CHAPITRE VI
Contre la vulgarisation(*)

La sottise d’un grand nombre et même de la majorité des hommes, à notre époque surtout, et de plus en plus à mesure que se généralise et s’accentue la déchéance intellectuelle caractéristique de l’ultime période cyclique, est peut-être la chose la plus difficile à supporter qu’il y ait en ce monde. Il faut y joindre à cet égard l’ignorance, ou plus précisément une certaine sorte d’ignorance qui lui est d’ailleurs étroitement liée, celle qui n’est aucunement consciente d’elle-même, qui se permet d’affirmer d’autant plus audacieusement qu’elle sait et comprend moins, et qui est par là même, chez celui qui en est affligé, un mal irrémédiable(1). Sottise et ignorance peuvent en somme être réunies sous le nom commun d’incompréhension ; mais il doit être bien entendu que supporter cette incompréhension n’implique aucunement qu’on doive lui faire des concessions quelconques, ni même s’abstenir de redresser les erreurs auxquelles elle donne naissance et de faire tout ce qu’il est possible pour les empêcher de se répandre, ce qui du reste est bien souvent aussi une tâche fort déplaisante, surtout lorsqu’on se trouve obligé, en présence de l’obstination de certains, de répéter à maintes reprises des choses qu’il devrait normalement suffire d’avoir dites une fois pour toutes. Cette obstination à laquelle on se heurte ainsi n’est d’ailleurs pas toujours exempte de mauvaise foi ; et, à vrai dire, la mauvaise foi elle-même implique forcément une étroitesse de vues qui n’est en définitive que la conséquence d’une incompréhension plus ou moins complète ; aussi arrive-t-il qu’incompréhension réelle et mauvaise foi, comme sottise et méchanceté, se mêlent d’une telle façon qu’il est parfois bien difficile de déterminer exactement la part de l’une et de l’autre.

En parlant de concessions faites à l’incompréhension, nous pensons notamment à la vulgarisation sous toutes ses formes ; vouloir « mettre à la portée de tout le monde » des vérités quelconques, ou ce que l’on considère tout au moins comme des vérités, quand ce « tout le monde » comprend nécessairement une grande majorité de sots et d’ignorants, peut-il en effet être autre chose que cela en réalité ? La vulgarisation procède d’ailleurs d’un souci éminemment profane, et, comme toute propagande, elle suppose chez celui même qui s’y livre un certain degré d’incompréhension, relativement moindre sans doute que celui du « grand public » auquel il s’adresse, mais d’autant plus grand que ce qu’il prétend exposer dépasse davantage le niveau mental de celui-ci. C’est pourquoi les inconvénients de la vulgarisation sont le plus limités quand ce qu’elle s’attache à diffuser est également d’un ordre tout profane, comme les conceptions philosophiques et scientifiques modernes, qui, même dans la part de vérité qu’il peut leur arriver de contenir, n’ont assurément rien de profond ni de transcendant. Ce cas est d’ailleurs le plus fréquent, car c’est là surtout ce qui intéresse le « grand public » par suite de l’éducation qu’il a reçue, et aussi ce qui lui donne le plus facilement l’agréable illusion d’un « savoir » acquis à peu de frais ; le vulgarisateur déforme toujours les choses par simplification, et aussi en affirmant péremptoirement ce que les savants eux-mêmes ne regardent que comme de simples hypothèses, mais, en prenant une telle attitude, il ne fait en somme que continuer les procédés en usage dans l’enseignement rudimentaire qui est imposé à tous dans le monde moderne, et qui, au fond, n’est aussi rien d’autre que de la vulgarisation, et peut-être la pire de toutes en un sens, car il donne à la mentalité de ceux qui le reçoivent une empreinte « scientiste » dont bien peu sont capables de se défaire par la suite, et que le travail des vulgarisateurs proprement dits ne fait guère qu’entretenir et renforcer encore, ce qui atténue leur responsabilité dans une certaine mesure.

Il y a actuellement une autre sorte de vulgarisation qui, bien que n’atteignant qu’un public plus restreint, nous paraît présenter des dangers plus graves, ne serait-ce que par les confusions qu’elle risque de provoquer volontairement ou involontairement, et qui vise ce qui, par sa nature, devrait être le plus complètement à l’abri de semblables tentatives, nous voulons dire les doctrines traditionnelles, et plus particulièrement les doctrines orientales. À vrai dire, les occultistes et les théosophistes avaient déjà entrepris quelque chose de ce genre, mais ils n’étaient arrivés qu’à produire de grossières contrefaçons ; ce dont il s’agit maintenant revêt des apparences plus sérieuses, nous dirions volontiers plus « respectables », qui peuvent en imposer à bien des gens que n’auraient pas séduits des déformations trop visiblement caricaturales. Il y a d’ailleurs, parmi les vulgarisateurs, une distinction à faire en ce qui concerne leurs intentions, sinon les résultats auxquels ils aboutissent ; naturellement, tous veulent également répandre le plus possible les idées qu’ils exposent, mais ils peuvent y être poussés par des motifs très différents. D’une part, il y a des propagandistes dont la sincérité n’est certes pas douteuse, mais dont l’attitude même prouve que leur compréhension doctrinale ne saurait aller bien loin ; de plus, même dans les limites de ce qu’ils comprennent, les besoins de la propagande les entraînent forcément à s’accommoder toujours à la mentalité de ceux à qui ils s’adressent, ce qui, surtout quand il s’agit d’un public occidental « moyen », ne peut être qu’au détriment de la vérité ; et le plus curieux est qu’il y a là pour eux une telle nécessité qu’il serait tout à fait injuste de les accuser d’altérer volontairement cette vérité. D’autre part, il y en a qui, au fond, ne s’intéressent que très médiocrement aux doctrines, mais qui, ayant constaté le succès qu’ont ces choses dans un milieu assez étendu, trouvent bon de profiter de cette « mode » et en ont fait une véritable entreprise commerciale ; ceux-là sont d’ailleurs beaucoup plus « éclectiques » que les premiers, et ils répandent indistinctement tout ce qui leur paraît être de nature à satisfaire les goûts d’une certaine « clientèle », ce qui est évidemment leur principale préoccupation, même quand ils croient devoir afficher quelques prétentions à la « spiritualité ». Bien entendu, nous ne voulons citer aucun nom, mais nous pensons que beaucoup de nos lecteurs pourront facilement trouver eux-mêmes quelques exemples de l’un et de l’autre cas ; et nous ne parlons pas des simples charlatans, comme il s’en rencontre surtout parmi les pseudo-ésotéristes, qui trompent sciemment le public en lui présentant leurs propres inventions sous l’étiquette de doctrines dont ils ignorent à peu près tout, contribuant ainsi à augmenter encore la confusion dans l’esprit de ce malheureux public.

Ce qu’il y a de plus fâcheux dans tout cela, à part les idées fausses ou « simplistes » qui sont répandues par là sur les doctrines traditionnelles, c’est que bien des gens ne savent même pas faire la distinction entre l’œuvre des vulgarisateurs de toute espèce et un exposé fait au contraire en dehors de tout souci de plaire au public ou de se mettre à sa portée ; ils mettent tout sur le même plan, et ils vont jusqu’à attribuer les mêmes intentions à tout, y compris ce qui en est le plus éloigné en réalité. Ici, nous avons affaire à la sottise pure et simple, mais parfois aussi à la mauvaise foi, ou plus probablement à un mélange de l’une et de l’autre ; en effet, pour prendre un exemple qui nous concerne directement, après que nous avons expliqué nettement, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, combien et pour quelles raisons nous sommes résolument opposé à toute propagande, aussi bien qu’à toute vulgarisation, puisque nous avons protesté à maintes reprises contre les assertions de certains qui, malgré cela, n’en prétendaient pas moins nous attribuer des intentions propagandistes, quand nous voyons ces mêmes gens ou d’autres qui leur ressemblent répéter indéfiniment la même calomnie, comment serait-il encore possible d’admettre qu’ils soient réellement de bonne foi ? Si du moins, à défaut même de toute compréhension, ils avaient tant soit peu d’esprit logique, nous leur demanderions de nous dire quel intérêt nous pourrions bien avoir à chercher à convaincre qui que ce soit de la vérité de telle ou de telle idée, et nous sommes bien sûr qu’ils ne pourraient jamais trouver à cette question la moindre réponse à peu près plausible. En effet, parmi les propagandistes et les vulgarisateurs, les uns sont tels par l’effet d’une sentimentalité déplacée, et les autres parce qu’ils y trouvent un profit matériel ; or il est trop évident, par la façon même dont nous exposons les doctrines, que ni l’un ni l’autre de ces deux motifs n’y entre pour une part si minime qu’elle soit, et que d’ailleurs, à supposer que nous ayons jamais pu nous proposer de faire une propagande quelconque, nous aurions alors adopté nécessairement une attitude tout opposée à celle de rigoureuse intransigeance doctrinale qui a été constamment la nôtre. Nous ne voulons pas y insister davantage, mais, en constatant de divers côtés, depuis quelque temps, une étrange recrudescence des attaques les plus ineptes et les plus injustifiées, il nous a paru nécessaire, au risque de nous attirer le reproche de nous répéter trop souvent, de remettre encore une fois de plus les choses au point.