CHAPITRE XI
« Discours contre les discours »(*)

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers Élèves,

En prenant la parole aujourd’hui devant vous pour me conformer à l’usage, je me sens, je l’avoue, un peu gêné lorsque ma pensée se reporte aux circonstances tragiques dans lesquelles nous vivons depuis bientôt trois ans, et qui devraient, semble-t-il, bannir de nos esprits toute préoccupation étrangère. Aussi j’éprouve un véritable scrupule, et comme un besoin de m’excuser et de me justifier, même, et peut-être surtout, à mes propres yeux. L’heure, en effet, est-elle bien aux discours ? Et est-il bien logique d’accepter la tâche d’en prononcer un, lorsqu’on est convaincu, comme je le suis, de la parfaite inutilité de tous ces déploiements d’éloquence plus ou moins sonore, dont certaines solennités sont l’habituelle occasion ? Mais il est des usages auxquels, n’ayant pas le pouvoir de les changer, on est forcé de se soumettre ; et, si du moins ce discours pouvait avoir pour résultat, assez paradoxal en apparence, de vous persuader de la vanité de cette éloquence à laquelle je viens de faire allusion, je crois que nous n’aurions pas tout à fait perdu notre temps.

On a dit, sans doute en plaisantant, que le langage avait été donné à l’homme pour déguiser sa pensée ; mais ceci renferme pourtant une vérité plus profonde qu’on ne serait tenté de le supposer au premier abord, à la condition, toutefois, d’ajouter que ce déguisement peut être inconscient et involontaire. En effet, le rôle essentiel du langage est d’exprimer la pensée, c’est-à-dire de la revêtir d’une forme extérieure et sensible, au moyen de laquelle nous puissions la communiquer à nos semblables, dans la mesure, du moins où elle est communicable ; et c’est sur cette restriction que j’appelle plus particulièrement votre attention. Peut-on dire que l’expression soit jamais adéquate à la pensée, et toute traduction n’est-elle pas, par sa nature même, forcément infidèle ? « Traduttore, traditore », dit un proverbe italien bien connu, qui, pour ressembler un peu à un jeu de mots dans son extrême concision, n’en est pas moins juste, et à tel point qu’il est extrêmement difficile et rare de trouver, dans deux langues différentes, même assez voisines l’une de l’autre, des termes qui se correspondent exactement, de telle sorte que plus une traduction veut être littérale, plus elle s’éloigne, bien souvent, de l’esprit du texte. Et s’il en est ainsi lorsqu’il s’agit simplement de passer d’une langue à une autre, c’est-à-dire d’une certaine forme sensible à une autre forme de même nature, de changer en quelque sorte le vêtement de la pensée, combien ne doit-il pas être plus difficile encore de faire entrer dans les formes étroites et rigides du langage cette pensée elle-même, qui est essentiellement indépendante de tout signe extérieur et radicalement hétérogène à son expression ? Pour comprendre combien la pensée pure doit être par là amoindrie, réduite et comme schématisée, il ne faut qu’un instant de réflexion, à moins qu’on ne partage les illusions de certains philosophes qui, aveuglés par l’esprit de système, ont cru que toute la pensée pouvait et devait s’enfermer dans une sorte de formule conçue suivant le type mathématique. Ce qui est vrai, au contraire, c’est que ce qu’expriment les mots ou les signes n’est jamais le tout de la pensée, que celle-ci contient toujours en elle-même une part d’inexprimable, donc d’incommunicable, et que cette part est d’autant plus grande que la pensée est d’un ordre plus élevé, parce qu’elle est alors plus éloignée de toute figuration sensible. Ce que nous pouvons livrer à nos semblables, ce n’est donc pas notre pensée elle-même, ce n’en est qu’un reflet plus ou moins indirect et lointain, un symbole plus ou moins obscur et voilé ; et c’est pourquoi le langage, vêtement de la pensée, en est forcément aussi, et par là même, le déguisement.

Mais, que le langage soit un déguisement de la pensée, cela suppose encore, évidemment, qu’il y a une pensée cachée derrière les mots ; en est-il toujours ainsi pour tous les hommes ? On peut être tenté d’en douter, et de se demander si, pour certains, les mots eux-mêmes n’arrivent pas à prendre presque entièrement la place d’une pensée absente. N’en est-il pas beaucoup trop qui, incapables de penser vraiment et profondément, parviennent pourtant à s’en donner l’illusion à eux-mêmes, et quelquefois à la donner aux autres, en enchaînant avec plus ou moins d’habileté et d’art des mots qui ne sont guère que des formes vides, des sons qui, pour présenter peut-être un assemblage harmonieux, n’en sont pas moins dépourvus de signification réelle ? Certes, le langage rend à la pensée de grands et précieux services, non seulement en nous fournissant un moyen de la transmettre autant qu’elle en est susceptible, mais aussi en nous aidant à la préciser et en nous permettant de nous la mieux définir à nous-mêmes, de la rendre plus complètement et plus clairement consciente ; mais, à côté de ces avantages incontestables, il y a de graves inconvénients auxquels donne lieu le langage, ou, si l’on préfère, l’abus du langage, et dont le moindre n’est pas ce verbalisme que je vous dénonçais tout à l’heure, verbalisme dont ce qu’on est convenu d’appeler l’éloquence n’est trop souvent que la déplorable manifestation.

On se tromperait étrangement, en effet, si l’on s’imaginait que le succès des orateurs les plus réputés est dû, dans la plupart des cas, à la vérité, à la justesse ou à l’élévation des idées qu’ils expriment. Il n’est pas nécessaire d’avoir des idées pour être éloquent, et peut-être même serait-ce plutôt un obstacle, surtout lorsqu’on veut s’adresser à la foule ; car, il faut bien le reconnaître, la grande masse des hommes a des impressions bien plus que des idées, et c’est pourquoi elle se laisse si facilement subjuguer et entraîner par des mots qui, d’ordinaire, sont d’autant plus sonores qu’ils sont plus vides de sens, et par là d’autant plus aptes à tenir lieu de pensée à ceux qui n’en ont pas. Aussi le pouvoir de l’orateur, et plus spécialement de l’orateur populaire, est-il, presque exclusivement, un pouvoir d’ordre physique : les gestes, les attitudes, les jeux de la physionomie, les intonations de la voix, l’harmonie des phrases, voilà quels en sont les principaux éléments. L’orateur a, sous ce rapport, plus d’un point de ressemblance avec l’acteur : ce qui importe, c’est beaucoup moins ce qu’il dit que la façon dont il le dit ; c’est aux facultés sensibles de son auditoire qu’il s’adresse, souvent aussi à ses sentiments ou à ses passions, parfois à son imagination, mais bien rarement à son intelligence. Et ce rôle prépondérant des moyens physiques dans l’art, j’allais dire dans le jeu de l’orateur, nous explique pourquoi les discours de ceux qui ont exercé la plus grande influence sur les foules nous apparaissent, à la lecture, d’une étonnante insignifiance, d’une désespérante banalité. C’est aussi pourquoi il est fort rare qu’un même homme unisse en lui les dons si divers de l’écrivain et de l’orateur : l’écrivain, qui n’a pas à sa disposition les mêmes moyens extérieurs, a besoin de qualités d’un tout autre ordre, moins brillantes peut-être, mais aussi moins superficielles et plus solides au fond ; et d’ailleurs l’œuvre de l’orateur n’a sa raison d’être que dans une circonstance déterminée et passagère, tandis que celle de l’écrivain doit avoir normalement une portée plus durable. Du moins, il devrait en être ainsi, mais bien entendu, il y a en fait bien des écrivains dont les phrases ne contiennent pas plus de pensée que celles des orateurs dont je viens de parler, et bien de la littérature qui n’est en somme que de la mauvaise éloquence, et qui, fixée sur le papier, n’a même pas les charmes artificiels que pourrait lui prêter une diction agréable ou savante ; et naturellement, en m’attaquant à l’éloquence verbale, j’entends y faire rentrer aussi, et au même titre, toute cette vaine littérature.

Maintenant, quelles sont les causes qui donnent naissance à ce verbalisme creux et stérile ? Elles sont sans doute assez complexes, et je ne voudrais pas m’engager ici dans une étude trop approfondie de cette question. Il se peut que, parmi ces causes, il y en ait qui soient inhérentes à la nature humaine en général, ou plus particulièrement au tempérament de certains peuples ou de certains individus ; mais c’est aussi, en partie, une affaire d’éducation. Comme les Athéniens autrefois, les Français ont assez généralement la réputation d’avoir un goût exagéré pour l’éloquence, d’aucuns disent pour le bavardage ; et dans cette critique, que nous adressent mêmes nos meilleurs amis, il y a quelque chose de vrai. Je devrais dire plutôt : il y avait quelque chose de vrai, car aujourd’hui, fort heureusement pour nous, il semble que les choses aient un peu changé ; mais j’y reviendrai tout à l’heure. Je viens de vous dire que l’on comparait volontiers, sous ce rapport, les Français aux Athéniens ; faut-il admettre, pour l’expliquer, que notre tempérament national se rapproche étrangement de celui des anciens Grecs ? Je ne le crois pas ; je croirai plutôt qu’une telle similitude, qui ne se fonde sur aucune communauté de race, se justifie seulement par l’influence exagérée et trop exclusive que la civilisation hellénique a exercée sur la nôtre, c’est-à-dire qu’elle est surtout le produit artificiel d’une certaine éducation. Assurément, il ne faut ni méconnaître ni mépriser ce qu’ont fait les Grecs dans divers domaines ; mais il ne faut pas non plus, dans l’excès d’une admiration qui touche parfois au fanatisme, croire qu’il n’existe rien qui vaille en dehors de ce qu’ils ont fait, ni se refuser à voir, à côté de leurs mérites qui sont très réels, leurs défauts qui ne le sont pas moins, et dont un des plus marqués est précisément la fâcheuse tendance au verbalisme. Ce défaut est nettement sensible jusque chez les plus grands d’entre eux ; et chez Platon lui-même, le type le plus représentatif peut-être de la mentalité hellénique, la dialectique trop subtile, pour qui l’examine en toute impartialité et en évitant de s’en laisser imposer par la beauté de la forme, apparaît souvent comme n’étant au fond qu’un amusement assez vain, qui repose beaucoup plus sur les mots que sur les idées, et qui ne saurait conduire à aucune conclusion vraiment profonde. J’ai parlé de la beauté de la forme ; c’est que les Grecs, il ne faut pas l’oublier, étaient avant tout des artistes, qu’ils l’étaient en tout ce qu’ils faisaient, et qu’ils poussaient à l’extrême le culte de la forme, au détriment de la profondeur et de l’étendue de la pensée ; on pourrait même dire, sans aucune exagération, qu’ils ne concevaient rien au delà de la forme et de ses limitations, à tel point que, pour eux, fini et parfait étaient des termes synonymes. Sans doute, l’art, en lui-même, n’est ni à négliger ni à dédaigner ; mais il faut savoir mettre chaque chose à sa place, et ne pas permettre à ce culte de la forme, légitime quand il ne dépasse pas certaines bornes, d’envahir le domaine de la pensée pure, ni, d’autre part, de réagir outre mesure sur le domaine de l’action. Et pourtant, n’est-ce pas là ce qu’on a fait trop longtemps, sous l’influence et à l’imitation de la civilisation grecque, ou gréco-latine ? Et beaucoup d’entre nous, ceux du moins dont la culture fut à peu près exclusivement littéraire, n’ont-ils pas encore à regretter d’avoir reçu une éducation toute verbale, qui trouvait sa plus complète expression dans le « discours latin », exercice aujourd’hui tombé dans l’oubli ? On peut déplorer la tendance qui pousse certains à abandonner complètement l’étude de l’antiquité ; mais la connaissance réelle et exacte de cette antiquité est tout autre chose que cette rhétorique puérile, qui ne consistait guère qu’en un assemblage de formules copiées servilement ou apprises de mémoire, et appliquées indistinctement à tous les sujets : au lieu que l’idée fût indépendante du mot, comme elle doit l’être naturellement, c’était le mot qui, au contraire, devenait indépendant de l’idée et usurpait sa place.

Cependant, les Français n’ont jamais, autant que les Grecs, abusé de l’éloquence, et elle n’est jamais parvenue à absorber la totalité de leur existence nationale : la Grèce antique est morte de cet abus ; la France, elle, n’en mourra pas. Nous avons suffisamment prouvé déjà que nous étions heureusement capables d’autre chose que de discourir, et nous continuons à le prouver chaque jour. Et c’est bien là, précisément, ce qui montre le caractère assez artificiel qu’avait chez nous ce goût de l’éloquence : les circonstances l’ont rapidement, sinon fait disparaître tout à fait, ce qui ne pouvait se produire d’un seul coup, du moins relégué au dernier plan. On peut dire, sans rien exagérer, que c’est une véritable victoire que nous avons ainsi remportée sur nous-mêmes, sur nos anciennes habitudes ; et ces victoires-là ont leur importance, car elles sont une condition des autres, de celles que nous devons remporter sur l’ennemi. L’éloquence n’est plus guère à la mode, et il est facile de s’apercevoir qu’elle a singulièrement perdu de son prestige ; depuis le début de cette guerre, en effet, qu’est-ce qui a le plus fortement frappé les esprits ? La proclamation de Galliéni aux Parisiens, l’ordre du jour de Joffre lors de la bataille de la Marne, celui de Pétain à Verdun : quelques lignes très simples, disant nettement ce qu’elles veulent dire, sans grands mots, sans détours et sans ornements inutiles, sans aucune vaine phraséologie ; et c’est cela qui restera, croyez-le bien, et qui laissera une impression autrement durable que les plus beaux discours des hommes politiques, dont certains, pourtant, sont pleins d’un incontestable talent. L’éloquence a reçu un coup dont elle ne se relèvera peut-être jamais, et il n’y a pas lieu de le déplorer ; ne nous laissons plus duper par les mots comme cela nous est arrivé trop souvent, mais sachons désormais, dans tous les domaines, regarder en face les réalités, les voir telles qu’elles sont : voilà assurément une des premières leçons que nous devrons tirer des événements actuels, si nous ne voulons pas avoir souffert en vain.

Nos héroïques soldats perdent-ils la moindre partie de leur temps en discours et en déclarations ? Non, car ils ont plus et mieux à faire, et ils le savent bien : « Res, non verba » ; ce que nous attendions d’eux, ce sont des actes, non des paroles, et ils tiennent. Et vous aussi, chers Élèves, quand le moment sera venu pour vous de quitter ce Collège, vous aurez mieux à faire que de vous attarder aux jeux de l’éloquence : quelques-uns, peut-être, seront encore appelés à prendre place auprès de leurs aînés ; mais ce qui est certain, c’est que tous, même les plus jeunes, vous aurez à remplir d’autres devoirs, une autre tâche plus obscure sans doute, mais non moins nécessaire, pour réparer les ruines que cette longue et terrible lutte aura accumulées, et pour aider les glorieux survivants à recueillir et à faire fructifier toutes les conséquences de leur victoire. Vous aurez encore à lutter sur un autre terrain, car la plupart d’entre vous, vraisemblablement, seront des hommes d’action : il semble bien, aujourd’hui plus que jamais, que le domaine de la pensée pure doive demeurer l’apanage d’un petit nombre, et il est peut-être bon qu’il en soit ainsi, s’il est vrai que la spéculation et l’action vont d’ordinaire assez mal ensemble. Pour être prêts à agir quand il le faudra, et quelle que soit la forme sous laquelle votre activité devra s’exercer, vous aurez à devenir des hommes dans toute l’acception du mot, plus vite et plus tôt que ne le devenaient les jeunes gens de certaines générations qui précédèrent la vôtre, alors qu’il n’y avait pas tant de vides à combler dans tous les rangs de la nation. Travaillez-y donc dès maintenant, chers Élèves, préparez-vous, de toutes les forces de votre intelligence et de votre volonté, au rôle que la patrie, à un jour prochain, sera en droit d’exiger de vous ; habituez-vous, sans retard, à envisager sérieusement l’avenir, tout en méditant les exemples d’héroïsme que vous donnent vos aînés, exemples qui vous inciteront à ne jamais faillir à votre devoir, quel qu’il puisse être, pas plus qu’ils n’auront failli au leur au milieu d’épreuves qui sont parmi les plus redoutables que l’humanité, en aucun temps, ait traversées, et dont le souvenir vous rendra votre propre tâche plus facile et moins dure à accomplir.