matériel qui, sans pourtant lui être inhérent à l’origine, s’y est attaché dans le langage ordinaire : quand on parle de « valeur » ou d’« évaluation », on pense tout de suite à quelque chose qui est susceptible d’être « compté » ou « chiffré », et il faut convenir que cela s’accorde bien avec l’esprit « quantitatif » qui est propre au monde moderne. Pourtant, ce n’est là que la moitié tout au plus de l’explication : il faut se souvenir, en effet, que le « pragmatisme », qui se définit par le fait qu’il rapporte tout à l’« action », n’entend pas l’« utilité » seulement dans un sens matériel, mais aussi dans un sens moral ; la « valeur » est également susceptible de ces deux sens, mais c’est le second qui prédomine nettement dans la conception dont il s’agit, car le côté moral, ou plus exactement « moraliste », s’y exagère encore ; cette « philosophie des valeurs » se présente d’ailleurs avant tout comme une forme de l’« idéalisme », et c’est sans doute là ce qui explique son hostilité à l’égard du « réel », puisqu’il est entendu que, dans le langage spécial des philosophes modernes, l’« idéalisme » s’oppose au « réalisme ».

On sait que la philosophie moderne vit en grande partie d’équivoques, et il y en a une assez remarquable qui se cache dans cette étiquette d’« idéalisme » ; ce mot, en effet, peut être dérivé indifféremment d’« idée » ou d’« idéal » ; et à cette double dérivation correspondent, en fait, les deux caractères essentiels qu’on peut découvrir sans peine dans la « philosophie des valeurs ». L’« idée », bien entendu, est prise ici dans le sens uniquement « psychologique », qui est le seul que les modernes connaissent (et l’on verra tout à l’heure qu’il n’est pas inutile d’insister sur ce point pour dissiper une autre équivoque) ; c’est là le côté « subjectiviste » de la conception dont il s’agit, et, quant à l’« idéal », il représente non moins évidemment son côté « moraliste ». Ainsi, les deux significations de l’« idéalisme » s’associent étroitement dans ce cas et se soutiennent pour ainsi dire l’une l’autre, parce qu’elles correspondent toutes deux à des tendances assez générales de la mentalité actuelle : le « psychologisme » traduit un état d’esprit qui est loin d’être particulier aux seuls philosophes « professionnels », et l’on ne sait que trop, d’autre part, quelle fascination le mot creux d’« idéal » exerce sur la plupart de nos contemporains !

Ce qui est presque incroyable, c’est que la philosophie en question prétend se réclamer de l’« idéalisme platonicien » ; et il est difficile de se défendre d’une certaine stupéfaction en voyant attribuer à Platon l’affirmation que « la réalité véritable réside non pas dans l’objet, mais dans l’idée, c’est-à-dire dans un acte de la pensée ». D’abord, il n’y a pas d’« idéalisme platonicien », dans aucun des sens que les modernes donnent à ce mot d’« idéalisme » ; les « idées », chez Platon, n’ont rien de « psychologique » ni de « subjectif », et n’ont absolument rien de commun avec un « acte de la pensée » ; elles sont, tout au contraire, les principes transcendants ou les « archétypes » de toutes choses ; c’est pour cela qu’elles constituent la réalité par excellence, et l’on pourrait dire, bien que Platon lui-même ne s’exprime pas ainsi (pas plus qu’il ne formule expressément nulle part quelque chose qui s’appellerait une « théorie des idées »), que le « monde des idées » n’est pas autre chose en définitive que l’Intellect divin ; quel rapport cela peut-il bien avoir avec le produit d’une « pensée » individuelle ? Même au simple point de vue de l’« histoire de la philosophie », il y a là une erreur vraiment inouïe ; et non seulement Platon n’est ni « idéaliste » ni « subjectiviste » à un degré quelconque, mais il serait impossible d’être plus intégralement « réaliste » qu’il ne l’est ; que les ennemis déclarés du « réel » veuillent en faire leur prédécesseur, cela est assurément plus que paradoxal. De plus, ces mêmes philosophes commettent encore une autre erreur qui n’est guère moins grave lorsque, pour rattacher aussi à Platon leur « moralisme », ils invoquent le rôle en quelque sorte « central » qu’il assigne à l’« idée du Bien » ; ici, pouvons-nous dire en nous servant de la terminologie scolastique, ils confondent tout simplement le « Bien transcendantal » avec le « bien moral », tellement est grande leur ignorance de certaines notions pourtant élémentaires ; et, quand on voit les modernes interpréter ainsi les conceptions anciennes, alors même qu’il ne s’agit en somme que de philosophie, peut-on encore s’étonner qu’ils déforment outrageusement les doctrines d’un ordre plus profond ?

La vérité est que la « philosophie des valeurs » ne peut revendiquer le moindre lien avec une doctrine ancienne quelle qu’elle soit, sauf en se livrant à de fort mauvais jeux de mots sur les « idées » et sur le « bien », auxquels il faudrait même ajouter encore quelques autres confusions comme celle, assez commune d’ailleurs, de l’« esprit » avec le « mental » ; elle est au contraire une des plus typiquement modernes qui existent, et cela à la fois par les deux caractères « subjectiviste » et « moraliste » que nous avons indiqués. Il n’est pas difficile de se rendre compte à quel point elle est, par là, opposée à l’esprit traditionnel, comme l’est du reste tout « idéalisme », dont l’aboutissement logique est de faire dépendre la vérité elle-même (et, aujourd’hui, l’on dirait aussi le « réel ») des opérations de la « pensée » individuelle ; peut-être certains « idéalistes » ont-ils parfois reculé devant l’énormité d’une semblable conséquence, en un temps où le désordre intellectuel n’était pas encore arrivé au point où il en est maintenant ; mais nous ne croyons pas que les philosophes actuels puissent avoir de telles hésitations… Mais, après tout cela, il est encore permis de se demander à quoi peut bien servir au juste la mise en avant de cette idée particulière de « valeur », lancée ainsi dans le monde à la façon d’un nouveau « mot d’ordre » ou, si l’on veut, d’une nouvelle « suggestion » ; la réponse à cette question est bien facile aussi, si l’on songe que la déviation moderne presque tout entière pourrait être décrite comme une série de substitutions qui ne sont qu’autant de falsifications dans tous les ordres ; il est en effet plus facile de détruire une chose en prétendant la remplacer, fût-ce par une parodie plus ou moins grossière, qu’en reconnaissant ouvertement qu’on ne veut laisser derrière soi que le néant ; et, même lorsqu’il s’agit d’une chose qui déjà n’existe plus en fait, il peut encore y avoir intérêt à en fabriquer une imitation pour empêcher qu’on éprouve le besoin de la restaurer, ou pour faire obstacle à ceux qui pourraient avoir effectivement une telle intention. C’est ainsi, pour prendre seulement un ou deux exemples du premier cas, que l’idée du « libre examen » fut inventée pour détruire l’autorité spirituelle, non pas en la niant purement et simplement tout d’abord, mais en lui substituant une fausse autorité, celle de la raison individuelle, ou encore que le « rationalisme » philosophique prit à tâche de remplacer l’intellectualité par ce qui n’en est que la caricature. L’idée de « valeur » nous paraît se rattacher plutôt au second cas : il y a déjà longtemps qu’on ne reconnaît plus, en fait, aucune hiérarchie réelle, c’est-à-dire fondée essentiellement sur la nature même des choses ; mais, pour une raison ou pour une autre, que nous n’entendons pas rechercher ici, il a paru opportun (non pas sans doute aux philosophes, car ils ne sont vraisemblablement en cela que les premières dupes) d’instaurer dans la mentalité publique une fausse hiérarchie, basée uniquement sur des appréciations sentimentales, donc entièrement « subjective » (et d’autant plus inoffensive, au point de vue de l’« égalitarisme » moderne, qu’elle se trouve ainsi reléguée dans les nuées de l’« idéal », autant dire parmi les chimères de l’imagination) ; on pourrait dire, en somme, que les « valeurs » représentent une contrefaçon de hiérarchie à l’usage d’un monde qui a été conduit à la négation de toute vraie hiérarchie.

Ce qui est encore assez peu rassurant, c’est qu’on ose qualifier ces « valeurs » de « spirituelles », et l’abus de ce mot n’est pas moins significatif que tout le reste ; en effet, nous retrouvons ici une autre contrefaçon, celle de la spiritualité, dont nous avons eu déjà à dénoncer des formes diverses ; la « philosophie des valeurs » aurait-elle aussi quelque rôle à jouer à cet égard ? Ce qui n’est pas douteux, en tout cas, c’est que nous n’en sommes plus au stade où le « matérialisme » et le « positivisme » exerçaient une influence prépondérante ; il s’agit désormais d’autre chose, qui, pour remplir sa destination, doit revêtir un caractère plus subtil ; et, pour dire nettement toute notre pensée sur ce point, c’est l’« idéalisme » et le « subjectivisme » qui sont dès maintenant, et qui seront sans doute de plus en plus, dans l’ordre des conceptions philosophiques, et par leurs réactions sur la mentalité générale, les principaux obstacles à toute restauration de la véritable intellectualité.