CHAPITRE XII
L’idée de l’Infini(*)
Lorsqu’on se trouve en présence d’une idée qui a donné lieu à des interprétations multiples et parfois très différentes entre elles, comme c’est le cas pour l’idée de l’infini, le plus simple est généralement de commencer par rechercher ce que signifie, en lui-même, le mot qui sert à exprimer cette idée. Le mot « infini », envisagé ainsi d’après sa dérivation, désigne évidemment ce qui n’est pas fini, c’est-à-dire, fini étant étymologiquement synonyme de limité, ce qui n’a pas de limites. Il semble donc, au premier abord, que l’idée de l’infini, à ne considérer que la forme du mot qui l’exprime, se présente à nous comme une idée négative ; ceci reviendrait à dire qu’on pourrait obtenir cette idée en partant de la conception du fini, et en supprimant la limite qui lui donne précisément le caractère de fini. Cependant, pour qu’il en soit ainsi, il faudrait admettre que la négation de la limite est véritablement une négation ; or elle n’est telle qu’en apparence. En effet, c’est la limitation elle-même qui est au contraire une véritable négation : négation de tout ce qu’elle exclut ; poser une limite, c’est nier par là même, pour le concept qui est enfermé dans cette limite, tout ce que celle-ci laisse en dehors d’elle. Donc, la négation d’une limite n’est en vérité que la négation d’une négation, c’est-à-dire au fond, logiquement et mathématiquement, une affirmation, de telle sorte que la négation de toute limite équivaut à une affirmation absolue. Ce qui n’a pas de limites, c’est ce dont on ne peut rien nier, donc ce qui contient tout ; il reste maintenant à expliquer pourquoi cette idée, la plus affirmative de toutes, puisqu’elle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulières, s’exprime cependant sous une forme en apparence négative. C’est que, au point de vue du langage, toute affirmation directe est forcément une affirmation particulière ou déterminée, l’affirmation de quelque chose, tandis que l’affirmation totale et absolue n’est aucune affirmation particulière à l’exclusion des autres, puisqu’elle les implique toutes également. Cette affirmation absolue, étant absolument inconditionnée et indéterminée, ne peut donc s’exprimer dans le langage d’une façon directe ; c’est pourquoi elle est traduite indirectement sous une forme qui est négative en apparence, mais en apparence seulement, et sans laquelle elle ne serait exprimable en aucune façon, puisqu’elle est sans rapport avec une expression déterminée quelconque. Nous pouvons d’ailleurs faire à ce propos une remarque d’un ordre tout à fait général : c’est que toutes les notions qui correspondent aux principes les plus universels, donc celles qui ont la plus haute importance au point de vue métaphysique, ne peuvent, en raison de leur universalité même et de l’indétermination qu’elle entraîne, se traduire que par des expressions qui, comme le mot « infini », sont purement négatives dans leur forme extérieure ; et c’est là, dans l’exposition des doctrines proprement métaphysiques, une cause d’assez grandes difficultés.
Considérée comme nous venons de le faire, l’idée d’infini n’est aucunement discutable ni contestable et ne peut renfermer aucune contradiction ; nous pouvons même aller plus loin et dire que cette idée est nécessaire, car c’est sa négation qui serait contradictoire. En effet, si l’on envisage le Tout, au sens universel et absolu du mot, et indépendamment de toutes les conceptions particulières qu’on pourrait chercher à s’en faire, il est évident qu’il ne peut être limité en aucune façon, car il ne pourrait l’être que par quelque chose qui lui serait extérieur, et, s’il y avait quelque chose qui lui fût extérieur, ce ne serait pas le Tout. Il importe de remarquer, d’ailleurs, que le Tout, en ce sens, ne doit pas être assimilé à un tout défini et déterminé, c’est-à-dire à un ensemble composé de parties qui seraient avec lui dans un rapport défini, et surtout qu’il ne doit pas être conçu à la façon d’une somme arithmétique, obtenue par l’addition de ses parties prises une à une et successivement(1). Une conception de ce genre, si on voulait l’universaliser, serait toujours contestable et hypothétique, et il y aurait même lieu, dans ce cas, de se demander si elle n’est pas contradictoire ; mais il ne peut y avoir rien de tel avec l’idée du Tout dans le premier sens, qui est proprement celle de l’Infini métaphysique. Identifier les deux conceptions serait aussi illégitime que de prétendre réduire cet Infini métaphysique à ce qu’on appelle l’infini mathématique, et cette réduction est en effet illégitime, car le premier seul est l’Infini au sens propre du mot, tandis que le second, comme nous le verrons par la suite, n’est en réalité que de l’indéfini.
La distinction essentielle à faire ici est, en effet, la distinction de l’infini et de l’indéfini ; on l’oublie trop souvent, et, faute de la faire, on est entraîné dans des contradictions insolubles. Ce n’est qu’abusivement qu’on donne à l’indéfini le nom d’infini ; nous l’avons appelé « infini mathématique » parce que c’est le nom qu’on lui donne d’ordinaire, et parce que c’est en mathématiques qu’on fait le plus souvent appel à cette notion, mais en nous réservant de montrer que ce prétendu infini n’est nullement infini. Au lieu d’infini métaphysique et d’infini mathématique, on dit quelquefois, à peu près dans le même sens, infini qualitatif et infini quantitatif ; mais cette opposition n’est pas justifiée, car l’Infini véritable, ne laissant rien en dehors de lui, doit comprendre à la fois le point de vue de la qualité et celui de la quantité, aussi bien que n’importe quels autres points de vue particuliers. De même, les points de vue logiques de l’extension et de la compréhension ne s’appliquent plus ici, du moins en tant qu’ils s’opposent l’un à l’autre, car l’Infini, pour être vraiment tel, doit être également infini en extension et en compréhension, de sorte que l’une et l’autre coïncident, et ce n’est jamais que dans des rapports plus ou moins généraux, mais aussi plus ou moins particuliers, et non universels, qu’elles sont en raison inverse l’une de l’autre ; c’est d’ailleurs là un point que nous ne pouvons que signaler en passant. De plus, l’infini qualitatif n’a de sens que par rapport à l’infini quantitatif, et, si on nie la légitimité de ce dernier, le premier n’est qu’une expression qui n’a plus aucune raison d’être ; si au contraire on admet à la fois et également la légitimité de l’un et de l’autre, on se trouve en présence de deux infinis supposés distincts, et dont chacun limiterait l’autre, ce qui revient à dire qu’ils s’excluraient l’un l’autre.
On donne encore pour synonyme à l’Infini métaphysique l’idée de la Perfection, et ceci est exact, mais à la condition de bien préciser ce qu’on entend par là, et d’avoir soin de distinguer les différents sens dans lesquels le mot « parfait » peut être pris et l’a été en effet. Il faut distinguer ici ce que nous pourrions appeler un sens individuel et un sens universel ; au premier sens, qui est le sens primitif du grec τέλειος, parfait est synonyme d’achevé et, dans une certaine mesure, de fini, de complètement déterminé ou délimité(2) : c’est alors la perfection relative d’un être individuel qui est arrivé à tout le développement dont il est susceptible, ou encore d’un certain ensemble envisagé comme formant un système autonome, comme se suffisant à lui-même. Mais cette conception du parfait comme étant ce qui se suffit à soi-même permet précisément de passer au second sens, qui se trouve déjà chez les néo-platoniciens (où il s’est introduit vraisemblablement sous l’influence des doctrines orientales), et qui est celui, non plus d’une perfection relative, mais de la Perfection absolue : ce qui se suffit à soi-même, absolument, c’est ce hors de quoi il n’y a rien, c’est-à-dire le Tout ou l’Infini. Il se peut qu’il n’y ait pas lieu d’envisager, autrement que par abstraction, des ensembles particuliers complètement isolés de tout ce qu’ils laissent en dehors d’eux, c’est-à-dire entièrement autonomes, et il se peut aussi qu’un être individuel, quel que soit son degré de développement, ne constitue jamais un système clos, de même qu’il peut n’y avoir dans le monde aucun cycle fermé ; mais, quand il s’agit du Tout, il est nécessairement parfait, au sens universel et absolu, puisque, par définition, il ne peut rien n’y avoir qui soit en dehors du Tout. Seulement, quand on parle de la Perfection en l’identifiant à l’Infini, il faut bien prendre garde encore que cette identification n’est vraie que dans ce sens universel, purement métaphysique, et non pas dans un sens spécial et restreint comme l’est, par exemple, celui de « perfection morale », qui n’a pas à intervenir ici, et qui est pourtant, beaucoup trop souvent, celui que l’on envisage d’une façon à peu près exclusive, ce qui est très probablement le cas, en particulier, de ceux qui parlent d’« infini qualitatif ».
Spinoza distingue ce qui est « absolument infini » et ce qui est seulement « infini en son genre ». Ce qui est « absolument infini », c’est l’Infini au sens rigoureux du mot, c’est-à-dire le Tout absolu, qu’il conçoit d’ailleurs d’une certaine façon, déjà plus particulière, formulée dans sa définition de la Substance ; et l’on peut remarquer que cette définition comme « ce qui est en soi et est conçu par soi » présente quelque rapport avec la notion de la Perfection au sens universel, telle que nous l’avons précisée. Quant aux attributs de la Substance, chacun d’eux est « infini en son genre », et ceci peut s’entendre en ce sens qu’ils participent de l’infinité de la Substance, dont ils constituent l’aspect intelligible et dont ils expriment l’essence ; et chacun l’exprime intégralement à sa façon, cette essence étant indivisible comme la Substance est une. On pourrait donc dire que les attributs sont infinis dans la mesure où ils sont identifiés à la Substance ; mais, en tant qu’ils sont envisagés séparément et distinctement, ils ne peuvent plus être dits infinis à proprement parler, puisqu’il y a incompatibilité entre des infinis distincts. D’ailleurs, si on les envisage ainsi, ils sont déjà des déterminations ; or Spinoza lui-même reconnaît que « onmis determinatio negatio est », et qui dit négation dit limitation. Seulement, ce qu’il faut bien remarquer ici, c’est que Spinoza appelle « finie en son genre » une chose qui peut être limitée par une chose de même nature ; un attribut ne peut pas être fini dans ce sens, mais il l’est dans un autre sens, en ce que toute détermination laisse quelque chose en dehors d’elle, par quoi elle est bornée, même si ce qu’elle laisse ainsi en dehors est d’une autre nature que ce qu’elle comprend. On pourrait même dire qu’une chose « infinie en son genre », parce qu’elle comprend la totalité ou l’intégralité de ce genre, peut être en même temps finie par rapport à un genre d’ordre plus étendu, dans lequel elle ne constitue plus qu’une simple espèce, comme nous le verrons plus loin à propos de l’espace. Ainsi, « infini en son genre », si on laisse de côté la participation à l’infinité de la Substance, ne peut, en somme, signifier rien d’autre qu’une indéfinité : ce qui n’est pas « fini en son genre » n’est pas infini pour cela, mais seulement indéfini.
Nous devons donc maintenant préciser cette distinction, que nous regardons comme fondamentale, de l’infini et de l’indéfini. Descartes semble bien avoir voulu établir cette distinction, mais il ne l’a pas formulée assez nettement, puisque, selon lui, l’indéfini est ce dont nous ne voyons pas les limites, et qui peut en réalité être infini, bien que nous ne puissions pas affirmer qu’il le soit. Il dit en effet : « Et, pour nous, en voyant des choses dans lesquelles, selon certains sens, nous ne remarquons point de limites, nous n’assurerons pas pour cela qu’elles soient infinies, mais nous les estimerons seulement indéfinies »(3). Et il en donne comme exemples l’étendue et la divisibilité des corps ; il n’assure pas que ces choses soient infinies, mais cependant il ne semble pas non plus vouloir le nier formellement, bien qu’il dise un peu plus loin « qu’encore que nous y remarquions des propriétés qui nous semblent n’avoir point de limites, nous ne laissons pas de connaître que cela procède du défaut de notre entendement, et non point de leur nature »(4). Il réserve donc, avec juste raison, le nom d’infini à ce qui ne peut avoir aucune limite ; mais la notion de l’indéfini a besoin d’être précisée plus qu’il ne le fait. Nous dirons que l’indéfini ne peut pas être infini, parce que, même si nous n’en voyons pas les limites, il n’en est pas moins certain que ces limites existent, dès lors que le concept de cet indéfini comporte une détermination qui laisse quelque chose en dehors. Fini étant synonyme de borné, l’indéfini est encore du fini ; les limites peuvent en être reculées autant qu’on le veut, « selon certains sens » tout au moins, mais elles ne sont pas supprimées par là même, et, en tout cas, si certaines limitations sont supprimées, il en subsiste encore d’autres. C’est pourquoi nous avons dit, au début, que l’idée de l’infini ne peut pas s’obtenir en partant du fini ; au contraire (et ainsi la distinction devient très nette), l’indéfini procède du fini, et, par conséquent, il est toujours réductible au fini. Cela peut d’ailleurs être compris plus aisément par un exemple, qui sera la considération du prétendu « infini mathématique », dans lequel nous distinguerons tout d’abord deux aspects principaux : d’une part, l’infini arithmétique ou numérique, ou de la quantité discontinue, et, d’autre part, l’infini géométrique ou spatial, ou de la quantité continue.
D’abord, pour le premier cas, celui de la quantité arithmétique, si nous considérons la suite des nombres, à partir de l’unité, il est évident que cette suite est indéfinie, car, étant donné un nombre quelconque, nous pouvons toujours, en lui ajoutant l’unité, former le nombre suivant, et il n’y a aucune raison pour s’arrêter à un nombre déterminé. D’autre part, cette suite indéfinie est bien formée à partir d’éléments finis, puisqu’elle s’obtient par des additions successives de l’unité à elle-même indéfiniment répétée ; ce n’est que l’extension indéfinie du procédé de formation d’une somme arithmétique quelconque. Les limites peuvent ici être reculées autant qu’on le veut, et ainsi les nombres vont en croissant indéfiniment ; mais cet accroissement indéfini ne peut aucunement conduire à un nombre infini, car l’idée même de nombre infini est une idée contradictoire, c’est-à-dire une impossibilité. En effet, un nombre supposé infini serait un nombre plus grand que tout autre nombre ; or, si grand que soit un nombre, on peut toujours en former un plus grand en lui ajoutant l’unité, en vertu même de la façon dont est formée la suite des nombres. Il ne peut donc pas y avoir un nombre qui soit plus grand que tous les autres ; mais, si par nombre infini on entendait autre chose que cela, il faudrait admettre qu’il peut y avoir différents nombres infinis, et, par suite, qu’un infini peut être plus grand ou plus petit qu’un autre infini ; l’absurdité de tels énoncés, encore qu’ils soient d’un usage assez courant en mathématiques, suffit à montrer qu’il n’y a là qu’un emploi abusif du mot « infini ». Il ne peut pas y avoir de nombre infini ; en d’autres termes, l’idée de l’infini numérique est une idée qui, du point de vue de la logique pure, est, quoi qu’on en ait pu dire, sans aucune valeur. La suite indéfinie des nombres, formée en partant du fini, ne nous fait jamais sortir du fini ; la limitation n’est donc pas supprimée du fait de l’indéfinité, mais, puisqu’il n’est pas possible de s’arrêter en un point déterminé, il faut seulement que cette limitation soit d’un autre ordre que celle qui s’applique à un ensemble défini de nombres, pris entre deux nombres déterminés quelconques ; il faut qu’elle tienne, non pas à des propriétés particulières de certains nombres, mais à la nature même du nombre dans toute sa généralité.
Remarquons à ce propos que, si l’on supposait que la suite des nombres finis aboutit à un nombre infini, il faudrait supposer en même temps qu’il y a des nombres qui ont de tout autres propriétés que ceux que l’on considère d’ordinaire ; sinon, on tomberait dans des contradictions trop manifestes. Ainsi, pour former tous les multiples d’un nombre quelconque, 3 par exemple, il suffit de multiplier chaque nombre entier par 3, de sorte qu’il y aura un multiple de 3 et un seul correspondant à chaque nombre entier. La série des nombres entiers et celle des multiples de 3 devraient donc avoir exactement le même nombre de termes ; mais, d’autre part, il y a trois fois moins de termes dans la seconde série que dans la première, puisque les multiples de 3 ne sont autres que les nombres entiers pris de 3 en 3 ; et d’ailleurs le même raisonnement est valable pour les multiples de n’importe quel nombre(5). Dans l’hypothèse du nombre infini, on ne pourrait échapper à cette contradiction qu’en admettant qu’il doit y avoir des nombres qui ne peuvent plus être multipliés par 3 (ou par tout autre nombre), parce que les produits ainsi obtenus dépasseraient l’infini. On peut aussi établir un raisonnement tout à fait analogue en considérant, comme l’a fait notamment Cauchy(6), la suite des carrés des nombres entiers, ou celle de leurs cubes, ou, plus généralement, de leurs puissances d’un exposant quelconque ; on se trouverait en présence de la même contradiction, et il faudrait admettre également que, à partir d’un certain nombre, l’élévation à une puissance donnée ne serait plus possible, toujours parce que le résultat qu’elle donnerait dépasserait l’infini(7). On a même été conduit à envisager en effet des nombres « plus grands que l’infini » (cet infini est donc bien relatif) ; de là des théories comme celle du « transfini », qui peuvent assurément être fort ingénieuses, mais dont la valeur logique sera toujours des plus contestables. Dans le calcul des séries infinies, on a des sommes qui dépendent de l’ordre de leurs termes, des produits qui dépendent de l’ordre de leurs facteurs, etc. Il y aurait ainsi des nombres auxquels aucune des règles du calcul ordinaire ne s’appliquerait plus, c’est-à-dire, en somme, des nombres qui ne seraient pas des nombres, puisqu’ils n’auraient plus rien de commun avec les autres nombres qu’une simple dénomination, celle de « nombre », qui deviendrait alors purement conventionnelle et arbitraire.
Deux autres remarques doivent encore être faites ici : la première est que, regardant la quantité arithmétique comme essentiellement discontinue, nous n’avons eu à envisager que la suite des nombres entiers, car la considération des nombres fractionnaires n’a pour but que d’introduire en quelque sorte, et d’ailleurs d’une façon encore très incomplète, le continu dans le discontinu en réduisant les intervalles de ce dernier, et elle n’est ainsi qu’une conséquence de l’application des nombres à la mesure des grandeurs continues(8) ; et la même chose est vraie, à plus forte raison, lorsqu’il s’agit des nombres irrationnels. La seconde remarque, c’est que la suite des nombres est formée à partir de l’unité, et non à partir de zéro ; en effet, l’unité étant posée, toute la suite des nombres s’en déduit de telle façon qu’on peut dire qu’elle est déjà impliquée virtuellement dans cette unité initiale, au lieu que de zéro on ne peut tirer aucun nombre ; le passage de zéro à l’unité ne peut se faire de la même façon que le passage de l’unité aux autres nombres, ou d’un nombre quelconque au nombre suivant, et supposer possible ce passage de zéro à l’unité, c’est avoir déjà posé implicitement l’unité. Enfin, poser zéro au début de la suite des nombres, comme s’il était le premier de cette suite, ne peut avoir que deux significations : ou bien c’est admettre que zéro peut avoir avec les autres nombres des rapports de même ordre que les rapports de ces nombres entre eux, ce qui n’est pas (puisque zéro multiplié ou divisé par un nombre quelconque donne toujours zéro) ; ou bien c’est un simple artifice de notation, qui ne peut qu’entraîner des confusions. L’emploi de cet artifice ne se justifie guère que pour permettre l’introduction de la notation des nombres négatifs, dont il serait trop long et hors de propos de discuter ici les avantages et les inconvénients ; en tous cas, on ne devrait jamais oublier, dans l’usage qu’on en fait, qu’il ne s’agit là que d’une convention, et rien de plus.
Nous passerons maintenant à l’infini géométrique ou spatial, dans lequel nous aurons à établir une nouvelle distinction, suivant qu’il s’agira, pour employer les termes habituels, de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit. Nous devrons ensuite envisager, ou tout au moins indiquer, un autre aspect de la question en ce qui concerne le nombre, non plus en lui-même et en tant que discontinu, mais par suite de ce que nous avons appelé l’introduction du continu dans le discontinu, c’est-à-dire, en d’autres termes, en tant que la représentation numérique est appliquée au continu spatial.
Tout d’abord, il faut bien remarquer que, contrairement à ce qu’on a prétendu quelquefois, l’espace ne nous est nullement donné comme infini ; ce qui nous est donné dans l’expérience, ce ne sont jamais que des portions d’espace plus ou moins étendues, mais toujours aussi plus ou moins limitées, et ce n’est que par une construction de l’esprit que nous étendons ces données particulières pour en former le concept de l’espace en général, de sorte qu’il y a toujours lieu de se demander dans quelle mesure cette extension est légitime. Il ne suffit pas, pour que l’espace soit infini, de dire qu’il ne peut être borné que par quelque chose qui serait encore de l’espace, de sorte que l’espace en général ne pourrait plus être borné par rien (c’est là ce que Spinoza entend par « infini en son genre »). On peut appliquer à l’espace ce que nous avons dit précédemment d’une façon tout à fait générale : le genre espace, dans son intégralité, peut ne constituer qu’une espèce d’un genre plus étendu. C’est ainsi que Kant fait de l’espace et du temps deux espèces d’un même genre, celui des « formes de la sensibilité » ; il est bien entendu, d’ailleurs, que nous ne voulons pas discuter ici cette théorie de Kant, et que nous la citons simplement comme un exemple qui nous permet de faire comprendre la possibilité d’une telle conception. Pour en donner encore un autre exemple, si l’on définit avec Leibnitz l’espace comme un « ordre de coexistence » et le temps comme un « ordre de succession », on les fait ainsi rentrer de même l’un et l’autre dans un genre qu’on pourra appeler, si l’on veut, celui des « lois de la coordination universelle » (en faisant d’ailleurs certaines restrictions quant à la façon dont il faut entendre cette universalité). Il est possible de concevoir, par de semblables considérations, que l’espace puisse être en quelque façon limité par le temps, ou réciproquement, sans d’ailleurs que l’un soit pour cela réductible à l’autre. En tout cas, sans entrer plus avant dans cette question, et en nous bornant à envisager uniquement l’espace (indépendamment de ses rapports avec le temps ou avec quelque autre chose), nous pouvons en dire à peu près ce que nous avons dit du nombre. L’espace peut, comme le nombre, être borné par sa nature même ; ce qui le limite alors, ce n’est pas un autre espace, puisqu’il s’agit ici de l’espace dans sa notion la plus générale, mais c’est la détermination même par laquelle il est cela, l’espace, et non pas autre chose. Il doit en être ainsi dès lors que le concept du prétendu infini spatial est formé à partir d’éléments finis ; procédant du fini, il ne peut, suivant la distinction que nous avons établie précédemment, être que de l’indéfini.
Une première difficulté se trouve résolue par là même : c’est que, si l’on considère une ligne, une droite par exemple, comme infinie, cet infini doit être moindre, et même infiniment moindre, que celui qui est constitué par une surface dans laquelle cette ligne est contenue avec une infinité d’autres, et ce deuxième infini, à son tour, sera infiniment moindre que celui de l’étendue à trois dimensions ; et la possibilité même de la coexistence de tous ces infinis, dont les uns le sont au même degré et les autres à des degrés différents, devrait suffire à prouver qu’aucun d’eux ne peut être véritablement infini. Au contraire, il n’y a aucune contradiction à admettre la coexistence d’indéfinités multiples et de différents ordres : la ligne, indéfinie suivant une seule dimension, peut être considérée comme constituant une indéfinité simple ou du premier ordre, qui sera un élément d’une indéfinité du second ordre, c’est-à-dire d’une surface, indéfinie suivant deux dimensions, et comportant une indéfinité de tels éléments ; cette surface sera de même un élément de l’indéfinité du troisième ordre, c’est-à-dire de l’étendue à trois dimensions. Chaque dimension introduit dans l’étendue un nouveau degré d’indétermination, et on obtient ainsi ce qu’on pourrait appeler des puissances successives de l’indéfini ; tant qu’il n’est question que d’indéfini, toutes ces considérations demeurent parfaitement acceptables, et elles ne cessent de l’être que par la confusion de l’indéfini avec l’infini.
D’ailleurs, les résultats mêmes de la géométrie analytique sont loin de nous autoriser à considérer comme infinies les lignes et les surfaces non fermées, puisqu’ils nous montrent, par exemple, qu’il y a coïncidence entre les points dits « à l’infini » sur une droite dans un sens et dans l’autre, de sorte que la droite, par son prolongement indéfini dans les deux sens, est réductible à une ligne fermée. Il y a d’ailleurs un moyen élémentaire de se rendre compte de cette coïncidence par la considération des parallèles comme limite des positions successives de deux droites sécantes dont le point de rencontre s’éloigne indéfiniment : que cet éloignement ait lieu dans un sens ou dans l’autre, la position limite sera la même (en géométrie euclidienne tout au moins). Si maintenant nous considérons un plan, la géométrie analytique montre que tous les points « à l’infini » de ce plan sont situés sur une même droite, dite « droite de l’infini », et que cette droite présente d’ailleurs en même temps les caractères d’un cercle. La comparaison de la géométrie plane avec la géométrie sphérique permet de donner une interprétation de ces résultats ; il y a, en effet, une parfaite concordance entre les propriétés des droites dans le plan et celles des grands cercles (ou cercles diamétraux) sur la surface de la sphère. On peut alors considérer le plan comme la limite d’une surface sphérique dont le centre s’éloigne indéfiniment, la courbure variant en raison inverse du rayon, de sorte que, pour un éloignement indéfini, on peut la regarder comme nulle, ou du moins, plus rigoureusement, comme devenant aussi petite qu’on le veut ; et ainsi le plan, indéfiniment étendu, est réductible à une surface fermée par cette extension même. On voit très nettement, par ces considérations et d’autres du même genre, que l’indéfini spatial n’est pas autre chose qu’une extension du fini, car on peut ainsi saisir en quelque façon ce que nous appellerions volontiers les « confins de l’indéfini ».
Il y a encore une autre façon de montrer que l’espace ne peut être véritablement infini, en envisageant sa divisibilité : l’espace est divisible, et c’est sur cette divisibilité qu’est fondée la méthode qui sert d’ordinaire à mesurer ; diviser l’espace, c’est découper dans le continu spatial un certain nombre de portions juxtaposées dont ce continu sera la somme, ou mieux dont l’addition reconstituera ce même continu. Une telle division doit toujours être possible, quel que soit l’espace considéré (si grand ou si petit qu’il soit), et, si on l’étend idéalement à tout l’espace, celui-ci se trouvera décomposé en un certain nombre d’éléments finis, dont la somme, quel que soit leur nombre, ne pourra jamais être qu’indéfinie, mais non pas infinie ; et il ne signifierait rien de dire que ces éléments sont en nombre infini, puisque nous avons vu que l’idée de nombre infini est une idée contradictoire. Dans l’ordre spatial comme dans l’ordre numérique, ce qu’on appelle l’infiniment grand n’est en réalité que l’indéfiniment croissant, c’est-à-dire ce qui est susceptible, par une variation continue ou discontinue selon le cas (continue pour l’espace, discontinue pour le nombre), de devenir plus grand que toute quantité donnée à l’avance. Cette notion ne peut donc légitimement s’appliquer qu’à une variable, et non à une quantité supposée fixe comme le serait un prétendu infini actuel ; et ceci est également vrai de la notion corrélative de l’indéfiniment décroissant, qu’on appelle abusivement l’infiniment petit, notion à laquelle nous conduit précisément la considération plus approfondie de la divisibilité de l’espace.
Cette divisibilité, en effet, est applicable à une portion quelconque de l’espace, si petite soit-elle, par cela même qu’elle est encore de l’espace, de sorte que, si la divisibilité est limitée, cette limite ne peut venir que de la nature même de l’espace ; tant qu’il y a de l’étendue, cette étendue est toujours divisible, et ainsi sa divisibilité est indéfinie. En même temps que la division est poussée de plus en plus loin, les portions d’espace obtenues par cette division deviennent de plus en plus petites ; elles sont donc indéfiniment décroissantes, c’est-à-dire que chacune d’elles peut devenir plus petite que toute quantité donnée, pourvu seulement que la division soit poussée assez loin. D’ailleurs, si cette division aboutissait à des éléments inétendus, et par suite indivisibles, on ne voit pas comment la somme de ces éléments inétendus arriverait à former une étendue ; c’est pourquoi on se croit obligé d’admettre (comme le fait notamment Pascal) la divisibilité « à l’infini », alors que cependant, étant conditionnée par l’étendue, elle ne peut pas plus être infinie que celle-ci ; mais sa limite, de même que celle de l’étendue dans le sens de l’accroissement indéfini, ne doit pas être cherchée ailleurs que dans la détermination même qui constitue la nature propre de l’espace. Celui-ci ne peut se résoudre en éléments simples, c’est-à-dire indivisibles, sans cesser d’être en tant qu’espace ; il ne peut donc être une somme de tels éléments, mais ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait rien de simple, car le composé peut être formé, à partir des éléments, tout autrement qu’à la façon d’une somme arithmétique.
Il y a corrélation entre les notions de l’indéfiniment croissant et de l’indéfiniment décroissant, et il est assez singulier qu’on l’ait souvent perdu de vue ; ainsi, les mathématiciens reconnaissent volontiers que l’expression « tendre vers l’infini », au lieu de « croître indéfiniment », n’a aucun sens, parce qu’une grandeur ne peut tendre que vers une limite, et non vers ce qui serait une absence de limite, et, en même temps, ils n’éprouvent aucun scrupule à employer l’expression « tendre vers zéro » dans le sens de « décroître indéfiniment ». Cependant, zéro, à ce point de vue, est exactement symétrique du soi-disant infini numérique, et l’un ne peut pas plus être atteint effectivement dans l’ordre des quantités indéfiniment décroissantes que l’autre ne peut l’être dans l’ordre des quantités indéfiniment croissantes ; une quantité qui peut devenir aussi petite qu’on le veut ne pourra jamais devenir pour cela rigoureusement nulle, alors même qu’elle pourrait pratiquement être considérée comme négligeable par rapport à d’autres quantités. Cette corrélation est d’ailleurs rendue évidente par la représentation numérique : il suffit de considérer, en même temps que la suite des nombres entiers, qui va en croissant indéfiniment à partir de l’unité, la suite de leurs inverses, qui va en décroissant indéfiniment à partir de la même unité (laquelle est à elle-même son propre inverse) ; à chaque nombre de l’une des suites correspond un nombre de l’autre et inversement, de sorte que ces deux suites sont également indéfinies (et de la même façon, bien qu’en sens inverse). D’ailleurs, l’application du discontinu numérique au continu spatial ne présente ici rien d’arbitraire, car elle résulte du procédé même de division qui découpe dans l’espace des portions comprises entre des limites supposées fixes ; elle ne devient insuffisante que lorsque ces limites mêmes sont regardées comme variables, et alors il faut faire appel à une autre représentation numérique dans laquelle la continuité ne soit plus exclue, ce qui est obtenu par l’emploi du calcul infinitésimal.
La corrélation entre les deux ordres d’indéfinité a été méconnue par ceux qui, sans admettre l’infiniment grand, croient cependant pouvoir admettre l’infiniment petit ; c’est ainsi que Leibnitz, tout en rejetant la notion du « nombre infini » (le nombre, pour lui, n’est pas « susceptible du dernier degré »), considère la matière étendue, non seulement comme « divisible à l’infini », mais encore comme « actuellement sous-divisée à l’infini » dans toutes ses parties(9) ; selon lui, la matière est multitude, mais, chose qui semble assez étrange, cette multitude, dans laquelle il veut placer l’infini, ne constitue pas un nombre, bien qu’étant un « résultat des unités »(10). Cette idée, qui se présente chez lui comme une application du principe de continuité, se rattache précisément à sa découverte du calcul infinitésimal, d’une part, et, d’autre part, à certaines vues d’un ordre différent, suggérées notamment par l’invention du microscope, et que l’expérience ultérieure n’a nullement confirmées ni même justifiées. Ainsi, une cellule ne présente aucunement une organisation comparable à celle d’un être vivant supérieur, et elle n’est pas composée de parties semblables à des cellules plus petites. L’observation ne permet pas davantage de soutenir une théorie comme celle de l’« emboîtement des germes » (l’être y étant supposé « actuellement préformé »), qu’admettait Leibnitz. Sans doute, celui-ci a bien vu que l’impossibilité de s’arrêter à un point déterminé dans la division de la matière étendue pouvait servir à réfuter l’atomisme, puisque tout élément corporel, étant encore étendu, sera toujours divisible par là même ; mais il ne semble pas avoir vu aussi nettement les difficultés introduites par sa supposition d’une « sous-division actuelle à l’infini ». Ainsi, on pourrait reprocher à une telle hypothèse de rendre le mouvement impossible, en lui opposant un argument de ce genre, assez analogue à ceux de Zénon d’Élée : un mobile ne pourrait jamais passer d’une position à une autre, parce que, entre ces deux positions, si rapprochées soient-elles, il y en aurait toujours une infinité d’autres qui devraient être parcourues successivement, et, quel que soit le temps employé pour les parcourir, cette infinité ne pourrait jamais être épuisée ; si elle peut l’être, c’est qu’elle n’est pas une infinité, bien qu’elle puisse être cependant une indéfinité, et, ici encore, toute la difficulté provient de la confusion de l’infini et de l’indéfini. Nous nous bornons à signaler cette difficulté, sans pouvoir ici nous étendre davantage sur les considérations relatives au mouvement(11). Cependant, pour être juste envers Leibnitz, il convient de reconnaître que l’idée de l’infini, dans le sens où il l’entend, n’est pas pour lui une idée adéquate, mais bien plutôt une idée n’ayant qu’un caractère symbolique, résultant de la part de confusion que nos perceptions comportent inévitablement. Même lorsque ces perceptions sont partiellement distinctes, elles peuvent ne pas l’être dans tous leurs éléments ; et c’est là le cas pour la notion de la matière, dont les éléments sont une multitude, et en raison même de cette multitude qu’elle enveloppe. Cette idée de l’infini peut servir comme moyen de représentation pour nous rendre les choses intelligibles dans une certaine mesure, mais elle devrait s’éliminer dans une perception qui serait entièrement distincte, de même que, dans le calcul infinitésimal, les « infiniment petits » s’éliminent d’eux-mêmes dans les résultats auxquels leur emploi nous a permis d’aboutir.
Quoi qu’il en soit, presque toutes les difficultés logiques auxquelles le calcul infinitésimal semble donner lieu sont aisément résolues lorsqu’on remplace la notion d’« infiniment petits » par celle d’« indéfiniment décroissant »(12). Ainsi, on peut considérer des quantités infinitésimales de différents ordres, celles de chaque ordre étant infinitésimales, non seulement par rapport aux quantités ordinaires, mais encore par rapport aux quantités infinitésimales des ordres précédents, et cela est tout aussi légitime qu’il était légitime de considérer des indéfinités de différents ordres dans le sens des quantités croissantes. Il n’y avait pas hétérogénéité entre les quantités indéfinies et les quantités simplement finies ; de même, il n’y a pas hétérogénéité entre les quantités finies ordinaires et les quantités infinitésimales, les premières pouvant elles-mêmes être regardées comme infinitésimales par rapport à des quantités indéfiniment croissantes. Dans les deux cas, une quantité d’un certain ordre peut être regardée comme la somme d’une indéfinité d’éléments, dont chacun est une quantité infinitésimale par rapport à cette somme ; celle-ci ne peut être effectuée à la façon d’une somme arithmétique, parce qu’il faudrait pour cela une série indéfinie d’additions successives ; mais elle pourra l’être par une opération unique, qui est une intégration. Il y a là une méthode de mesure qui est toute différente de la méthode habituelle fondée sur la division en portions définies ; c’est encore là un point sur lequel nous ne pouvons insister, mais dont nous tenons du moins à signaler l’importance lorsqu’il s’agit simplement d’indéfini, la notion de somme arithmétique n’est déjà plus applicable ; à plus forte raison ne pourrait-elle pas l’être pour le Tout absolu, et c’est ce qui justifie une remarque que nous avons faite au début en ce qui concerne la conception de ce Tout. La notion d’intégration pourrait alors fournir des conceptions beaucoup plus justes, à la condition, d’ailleurs, de ne pas oublier que son emploi dans ce cas ne peut encore avoir qu’un caractère purement symbolique. D’autre part, pour en revenir au point de vue mathématique, l’introduction de grandeurs indéfiniment décroissantes permet, comme nous l’avons déjà dit, une représentation plus parfaite de la quantité spatiale, que l’on peut ainsi faire varier entre des limites se rapprochant autant qu’on le veut, ce qui, pratiquement tout au moins, équivaut à une variation continue.
Nous pourrions parler encore de l’indéfinité temporelle, pour laquelle il y aurait lieu d’établir une discussion assez analogue à celle qui se rapporte à l’indéfinité spatiale ; mais nous devons nous borner à l’indiquer sans entrer dans de nouveaux développements à ce sujet. Ces développements aboutiraient à montrer que la notion de cette indéfinité temporelle, ou de la perpétuité de la durée, n’a pas plus de rapport avec l’idée de l’éternité que la notion de l’indéfinité spatiale n’en a avec l’idée de l’Infini véritable. Métaphysiquement, l’idée d’éternité se rapporte à ce qui est en dehors et au-delà du temps, à ce qui n’est pas soumis à la détermination temporelle ; il n’est donc pas possible de l’appliquer, sans la détourner de son sens véritable, à ce qui n’est que l’extension indéfinie du temps lui-même.
En résumé, que nous considérions la quantité comme discontinue ou comme continue, que nous la considérions dans l’ordre croissant ou dans l’ordre décroissant, nous sommes toujours amené logiquement à la regarder comme indéfinie, mais nullement comme infinie. Donc, quand on parle d’infini mathématique, ou ce terme implique une idée contradictoire, comme celle du « nombre infini », ou il est simplement employé, par abus, comme synonyme d’indéfini. Dans ce dernier cas, les contradictions auxquelles on se heurte sont moins graves, et même on peut dire qu’elles ne sont qu’apparentes, car elles disparaîtraient si l’on avait soin d’établir toujours la distinction de l’infini et de l’indéfini ; et Condillac a dit avec raison que « ce seul changement de nom eût prévenu bien des erreurs »(13) ; mais ceci ne veut pas dire, d’ailleurs, qu’elles ne tiennent qu’à une simple faute de langage, car cette faute elle-même peut correspondre à une confusion très réelle dans les idées exprimées. Il ne faut pas oublier non plus que l’expression réagit en quelque sorte sur les idées elles-mêmes, à tel point que l’emploi d’une simple notation peut avoir, pour la pensée mathématique surtout, des conséquences auxquelles ne songent pas d’ordinaire ceux qui font usage de cette notation. Bien des questions ne sont insolubles que parce qu’elles sont mal posées ; et bien des discussions stériles seraient évitées si l’on s’en tenait strictement à la distinction que nous avons indiquée, même en la précisant aussi peu que le faisait Descartes, qui, du moins, ne voulait pas « s’embarrasser dans les disputes de l’infini »(14), et si l’on réservait le nom d’infini à cela seul qui est véritablement infini, ou, pour parler comme Spinoza, « absolument infini ».
Il peut sembler que l’argumentation qui précède, en ce qui se rapporte au prétendu « infini mathématique », soit assez analogue à celle par laquelle certains philosophes, notamment Renouvier et l’école néo-criticiste, et aussi certains mathématiciens comme Cauchy, ont établi la thèse « finitiste » au sens ordinaire de ce mot, bien que nous ayons d’ailleurs constitué cette argumentation d’une façon entièrement indépendante des travaux auxquels nous faisons allusion. Si nous indiquons ici le caractère fortuit de ce rapprochement, c’est qu’il est accompagné, croyons-nous, d’une différence essentielle et d’un ordre plus profond, que nous tenons à signaler en terminant. En cherchant à prouver l’existence de l’infini de nombre et de grandeur, on a eu parfois l’intention de montrer que, « malgré le néo-criticisme, une métaphysique infinitiste est probable »(15) ; c’est donc que les néo-criticistes et leurs adversaires ont au moins cette idée en commun, que l’Infini métaphysique est solidaire de l’infini mathématique. Pour nous, au contraire, c’est la conception même de l’Infini métaphysique qui nous garantit « a priori » qu’aucun « infini particulier », s’il est permis d’employer cette expression, ne peut être vraiment infini. Ainsi, si nous n’éprouvions pas quelques répugnances à adopter des dénominations dont l’utilité nous paraît assez contestable, nous pourrions dire que, si nous sommes « finitiste » en mathématique, c’est, avant tout, parce que nous sommes « infinitiste » en métaphysique. Abordant dans ces conditions l’étude de l’infini mathématique, nous sommes assuré par avance qu’il ne peut être qu’une illusion ; mais encore faut-il se rendre compte de ce qui a pu donner naissance à cette illusion, et c’est ce que nous avons essayé de faire en précisant les caractères de la notion d’indéfini, ou du moins d’un aspect de cette notion, car l’indéfinité pourrait s’entendre aussi de tout autre chose que de la quantité. D’une façon générale, nous pouvons dire que le terme « indéfini » implique essentiellement l’idée d’un développement de possibilités dont nous ne pouvons atteindre actuellement les limites ; dans son application à la quantité, il comportera donc une notion de variation, soit dans le sens de l’« indéfiniment croissant », soit dans celui de l’« indéfiniment décroissant », comme traduction de cette idée de développement dans le domaine quantitatif. Seulement, il ne faut pas oublier que ce n’est là qu’une application particulière, quelle qu’en soit d’ailleurs l’importance, et qu’il peut y avoir, en dehors de la quantité et de ses modes, bien d’autres possibilités qui soient également susceptibles d’un développement indéfini.