CHAPITRE VII
Métaphysique et dialectique(*)

Nous avons eu dernièrement connaissance d’un article qui nous a paru mériter de retenir quelque peu notre attention, parce que certaines méprises y apparaissent d’autant plus nettement que l’incompréhension y est poussée plus loin(1). Certes, il est permis de sourire en lisant que ceux qui ont « quelque expérience de la connaissance métaphysique » (parmi lesquels l’auteur se range manifestement, tandis qu’il nous la dénie avec une remarquable audace, comme s’il lui était possible de savoir ce qu’il en est !) ne trouveront dans notre œuvre que des « distinctions conceptuelles singulièrement précises », mais « d’ordre purement dialectique », et « des représentations qui peuvent être préliminairement utiles, mais qui, au point de vue pratique et méthodologique, ne font pas avancer d’un pas au delà du monde des mots vers l’Universel ». Cependant, nos contemporains sont tellement habitués à s’arrêter aux apparences extérieures qu’il est bien à craindre que beaucoup d’entre eux ne commettent de semblables erreurs : quand on voit qu’ils les commettent effectivement même en ce qui concerne des autorités traditionnelles telles que Shankarâchârya par exemple, il n’y aurait assurément pas lieu de s’étonner que, à plus forte raison, ils fassent de même à notre égard, prenant ainsi l’« écorce » pour le « noyau ». Quoi qu’il en soit, nous voudrions bien savoir comment l’expression d’une vérité de quelque ordre que ce soit pourrait être faite autrement que par des mots (sauf dans le cas de figurations purement symboliques qui ne sont pas en cause ici) et sous la forme « dialectique », c’est-à-dire en somme discursive, qu’imposent les nécessités mêmes de tout langage humain, et aussi comment un exposé verbal quelconque, écrit ou même oral, pourrait, en vue de ce dont il s’agit, être plus que « préliminairement utile » ; il nous semble pourtant avoir suffisamment insisté sur le caractère essentiellement préparatoire de toute connaissance théorique, qui est évidemment la seule qui puisse être atteinte par l’étude d’un tel exposé, ce qui ne veut d’ailleurs aucunement dire que, à ce titre et dans ces limites, elle ne soit pas rigoureusement indispensable à tous ceux qui voudront ensuite aller plus loin. Ajoutons tout de suite, pour écarter toute équivoque, que, contrairement à ce qui est dit à propos d’un passage de nos Aperçus sur l’Initiation, nous n’avons jamais entendu exprimer nulle part quoi que ce soit de « notre expérience intérieure », qui ne regarde et ne peut intéresser personne, ni du reste de l’« expérience intérieure » de quiconque, celle-ci étant toujours strictement incommunicable par sa nature même.

L’auteur ne semble guère comprendre, au fond, quel sens a pour nous le terme même de « métaphysique », et encore moins comment nous entendons l’« intellectualité pure », à laquelle il paraît même vouloir dénier tout caractère de « transcendance », ce qui implique la confusion vulgaire de l’intellect avec la raison et n’est pas sans rapport avec l’erreur commise en ce qui concerne le rôle de la « dialectique » dans nos écrits (et nous pourrions aussi bien dire dans tout écrit se rapportant au même domaine). On ne s’en aperçoit que trop quand il affirme que le « sens ultime de notre œuvre », dont il parle avec une assurance que son incompréhension ne justifie guère, réside dans « une transparence mentale non reconnue comme telle, et avec des limites encore “humaines”, qu’on voit fonctionner lorsque nous prenons cette transparence pour l’initiation effective ». En présence de pareilles assertions, il nous faut redire une fois de plus, aussi nettement que possible, qu’il n’y a absolument aucune différence entre la connaissance intellectuelle pure et transcendante (qui comme telle n’a, au contraire de la connaissance rationnelle, rien de « mental » ni d’« humain ») ou la connaissance métaphysique effective (et non pas simplement théorique) et la réalisation initiatique, non plus d’ailleurs qu’entre l’intellectualité pure et la véritable spiritualité.

On s’explique dès lors pourquoi l’auteur a cru devoir parler, et même avec insistance, de notre « pensée », c’est-à-dire de quelque chose qui en toute rigueur devrait être tenu pour inexistant, ou du moins ne compter pour rien quand il s’agit de notre œuvre, puisque ce n’est pas du tout cela que nous avons mis dans celle-ci, qui est exclusivement un exposé de données traditionnelles dans lequel l’expression seule est de nous ; au surplus, ces données elles-mêmes ne sont aucunement le produit d’une « pensée » quelconque, en raison même de leur caractère traditionnel, qui implique essentiellement une origine supra-individuelle et « non-humaine ». Où son erreur à cet égard apparaît peut-être le plus clairement, c’est quand il prétend que nous avons « rejoint mentalement » l’idée de l’Infini, ce qui est du reste une impossibilité ; à vrai dire, nous ne l’avons même « rejointe » ni mentalement ni d’aucune autre façon, car cette idée (et encore ce mot ne peut-il être employé en pareil cas qu’à la condition de le débarrasser de l’acception uniquement « psychologique » que lui ont donnée les modernes) ne peut réellement être saisie que d’une façon directe par une intuition immédiate qui appartient, redisons-le encore, au domaine de l’intellectualité pure ; tout le reste n’est que moyens destinés à préparer à cette intuition ceux qui en sont capables, et il doit être bien entendu que, tant qu’ils n’en seront qu’à « penser » à travers ces moyens, ils n’auront encore obtenu aucun résultat effectif, pas plus que celui qui raisonne ou réfléchit sur ce qu’on est convenu d’appeler communément les « preuves de l’existence de Dieu » n’est parvenu à une connaissance effective de la Divinité. Ce qu’il faut bien qu’on sache, c’est que les « concepts » en eux-mêmes et surtout les « abstractions » ne nous intéressent pas le moins du monde (et, quand ici nous disons « nous », il va de soi que cela s’applique aussi bien à tous ceux qui, comme nous-même, entendent se placer à un point de vue strictement et intégralement traditionnel), et que nous abandonnons bien volontiers toutes ces élaborations mentales aux philosophes et autres « penseurs »(2). Seulement, quand on se trouve obligé d’exposer des choses qui sont en réalité d’un tout autre ordre, et surtout dans une langue occidentale, nous ne voyons vraiment pas comment on pourrait se dispenser d’employer des mots dont la plupart, dans leur usage courant, n’expriment en fait que de simples concepts, puisqu’on n’en a pas d’autres à sa disposition(3) ; si certains sont incapables de comprendre la transposition qu’il faut effectuer en pareil cas pour pénétrer le « sens ultime », nous n’y pouvons malheureusement rien. Quant à vouloir découvrir dans notre œuvre des marques de la « limite de notre propre connaissance », cela ne vaut même pas que nous nous y arrêtions, car, outre que ce n’est pas de « nous » qu’il s’agit, notre exposé étant rigoureusement impersonnel par là même qu’il se réfère entièrement à des vérités d’ordre traditionnel (et, si nous n’avons pas toujours réussi à rendre ce caractère parfaitement évident, cela ne saurait être imputé qu’aux difficultés de l’expression)(4), cela nous rappelle un peu trop le cas de ceux qui s’imaginent qu’on ne connaît pas ou qu’on ne comprend pas tout ce dont on s’est abstenu volontairement de parler !

Pour ce qui est de la « dialectique ésotériste », cette expression ne peut avoir un sens acceptable que si l’on entend par là une dialectique mise au service de l’ésotérisme, comme moyen extérieur employé pour en communiquer ce qui est susceptible d’être exprimé verbalement, et toujours sous la réserve qu’une telle expression est forcément inadéquate, et surtout dans l’ordre métaphysique pur, par là même qu’elle est formulée en termes « humains ». La dialectique n’est en somme rien d’autre que la mise en œuvre ou l’application pratique de la logique(5) ; or il va de soi que, dès lors qu’on veut dire quelque chose, on ne peut pas faire autrement que de se conformer aux lois de la logique, ce qui ne veut certes pas dire qu’on croit que, en elles-mêmes, les vérités qu’on exprime sont sous la dépendance de ces lois, pas plus que le fait qu’un dessinateur est obligé de tracer l’image d’un objet à trois dimensions sur une surface qui n’en a que deux ne prouve qu’il ignore l’existence de la troisième. La logique domine réellement tout ce qui n’est que du ressort de la raison, et, comme son nom même l’indique, c’est là son domaine propre ; mais, par contre, tout ce qui est d’ordre supra-individuel, donc supra-rationnel, échappe évidemment par là même à ce domaine, et le supérieur ne saurait être soumis à l’inférieur ; à l’égard des vérités de cet ordre, la logique ne peut donc intervenir que d’une façon toute accidentelle, et en tant que leur expression en mode discursif, ou « dialectique » si l’on veut, constitue une sorte de « descente » au niveau individuel, faute de laquelle ces vérités demeureraient totalement incommunicables(6).

Par une singulière inconséquence, l’auteur, en même temps qu’il nous reproche, d’ailleurs par incompréhension pure et simple, de nous arrêter au « mental » sans nous en rendre compte, paraît être particulièrement gêné par le fait que nous avons parlé de « renonciation au mental ». Ce qu’il dit à ce sujet est fort confus, mais, au fond, il semble bien qu’il se refuse à envisager que les limites de l’individualité puissent être dépassées, et que, en fait de réalisation, tout se borne pour lui à une sorte d’« exaltation » de celle-ci, si l’on peut s’exprimer ainsi, puisqu’il prétend que « l’individu, en lui-même, tend à retrouver la source première », ce qui est précisément une impossibilité pour l’individu comme tel, car il ne peut évidemment se dépasser lui-même par ses propres moyens, et, si cette « source première » était d’ordre individuel, elle serait encore quelque chose de bien relatif. Si l’être qui est un individu humain dans un certain état de manifestation n’était véritablement que cela, il n’y aurait pour lui aucun moyen de sortir des conditions de cet état, et, tant qu’il n’en est pas sorti effectivement, c’est-à-dire tant qu’il n’est encore qu’un individu selon les apparences (et il ne faut pas oublier que, pour sa conscience actuelle, ces apparences se confondent alors avec la réalité même, puisqu’elles sont tout ce qu’il peut en atteindre), tout ce qui est nécessaire pour lui permettre de les dépasser ne peut se présenter à lui que comme « extérieur »(7) ; il n’est pas encore arrivé au stade où une distinction comme celle de l’« intérieur » et de l’« extérieur » cesse d’être valable. Toute conception qui tend à nier ces vérités incontestables ne peut être rien d’autre qu’une manifestation de l’individualisme moderne, quelles que soient les illusions que ceux qui l’admettent peuvent se faire à cet égard(8) ; et, dans le cas dont nous nous occupons présentement, les conclusions auxquelles on en arrive finalement, et qui équivalent en fait à une négation de la tradition et de l’initiation, sous le prétexte de rejeter tout recours à des moyens « extérieurs » de réalisation, ne montrent que trop complètement qu’il en est bien ainsi.

Ce sont ces conclusions qu’il nous reste encore à examiner maintenant, et ici il est tout au moins un passage qu’il nous faut citer intégralement : « Dans la constitution intérieure de l’homme moderne, il existe une fracture qui lui fait apparaître la tradition comme un corpus doctrinal et rituel extérieur, et non comme un courant de vie supra-humaine dans laquelle il lui soit donné de se plonger pour revivre ; dans l’homme moderne vit l’erreur qui sépare le transcendant du monde des sens, de sorte qu’il perçoit celui-ci comme privé du Divin ; par suite, la réunion, la réintégration ne peut advenir au moyen d’une forme d’initiation qui précède l’époque dans laquelle une telle erreur est devenue un fait accompli ». Nous sommes tout à fait d’avis, nous aussi, que c’est là en effet une erreur des plus graves, et aussi que cette erreur, qui constitue proprement le point de vue profane, est tellement caractéristique de l’esprit moderne lui-même qu’elle en est véritablement inséparable, si bien que, pour ceux qui sont dominés par cet esprit, il n’y a aucun espoir de s’en délivrer ; il est évident que l’erreur dont il s’agit est, au point de vue initiatique, une « disqualification » insurmontable, et c’est pourquoi l’« homme moderne » est réellement inapte à recevoir une initiation, ou tout au moins à parvenir à l’initiation effective ; mais nous devons ajouter qu’il y a pourtant des exceptions, et cela parce que, malgré tout, il existe encore actuellement, même en Occident, des hommes qui, par leur « constitution intérieure » ne sont pas des « hommes modernes », qui sont capables de comprendre ce qu’est essentiellement la tradition, et qui n’acceptent pas de considérer l’erreur profane comme un « fait accompli » ; et c’est à ceux-là que nous avons toujours entendu nous adresser exclusivement. Mais ce n’est pas tout, et l’auteur tombe ensuite dans une curieuse contradiction, car il paraît vouloir présenter comme un « progrès » ce qu’il avait d’abord reconnu être une erreur ; citons de nouveau ses propres paroles : « Hypnotiser les hommes avec le mirage de la tradition et de l’organisation “orthodoxe” pour transmettre l’initiation, signifie paralyser cette possibilité de libération et de conquête de la liberté qui, pour l’homme actuel, réside proprement dans le fait qu’il a atteint l’ultime échelon de la connaissance, qu’il est devenu conscient jusqu’au point où les Dieux, les oracles, les mythes, les transmissions initiatiques n’agissent plus ». Voilà assurément une étrange méconnaissance de la situation réelle : jamais l’homme n’a été plus loin qu’actuellement de l’« ultime échelon de la connaissance », à moins qu’on ne veuille l’entendre dans le sens descendant, et, s’il est en effet arrivé à un point où toutes les choses qui viennent d’être énumérées n’agissent plus sur lui, ce n’est pas parce qu’il est monté trop haut, mais au contraire parce qu’il est tombé trop bas, comme le montre du reste le fait que, par contre, leurs multiples contrefaçons plus ou moins grossières agissent fort bien pour achever de le déséquilibrer. On parle beaucoup d’« autonomie », de « conquête de la liberté » et ainsi de suite, en l’entendant toujours dans un sens purement individualiste, mais on oublie ou plutôt on ignore que la véritable libération n’est possible que par l’affranchissement des limites inhérentes à la condition individuelle ; on ne veut plus entendre parler de transmission initiatique régulière ni d’organisations traditionnelles orthodoxes, mais que penserait-on du cas, tout à fait comparable à celui-là, d’un homme qui, étant sur le point de se noyer, refuserait l’aide que veut lui apporter un sauveteur parce que celui-ci est « extérieur » à lui ? Qu’on le veuille ou non, la vérité, qui n’a rien à voir avec une « dialectique » quelconque, est que, en dehors du rattachement à une organisation traditionnelle, il n’y a pas d’initiation, et que, sans initiation préalable, aucune réalisation métaphysique n’est possible ; ce ne sont pas là des « mirages » ou des illusions « idéales », ni de vaines spéculations de la « pensée », mais des réalités tout à fait positives. Sans doute, notre contradicteur dira encore que tout ce que nous écrivons ne sort pas du « monde des mots » ; cela est d’ailleurs trop évident, par la force même des choses, et l’on peut en dire tout autant de ce qu’il écrit lui-même, mais il y a tout de même une différence essentielle : c’est que, si persuadé qu’il puisse être lui-même du contraire, ses mots, pour qui en comprend le « sens ultime », ne traduisent rien d’autre que l’attitude mentale d’un profane ; et nous le prions de croire que ce n’est nullement là une injure de notre part, mais bien l’expression « technique » d’un état de fait pur et simple.