CHAPITRE XIII
Étude logique et métaphysique sur l’idée de substance
Substance individuelle et substance universelle(*)

Certains philosophes modernes se sont efforcés d’éliminer l’idée de substance, sans doute parce que cette idée leur paraissait contenir des éléments obscurs ou difficiles à définir ; ils obéissaient en cela, plus ou moins consciemment, à la tendance cartésienne suivant laquelle il ne faudrait admettre que des idées « claires et distinctes », c’est à dire, au fond, des idées conçues sur le type des notions mathématiques. Rien ne nous garantit cependant que tout doive être ainsi formulable et définissable, et même il semble bien que la clarté et la distinction, au sens où les entendait Descartes, ne puissent être atteintes vraiment que dans le domaine de la quantité. D’ailleurs, Descartes lui-même n’aurait pas accepté volontiers qu’on rejetât purement et simplement l’idée de substance, et pourtant il aurait peut-être dû y être amené logiquement s’il avait poussé jusqu’au bout les conséquences des principes qu’il avait posés ; mais cette idée est-elle si obscure en réalité, ou l’obscurité qu’on croit lui reconnaître ne vient-elle pas plutôt d’une conception trop étroite et trop systématique de la clarté des idées ? Est-il absolument nécessaire que les termes d’un problème, quelle qu’en soit la nature, soient susceptibles d’être en quelque sorte « mis en équation », pour qu’on ait le droit de déclarer que ce problème a un sens et d’en chercher la solution ? Nous ne pensons pas que tout soit si simple au fond, que la vérité mathématique soit le type unique et exclusif de toute vérité concevable, et que ce qui est applicable à un domaine particulier de la connaissance doive être aussi, par là même, applicable à tous les autres.

Quoi qu’il en soit, l’idée de substance est assurément de celles qui peuvent donner lieu à certaines difficultés d’interprétation, difficultés qui, même si elles ne sont nullement insolubles, n’en sont pas moins réelles ; et, quand on se trouve en présence d’une telle idée, le mieux que l’on ait à faire, pour en comprendre le vrai sens et la valeur exacte, est de se reporter, toutes les fois que cela est possible, à la signification étymologique du mot qui sert à l’exprimer. Or, si l’on envisage ainsi l’idée de substance, on voit qu’elle est, avant tout, l’idée d’un support ou d’un substratum : « substantia est quod sub stat », c’est-à-dire, littéralement, ce qui se tient dessous, ou, si l’on veut, derrière tous les phénomènes, en entendant ici par « phénomènes », d’une façon tout à fait générale, tout « ce qui apparaît », ce qui est manifesté. La substance est donc le support de toute manifestation, quelles qu’en soient d’ailleurs les modalités, qui sont ainsi conçues comme autant de déterminations de la substance, et qui lui sont attribuées comme des qualités, soit essentielles, soit accidentelles, la substance elle-même restant en dehors de la manifestation, et existant en soi indépendamment de cette manifestation.

Ceci étant dit pour définir, aussi simplement et aussi nettement que possible, la substance en général, nous devons, pour la clarté de notre exposé, distinguer tout de suite deux sens principaux de cette notion de substance, ou, si l’on préfère, deux applications très différentes qui en ont été faites : d’une part, un sens absolu, celui de « substance universelle », et, d’autre part, un sens relatif, celui de « substance individuelle ». C’est ce dernier que nous considérerons d’abord, bien qu’il puisse être regardé comme dérivé et secondaire par rapport au premier, et que même, historiquement, il ne paraisse pas être le plus ancien ; mais ce n’est pas au point de vue historique que nous entendons nous placer ici, ou du moins nous n’introduirons ce point de vue que dans la mesure où il pourra nous servir à faire mieux comprendre notre pensée. D’ailleurs, si l’ordre que nous adoptons semblait donner prise à quelques objections, on pourra se rendre compte par la suite des raisons qui nous l’ont fait choisir, en même temps que des relations qui existent entre les deux notions que nous venons d’indiquer, et qui ne sont, au fond, qu’une seule et même notion envisagée sous deux aspects différents : nous pourrions dire que la « substance individuelle » représente plutôt l’aspect logique, tandis que la « substance universelle » constitue l’aspect proprement métaphysique de l’idée de substance.

La notion de la substance individuelle, si on la réduit à son caractère le plus fondamental, se présente comme celle d’un « sujet », en prenant ce terme dans son sens primitif, qui est le sens rigoureusement logique et même grammatical ; c’est là, notamment, la conception d’Aristote et des scolastiques. Le sujet, en effet, est bien le support de ses attributs, c’est-à-dire qu’il est considéré comme « substance » par rapport aux qualités exprimées par ces attributs ; et un attribut, par lui-même, ne peut représenter qu’une simple abstraction, il n’est rien sans un sujet auquel il est attribué, et il ne peut pas avoir de réalité propre hors de ce sujet, tandis que l’existence du sujet, en tant que tel, est indépendante de l’attribution de telle ou telle qualité particulière. Ceci est vrai même pour celles de ces qualités qui seraient considérées comme appartenant essentiellement au sujet, c’est-à-dire comme constitutives de son essence même, car, quand nous parlons de l’existence du sujet en tant que tel, nous n’entendons par là rien de plus que son existence pure et simple, d’ailleurs toute potentielle, puisque le passage de la puissance à l’acte, à quelque degré que ce soit, est déjà le point de départ de la manifestation, et que celle-ci présuppose la substance. On peut donc dire que toute substance est une « puissance d’être », une aptitude à recevoir des attributions ou des déterminations diverses, qui seront comme autant de modifications de cette substance, leur développement constituant la manifestation dont elle est le substratum. Tout ceci concorde entièrement avec la première définition que nous avons donnée de la substance en général, mais nous y avons ajouté quelque chose : c’est que la substance doit être conçue comme un principe potentiel ; et ce point est particulièrement important, parce que nous aurons à étendre aussi cette conception et à montrer qu’elle s’applique également à la notion de la substance universelle.

D’autre part, nous avons dit, dans ce qui précède, que nous prenions le terme de « sujet » dans son sens grammatical ; il ne sera donc pas hors de propos d’introduire ici quelques considérations relatives au langage, en les faisant aussi brèves que possible, et en nous bornant d’ailleurs au point de vue purement logique, le seul qui nous intéresse directement en cette occasion.

À ce point de vue, et sans entrer dans des discussions d’ordre philologique, nous pouvons dire que l’élément fondamental du langage, le mot par excellence, c’est le verbe, ou plus exactement la racine verbale, dont les différentes formes du verbe ne sont que des modifications. Cette racine verbale exprime, non pas une action comme on le dit souvent, mais, d’une façon beaucoup plus générale, une manière d’être, un état quelconque, qui peut être un état d’action, mais qui ne l’est pas nécessairement dans tous les cas. En somme, le verbe essentiel, c’est « être », et tous les autres verbes expriment des manières d’être ; cette définition du verbe, si on l’appliquait dans toute sa généralité, pourrait d’ailleurs faire disparaître bien des difficultés, même au point de vue philologique, en ce qui concerne la question des origines du langage, qui, disons-le en passant, a été le plus souvent fort mal posée, mais que nous n’avons aucunement l’intention d’aborder ici.

Une manière d’être, quelle qu’elle soit, est susceptible d’être envisagée sous des modalités multiples, qui seront exprimées tout d’abord par autant de modifications de la racine verbale primitive ; et ces modifications seront, non seulement toutes les formes du verbe comme nous l’avons dit, mais aussi les autres sortes de mots, qui se sont détachées du verbe pour acquérir une existence plus ou moins indépendante. C’est ainsi que le substantif, en particulier, représente une manière d’être considérée sous un point de vue en quelque sorte statique, comme constituant quelque chose de permanent et de stable, qui demeure, au fond, identique à soi-même à travers toutes les modifications dont il est susceptible. C’est là, précisément, ce qui correspond à la notion de substance : le substantif, dont le rôle essentiel est celui de sujet grammatical, est, comme son nom l’indique d’ailleurs, ce qui désigne une substance, ou, si l’on peut employer ce terme, une manière d’être « substantivée ». Les modalités diverses de cette manière d’être, c’est-à-dire toutes les modifications qu’elle peut subir sans que son identité fondamentale en soit altérée, lui seront alors rapportées, à titre d’attributs, dans des propositions dont elle sera le sujet ; et d’ailleurs ces modalités sont aussi, en elles-mêmes, des manières d’être, mais qui sont regardées comme secondaires par rapport à celle à laquelle elles sont ainsi attribuées.

Ceci nous amène immédiatement à signaler une difficulté qui doit nous faire préciser davantage la notion de la substance individuelle, et cette difficulté est la suivante : une même manière d’être, suivant qu’on l’envisagera par rapport à telles ou telles autres, pourra être prise également, soit comme sujet, soit comme attribut ; elle sera « substantivée » dans le premier cas, mais ne le sera pas dans le second ; pourra-t-on dire alors qu’elle constitue véritablement une substance ? Puisque les fonctions de sujet et d’attribut n’expriment que des rapports, on pourra sans doute dire que le sujet est toujours une substance relative, en ce sens qu’il en remplit la fonction par rapport à ses attributs ; mais une substance véritable doit être ce qui ne peut pas remplir d’autre fonction que celle-là, ou, en d’autres termes, un sujet qui ne peut être que sujet, et qui ne peut devenir l’attribut d’aucun autre sujet. C’est bien là, en effet, la définition que Leibnitz donne de la substance individuelle, dont il semble avoir établi la notion en partant justement du point de vue logique auquel nous nous sommes placé ; cependant, tout en reconnaissant que cette définition est parfaitement légitime en elle-même, nous devons nous demander maintenant si elle est susceptible d’une application absolument rigoureuse.

D’après ce que nous venons de dire, tout substantif peut être considéré comme représentant une substance relative, à laquelle un ou plusieurs attributs peuvent être rapportés, et qui est regardée comme ayant, en soi-même, une existence indépendante de ces attributs, mais qui peut en même temps dépendre d’une autre substance dont elle sera elle-même un attribut, que cette autre substance, d’ailleurs, soit encore une substance relative, ou qu’elle soit une véritable substance dans le sens que nous avons précisé. Ainsi, une telle substance relative n’est en réalité qu’un attribut « substantivé » ; elle représente une qualité, qui, considérée en dehors de ce qu’elle qualifie, est à proprement parler une abstraction, et c’est pourquoi le substantif qui l’exprime est dit abstrait. Au contraire, la substance véritable ne peut jamais être une abstraction, puisqu’elle est précisément ce qui échappe à toute abstraction, ce qui subsiste alors même qu’on en a abstrait toutes les qualités qui en dépendent. Cependant, il ne servirait de rien d’opposer ici le concret à l’abstrait pour définir la substance, car ce serait sans doute vouloir expliquer « obscurum per obscurius » ; il est même fort possible, comme Leibnitz l’objectait à ce propos à Malebranche, que le concret ne puisse lui-même être défini qu’au moyen de la substance, si un être concret n’est pas autre chose en somme qu’une substance individuelle. On pourra dire, dans ce cas, que chaque être concret est indépendant de tous les autres, puisqu’il est un sujet absolu qui existe par soi-même ; mais est-il vrai que les êtres individuels possèdent une telle indépendance réciproque, et y a-t-il véritablement des sujets qui ne puissent jamais devenir attributs ?

D’abord, tout verbe exprimant une manière d’être, un substantif concret, c’est-à-dire celui qui représente un être ou un objet individuel quelconque, ne pourra être que l’expression d’une manière d’être « substantivée » ; un être particulier, quel qu’il soit, pourra donc être regardé comme n’étant qu’une détermination ou une modification de l’être, au sens absolu, dont il dépendra ainsi de la même façon qu’un verbe quelconque dépend du verbe essentiel « être ». Or la détermination plus ou moins complexe qui s’ajoute à la notion de l’être absolu et universel pour former le concept d’un être particulier est déjà une attribution, de même que tout verbe autre que « être » est « attributif », pouvant se décomposer en « être » plus un attribut : comme le remarque Leibnitz lui-même à propos du « cogito, ergo sum » de Descartes, « penser et être pensant sont la même chose, et dire je suis pensant est déjà dire je suis ». Ainsi, si l’on enlevait tous les attributs d’une substance quelconque par une série d’abstractions poussées aussi loin qu’il est possible, il ne resterait jamais finalement que l’être pur et simple, et la notion de la substance individuelle s’évanouirait complètement. Sans doute, ces abstractions sont à différents degrés, et, alors qu’il y a des attributs qui se présentent comme simplement accidentels, pouvant être enlevés sans que la nature profonde du sujet en soit altérée, il y en a d’autres qui apparaissent comme tellement essentiels qu’ils sont constitutifs de cette nature même, et qu’ils ne pourraient être supprimés sans que l’être individuel auquel ils appartiennent perde son existence propre, du moins en tant qu’il s’agit d’une existence particulière et distincte par rapport à celle des autres êtres. Il y aurait donc un certain degré d’abstraction auquel il faudrait s’arrêter lorsqu’on veut obtenir la notion d’une substance individuelle ; mais, d’autre part, l’existence de cette substance, si on la conçoit seulement comme une existence potentielle, doit être indépendante de tous ses attributs, même des plus essentiels, et d’ailleurs la distinction entre attributs essentiels et attributs accidentels peut n’avoir rien d’absolu. On peut même se demander s’il y a des attributs purement accidentels : dès lors qu’un attribut quelconque convient véritablement à un sujet, il est difficile d’admettre que sa suppression n’affecte en rien la nature de ce sujet ; il vaut donc mieux ne voir là qu’une question de rapports, et dire que certains attributs sont regardés comme accidentels par rapport à d’autres lorsqu’ils n’expriment que des modifications secondaires du sujet relativement à celles que représentent ces autres attributs. Il y a ainsi, entre les degrés d’abstraction dont nous avons parlé, un ordre qui correspond à l’ordre de dépendance qui existe entre ce que nous avons appelé précédemment des substances relatives, celles-ci n’étant d’ailleurs pas autre chose que les attributs des substances véritables. Il n’y a donc pas de raison de s’arrêter à un point déterminé dans ces degrés d’abstraction ; mais la difficulté est alors celle-ci : si on pousse l’abstraction jusqu’au bout, et si ensuite il ne reste plus que l’être qui ne puisse pas être abstrait, en quoi la notion d’une substance individuelle quelconque se distinguera-t-elle de celle de n’importe quelle autre substance individuelle ?

Il n’y a qu’un moyen de résoudre cette difficulté, si l’on veut maintenir malgré tout la notion de la substance individuelle : c’est d’admettre que cette substance comporte en elle-même une aptitude à recevoir telle ou telle détermination, de sorte que tout attribut soit inhérent au sujet, c’est-à-dire qu’il soit compris, sinon expressément, du moins virtuellement, dans la nature de ce sujet, et qu’il doive entrer dans sa définition complète : « omne prædicatum inest subjecto ». Tel est le sens de la théorie de Leibnitz, pour qui il n’y a pas de dénominations purement extrinsèques, donc pas d’attributs purement accidentels, « toute prédication véritable ayant quelque fondement dans la nature des choses ». Toute substance sera donc conçue comme le principe potentiel de certaines déterminations, et c’est en vertu de sa nature propre qu’elle doit recevoir telles déterminations particulières à l’exclusion de toutes les autres ; mais ceci serait difficile à comprendre si ce principe potentiel n’était rien de plus qu’une pure « puissance d’être » au sens aristotélicien, et c’est pourquoi Leibnitz introduit ici sa conception de la « virtualité » comme impliquant déjà une tendance, un ensemble de déterminations principielles, et comme étant ainsi, en quelque sorte, intermédiaire entre la puissance et l’acte. Sans cette conception, la substance individuelle serait quelque chose de trop indéterminé pour conserver vraiment son caractère individuel ; mais, d’autre part, la nature intermédiaire de cette même conception, sans parler des éléments quelque peu contradictoires qu’elle implique, ne semble pas permettre de fonder sur elle une doctrine ayant une valeur absolue, allant jusqu’au fond même des choses, et montre qu’il s’agit plutôt d’une notion dérivée, encore relative, et non pas irréductible. Nous aurons par la suite à revenir sur ce point ; mais ce sur quoi il nous faut encore insister plus particulièrement, c’est que, pour Leibnitz, l’élément qui paraît le plus fondamental dans la définition de la substance est bien la relation qui existe entre sujet et attribut, et la possibilité de concevoir une pluralité d’attributs dans un seul et même sujet, qui doit être regardé comme constituant une unité réelle et vraiment indivisible. Un objet quelconque n’est « un » que parce que nous le considérons comme tel, et en tant que, le considérant de cette façon, nous lui conférons une certaine unité ; mais cette unité toute relative, et qui n’est qu’à notre point de vue, qui n’existe en quelque sorte que mentalement, n’en fait pas véritablement « un être », « l’être et l’unité étant des termes convertibles » ; un tel objet n’a donc pas d’individualité à proprement parler, et il ne peut pas constituer une substance simple. Pour qu’un être individuel puisse être une substance simple et se suffisant à elle-même, il faut qu’il soit vraiment un, « unum per se », et qu’il soit par lui-même un être complet, ayant en soi le principe de tous les développements dont il est susceptible ; s’il n’en est pas ainsi, si l’être individuel ne constitue qu’une unité relative ou fragmentaire, la notion de la substance individuelle sera forcément elle-même quelque chose de relatif et d’incomplet.

Quoi qu’il en soit de cette dernière objection, on voit par là qu’il y a un rapport assez étroit entre l’unité de la substance, entendue comme unité absolue, et son existence indépendante, bien que Leibnitz insiste moins sur cette dernière, à laquelle Descartes, au contraire, s’attachait à peu près exclusivement : « Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister » (Principes de la Philosophie) ; et ailleurs : « Toute chose dans laquelle réside immédiatement comme dans un sujet, et par laquelle existe quelque chose que nous apercevons, c’est-à-dire quelque propriété, qualité ou attribut dont nous avons une réelle idée, s’appelle substance… La notion de la substance est telle qu’on la conçoit comme une chose qui peut exister par soi-même, c’est-à-dire sans le secours d’aucune autre substance » (Réponse aux objections). Leibnitz fait remarquer que la possibilité d’être ainsi conçu indépendamment d’autre chose n’appartient pas seulement à la substance, mais aussi à ce qui est essentiel à la substance ; la force et la vie peuvent être conçues de cette façon, au moins abstraitement. Il est vrai que, pour Descartes, la substance semble presque s’identifier avec son attribut principal, car « il y en a un en chacune qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les autres dépendent ». Si cet attribut principal constitue vraiment et intégralement la nature de la substance, il faut admettre que celle-ci n’est en somme rien d’autre, en elle-même, que ce que cet attribut nous en fait connaître ; mais alors ne serait-il pas plus logique d’admettre que ce n’est pas là un attribut, mais bien la substance même ? Il n’y aurait à cela rien de contradictoire, dès lors qu’on admet une pluralité de substances, et ce ne serait qu’une question de définition, bien qu’il y ait peut-être quelque difficulté à appliquer la notion habituelle de substance à l’étendue, qui « constitue la nature de la substance corporelle », et à la pensée, qui « constitue la nature de la substance qui pense ». Cependant, ce serait le seul moyen de maintenir entre ces deux substances une distinction irréductible, car, dès lors que l’étendue et la pensée sont seulement des attributs, on ne voit pas « a priori » pourquoi ces attributs différents ne pourraient pas convenir à une seule et même substance, celle-ci devant, en elle-même, être indépendante de ses attributs. On pourrait même continuer alors à parler de « substance étendue » et de « substance pensante » ; mais, l’étendue et la pensée étant seulement deux déterminations primordiales de la substance en général, présupposées par d’autres déterminations plus particulières, il faudrait entendre par là la substance en tant qu’étendue et la substance en tant que pensante ; ces deux déterminations n’en seraient d’ailleurs pas moins indépendantes l’une de l’autre, bien qu’appartenant à une même substance, et on pourrait même en concevoir une indéfinité d’autres également indépendantes entre elles. On arriverait ainsi à une conception se rapprochant plus ou moins de celle de Spinoza ; et d’ailleurs celui-ci, pour en arriver à montrer qu’il ne peut y avoir qu’une seule substance, ne part pas d’une conception entièrement nouvelle de la substance, puisqu’il ne la définit pas autrement que comme « ce qui existe en soi et est conçu par soi », de sorte que ce n’est pas par sa définition qu’il diffère ici profondément de Descartes, mais seulement par l’usage qu’il en fait dans le développement de sa doctrine.

En somme, la notion de la substance, chez Descartes, n’est pas celle de la substance universelle, au sens absolu du mot, puisqu’il admet une dualité de substances ; mais elle n’est pas non plus, comme chez Leibnitz, la notion de la substance individuelle proprement dite. En effet, tous les corps participent de la nature de la substance étendue, et tous les esprits participent de la nature de la substance pensante ; les uns et les autres ne peuvent donc être, au fond, que des modalités de chacune de ces deux substances respectivement, et ce n’est que dans un sens relatif qu’un corps ou un esprit particulier peut être appelé une substance. L’unité d’un être individuel n’est donc plus ici elle-même qu’une unité toute relative, surtout si cet être est composé, comme l’homme l’est pour Descartes, de deux éléments, l’un spirituel et l’autre corporel ; et, de plus, l’union de ces deux éléments, irréductibles par leur nature et leur essence, donne lieu à de multiples difficultés, sur lesquelles nous n’avons pas à nous étendre, pas plus que nous n’avons à entrer dans une discussion complète et approfondie du dualisme cartésien. Ce qu’il faut surtout retenir de ceci, c’est que la substance individuelle ne peut être admise comme quelque chose d’absolu que dans une doctrine plus ou moins analogue au « monadisme » de Leibnitz, et on comprend que celui-ci se soit attaché à montrer, en particulier, que l’étendue ne peut pas être une substance ni un être absolu : elle n’est qu’un abstrait de la chose étendue, laquelle est le sujet de l’étendue. Ajoutons qu’il ne suffirait même pas, pour supprimer la difficulté que nous venons de signaler en ce qui concerne la substance individuelle, de dire que, par la « substance étendue » et la « substance pensante » de Descartes, il ne faut pas entendre deux substances à proprement parler, mais plutôt deux genres de substances ; dès lors qu’on admet des genres de substances, il faut qu’il y ait une pluralité d’êtres qui participent d’une même nature substantielle, dont le principe doit résider en dehors et au-delà de l’individualité de chacun d’eux, et, s’il en est ainsi, il ne peut plus être question, pour chaque être individuel, d’une unité absolue et se suffisant à elle-même. Maintenant, il est encore permis, après tout ce que nous avons dit jusqu’ici, de se poser cette question : faut-il admettre nécessairement une telle unité absolue ? Leibnitz, à vrai dire, l’affirme plutôt qu’il ne la prouve, et la pluralité des substances paraît bien devoir être considérée comme un véritable postulat de sa philosophie ; si on ne l’admet pas, la théorie de la substance individuelle n’aura plus la valeur absolue qu’il a voulu lui donner, mais elle pourra tout de même conserver une valeur relative, et cela dans la mesure où les substances individuelles elles-mêmes seront encore considérées comme des substances relatives, dans le sens que nous avons attaché précédemment à cette expression. C’est à une telle conception qu’on est conduit, comme il est facile de s’en rendre compte, si on envisage l’autre aspect de la notion de substance, c’est-à-dire la substance universelle, dont toutes les substances particulières ne pourront être que des modalités ; c’est donc l’introduction de cette notion qui nous permettra de compléter ce qui précède, et c’est de cette substance universelle que nous allons maintenant avoir à nous occuper.

Cependant, avant d’aborder cette partie de notre étude, il nous reste encore une remarque importante à faire : c’est que la conception que nous voulons exposer est entièrement différente de celle de Spinoza, bien qu’on puisse dire que la substance dont parle celui-ci est aussi, en un sens, la substance universelle, par là même que sa doctrine implique avant tout l’unité de substance ; mais, en la considérant comme « cause de soi », et en affirmant par suite qu’il n’existe rien d’autre que la substance, ses attributs et ses modes ou affections, Spinoza a en quelque sorte absorbé toutes les autres notions dans celle de la substance. Au contraire, si l’on se reporte à ce que nous avons dit dès le début, que la substance doit être conçue comme un principe potentiel, impliquant seulement une aptitude à recevoir différentes attributions ou déterminations, on voit qu’une telle notion ne peut pas légitimement prétendre à tout absorber, qu’elle n’est pas absolument complète par elle-même, mais que, pour pouvoir fournir un principe d’explication des choses, elle doit avoir besoin d’une autre notion complémentaire. Prendre la substance au sens spinoziste serait donc, pour nous, changer entièrement la signification que nous avons donnée tout d’abord à ce terme ; mais il faut bien reconnaître, d’ailleurs, que la doctrine de Spinoza est peut-être celle à laquelle on est le plus logiquement conduit en partant de la conception cartésienne et en la développant jusqu’au bout, dans toutes ses conséquences, sans se laisser arrêter par le dualisme que Descartes lui-même, pour des raisons que nous n’avons pas à rechercher, avait voulu poser comme irréductible. Aussi laisserons-nous entièrement de côté maintenant cette conception cartésienne et celles qui s’y rattachent plus ou moins directement ; sur ce point, la discussion qui précède suffit pour le but que nous nous proposons, car ce côté de la question n’a guère pour nous, en somme, qu’un intérêt purement historique, et, nous le répétons, le point de vue historique ne nous importe ici qu’autant qu’il peut nous servir à préciser la notion de la substance telle que nous l’entendons, et aussi, accessoirement, à prévenir certaines confusions possibles.

Pour rattacher ce qui va suivre à ce qui a été dit jusqu’ici, le mieux sera de revenir à la définition que nous avons donnée en commençant pour la substance en général, et de nous servir de cette définition pour établir dans son vrai sens la notion de la substance universelle. Nous devrons aussi marquer d’une façon plus explicite les rapports de cette notion avec celle de la substance individuelle, et la valeur relative que nous pouvons accorder à cette dernière, au point de vue où nous nous plaçons, se trouvera immédiatement déterminée par là même.

Nous avons dit que la substance est ce qui se tient derrière tous les phénomènes, c’est-à-dire le support ou le substratum de toute manifestation, et que, par conséquent, elle doit rester elle-même en dehors de la manifestation. Donc, rien de ce qui est manifesté, phénomènes ou êtres particuliers, ne peut être identifié à la substance ; et, si un être individuel, comme tel, ne peut pas être conçu autrement que dans la manifestation, le terme de substance ne saurait lui être appliqué dans son sens absolu. Parmi les déterminations de la substance, il en est qui sont d’un ordre plus ou moins général, et, tandis que certaines d’entre elles peuvent être regardées comme des caractères ou des qualités propres à un être particulier, il ne saurait en être de même pour d’autres déterminations, qui sont attribuées à tout un ensemble indéfini d’êtres ou de choses, formant un genre plus ou moins étendu et plus ou moins nettement délimité ; il en est même d’autres encore qui, comme lorsqu’il s’agit notamment de tous les phénomènes proprement cosmiques, ne sont susceptibles d’être rapportées à aucun être particulier ni à aucun ensemble d’êtres particuliers, mais que le langage attribuera à un sujet impersonnel, déterminant ces manifestations tout en restant lui-même indéterminé. Dans tous les cas, une détermination quelconque, de quelque nature et de quelque ordre qu’elle soit, et si générale qu’on puisse la supposer, n’en est pas moins toujours, nécessairement, une particularisation par rapport à ce dont elle est une détermination ; en d’autres termes, toute détermination implique la présence d’un élément limitatif, dont l’affirmation entraîne d’une façon immédiate l’exclusion ou la négation de certaines possibilités. Par suite, pour être apte à recevoir toutes les déterminations possibles, quelles qu’elles soient, sans aucune exclusion, et sans autre limitation que celle de la possibilité même, la substance universelle doit être, en elle-même, absolument indéterminée ; et cette indétermination nous ramène à la conception de la « puissance d’être » pure et simple, alors que cette conception, par contre, était insuffisante quand il s’agissait de quelque chose de déjà déterminé, même virtuellement, comme devait l’être la substance individuelle.

Dans ces conditions, la substance universelle sera bien le sujet absolu, auquel tous les attributs peuvent convenir et être rapportés directement ou indirectement, et qui ne peut jamais être pris comme attribut ; elle sera ce qui reste quand on supprime toutes les qualités et toutes les déterminations, c’est-à-dire ce qui résiste à toute abstraction, étant en soi, dans son indétermination absolue, indépendant de tous ses attributs, et cela en raison de cette indétermination même. Nous pouvons donc conserver ici la notion logique du sujet pour définir la substance, mais sans admettre pour cela qu’aucun sujet particulier puisse être un sujet absolu : toute manière d’être, c’est-à-dire toute modalité de la substance, est toujours une détermination, et cette détermination, si primordiale qu’elle puisse être, n’en est pas moins une attribution ; mais, quand une manière d’être quelconque est envisagée « substantivement », c’est-à-dire comme remplissant la fonction du sujet, elle constitue bien, à un degré ou à un autre, une substance relative, en ce sens que la possibilité de remplir cette fonction de sujet implique et exprime en quelque façon une participation à la nature même de la substance en général. D’autre part, d’après ce qu’on a vu plus haut, tout être particulier, que d’ailleurs il constitue ou non un individu à proprement parler, n’étant au fond qu’une manière d’être « substantivée », est par rapport à l’être ce qu’un verbe « attributif » quelconque est par rapport au verbe essentiel « être », de sorte que, si on fait abstraction de tous les attributs qui caractérisent telle ou telle manière d’être et la font ce qu’elle est, il ne devra jamais rester finalement que l’être pur et simple. Ceci nous amène immédiatement à envisager une question qui est particulièrement importante, car il peut sembler que l’être et la substance ne sont ici qu’une seule et même chose, et, s’il en était vraiment ainsi, il n’y aurait aucune raison d’employer deux termes différents : celui d’être suffirait, étant en lui-même plus clair que celui de substance. Nous avons donc à nous demander maintenant si la notion de la substance universelle ne se confond pas avec celle de l’être pur, et de quelle façon elle doit en être distinguée ; en d’autres termes, est-ce l’être même, en tant que tel, qui est le sujet absolu que nous appelons substance, ou bien cette fonction de sujet, tout en appartenant à l’être, ne constitue-t-elle cependant qu’un aspect de l’être ?

Ce que nous avons déjà dit permet de répondre sans difficulté à la question ainsi posée : puisque la notion de la substance, étant pour nous celle d’un principe purement potentiel et passif, ne se suffit pas à elle-même, mais a besoin du concours d’une autre notion, il faut que ces deux notions complémentaires soient également comprises l’une et l’autre dans la notion totale de l’être, ce qui revient à dire que l’une et l’autre ne sont que deux fonctions différentes de l’être, ou deux aspects que nous y distinguons pour concevoir les rapports de l’être universel avec les êtres particuliers qui sont toutes ses modalités ou modifications, et dont l’ensemble constitue tout ce qui existe sous des conditions définies et déterminées. En d’autres termes, il faut que l’être, dans sa notion complète, contienne en lui-même tous les principes de la manifestation universelle, à tous ses degrés de détermination, et qu’il les contienne, non pas seulement en puissance, mais aussi en acte, ces deux termes corrélatifs étant ici entendus dans leur sens aristotélicien. L’aptitude purement passive à recevoir toutes les déterminations est ce que nous appelons la substance, au sens absolu du mot ; l’ensemble de toutes les déterminations possibles, conçues comme des attributions positives de l’être, constitue le principe actif que nous pouvons appeler l’essence ; ainsi, essence et substance ne sont que deux points de vue opposés, ou plutôt complémentaires, sous lesquels nous envisageons l’être.

On peut voir sans peine que ce que nous appelons essence et substance n’est pas autre chose, au fond, que ce qu’Aristote appelait εἶδος et ὕλη. On traduit le plus habituellement ces deux derniers termes par « forme » et « matière » ; mais cette traduction a le grave inconvénient de donner lieu à de multiples confusions ; peut-être n’en a-t-il pas toujours été ainsi, mais, par suite de l’acception très différente que ces mêmes mots ont prise dans le langage moderne, on risque, en continuant à les employer de cette façon, d’arriver à une interprétation tout à fait inexacte de la pensée aristotélicienne. Il vaudrait encore mieux traduire εἶδος par « idée », qui dérive de la même racine, que par « forme », qui a reçu une tout autre signification, celle qu’avait le mot « figure » dans l’ancienne langue philosophique, et qui, d’ailleurs, correspond beaucoup plus exactement au grec μορφή. Seulement, il faut remarquer que le mot « idée » devrait être pris alors dans un sens bien plus voisin du sens platonicien, malgré certaines différences, que du sens moderne, qui est presque exclusivement psychologique ; c’est pourquoi nous préférons le terme d’essence, qui désigne bien ce qui appartient en propre à l’être, l’ensemble ou la totalité des attributs qui constituent sa nature. D’autre part, pour ce qui est du mot « matière », son emploi est peut-être encore plus dangereux, parce qu’il fait penser inévitablement à la conception moderne de la matière, laquelle ne doit aucunement être confondue avec la substance universelle : la ὕλη d’Aristote est la puissance entièrement indéterminée, indifférenciée et « indistinctible », et c’est bien ainsi que nous entendons la substance en tant que principe universel, tandis que la matière, telle que les modernes la conçoivent, est toujours, même dans sa notion la plus générale et la plus étendue, quelque chose de déjà déterminé, possédant actuellement certaines qualités particulières à l’exclusion de certaines autres, enfin un principe d’un caractère spécial et d’une application restreinte. Pour obvier à cette difficulté, on a employé fréquemment les expressions de « matière première », pour désigner ce que nous appelons la substance, et de « matière seconde », qui serait alors la matière proprement dite ; mais la différence qui existe entre ces deux notions est telle qu’il est bien préférable, afin d’éviter toute confusion, de les exprimer par deux termes complètement distincts. D’ailleurs, il est très probable que les anciens, et les Grecs en particulier, n’avaient aucune notion correspondant exactement à ce qu’est la matière pour les modernes ; nous ne pouvons qu’indiquer ceci en passant, sans développer les raisons de cette opinion en ce qui concerne les Grecs ; mais il y a plus, et, pour marquer mieux encore cette différence qu’il importait de signaler, nous ajouterons qu’il y a des langues où il n’existe aucun mot qui puisse, même approximativement et de très loin, se traduire par « matière », et que le sanscrit notamment est dans ce cas, alors que, par contre, on trouve dans les doctrines hindoues, qui sont exprimées en cette langue, une conception qui est précisément la même que celle de l’essence et de la substance telle que nous l’exposons ici.

À cette occasion, nous devons dire que, bien que nous ayons tenu à noter la concordance de cette conception avec celle d’Aristote, ce n’est cependant pas de cette dernière que nous nous sommes inspiré directement, car elle est beaucoup moins nette chez lui que dans la plupart des doctrines orientales. Si nous n’y insistons pas davantage, et si nous évitons d’entrer dans des considérations détaillées à l’égard de ces doctrines, c’est qu’il ne s’agit nullement ici d’une étude historique ; aussi avons-nous préféré faire simplement allusion à des choses plus généralement connues.

Comme conséquence des observations que nous venons de formuler au sujet de la terminologie, et plus particulièrement de la distinction qu’il est nécessaire de maintenir entre substance et matière, une autre remarque s’impose : c’est que cette conception de l’essence et de la substance n’a aucun rapport avec une théorie dualiste établissant une opposition entre deux termes tels que l’esprit et la matière ; les deux termes dont il s’agit sont en réalité d’un tout autre ordre que ceux-ci, qui ne sauraient désigner que des principes déjà spécialisés, d’un degré d’universalité bien inférieur à celui de l’essence et de la substance. Cette conception n’a même rien de commun avec un dualisme quelconque, puisqu’elle envisage, non pas deux termes supposés irréductibles, mais seulement deux principes complémentaires, également compris l’un et l’autre dans l’indivisible unité de l’être. Cette dernière remarque nous ramène directement à la suite de notre exposé ; et d’ailleurs, si nous avons paru nous en écarter quelque peu, cette digression se justifie suffisamment par le besoin d’une précision qui fait trop souvent défaut au langage philosophique.

L’être, en lui-même, est un et indivisible, car l’idée de l’être est une idée simple et primordiale, ne pouvant se résoudre en aucune autre ; mais, pour concevoir comment la multiplicité de tout ce qui existe peut se produire dans cette unité même de l’être, nous ne pouvons faire autrement que de considérer l’être comme se polarisant en quelque sorte, sans cesser d’être un, en deux principes tels que ceux que nous avons appelés essence et substance. Ce qu’il importe de bien comprendre avant tout, c’est que cette conception doit être regardée comme n’affectant en rien l’unité fondamentale de l’être, mais qu’elle est seulement une conséquence nécessaire de notre propre nature et de notre constitution intellectuelle, pouvant d’ailleurs résulter des conditions mêmes de toute existence particulière et manifestée. Ce n’est pas en lui-même que l’être se dédouble en essence et substance ; c’est par rapport à nous, ou, d’une façon beaucoup plus générale, par rapport à la manifestation universelle, envisagée à la fois dans son ensemble et dans chacune de ses modalités, dans tous les états d’existence et dans tous les êtres particuliers. Sur ce point, nous nous contenterons de ces quelques indications, car, pour le traiter plus complètement, il nous faudrait entrer dans le développement de certaines théories métaphysiques qui s’écarteraient trop du sujet de la présente étude.

Ce sur quoi nous voulons insister, sans nous engager davantage dans ces considérations, c’est qu’il y a inévitablement une question de point de vue dans la façon dont, en tant qu’êtres particuliers, et relativement à nous-mêmes, nous concevons l’être universel, parce que, sous ce rapport, il ne nous est possible de comprendre les choses qu’en les envisageant en mode distinctif. C’est dans ces conditions que, dans l’être, nous distinguons l’essence et la substance, mais sans que cette distinction implique qu’elles puissent en aucune façon être séparées l’une de l’autre, puisque cette distinction même n’existe en somme qu’à notre point de vue relatif, ou à celui de n’importe quels autres êtres particuliers, qui ont toujours au moins ceci de commun avec nous, qu’ils sont tous soumis, à quelque degré que ce soit, aux conditions les plus générales de toute existence manifestée.

Ceci étant posé, nous pouvons dire que l’essence et la substance sont comme les deux pôles de la manifestation universelle, entre lesquels se produit tout ce qui a une existence définie et déterminée ; et ces deux principes, dont l’un contient en acte tout ce dont l’autre est capable en puissance, c’est-à-dire toutes les possibilités d’être, sont eux-mêmes, l’un et l’autre, en dehors de la série qui est constituée par tout l’ensemble de l’existence manifestée, et qui occupe ainsi tous les degrés intermédiaires entre la puissance pure et l’acte pur. La multiplicité des modes de cette existence, en raison de leur relativité, n’affecte en rien l’unité principielle de l’être, qui est le fondement de l’unité de l’essence et de celle de la substance, ou, plus exactement, dont l’unité de chacun de ces deux principes universels n’est qu’une expression ; et il n’y a d’ailleurs aucune contradiction à ce que la multiplicité existe de cette façon, et même on peut la regarder comme nécessaire en un sens, dès lors qu’elle est comprise dans la possibilité que l’être enferme ou enveloppe dans son unité même. Seulement, il doit être bien entendu que cette multiplicité n’existera en mode distinctif que dans la manifestation, et que, comme telle, elle ne pourra être regardée que comme contingente par rapport à son principe ; mais la question des rapports de la nécessité et de la contingence est encore de celles que nous ne pouvons nous proposer de traiter ici.

C’est la conception de la multiplicité dans l’unité, telle que nous venons de l’indiquer, qui exige, à notre point de vue relatif, le dédoublement ou la polarisation de l’être en essence et substance. En effet, sans la considération de ce principe passif qu’est la substance, capacité absolument indéterminée de recevoir toutes les attributions possibles et de leur servir de support, c’est-à-dire de remplir la fonction d’un sujet universel, on pourrait sans doute comprendre l’existence principielle de possibilités multiples dans l’être, mais non leur existence distinctive, qui constitue la manifestation. Remarquons d’ailleurs, à ce propos, que c’est à cette dernière seule que devrait rigoureusement s’appliquer le mot « existence », si ce mot était toujours pris dans son sens propre ; et nous ajouterons que, si on oppose l’essence à l’existence comme on le fait souvent, c’est que l’essence est conçue comme n’impliquant que des possibilités d’être, tandis que l’existence comporte alors la réalisation de ces mêmes possibilités, sous des conditions déterminées, dans un mode quelconque de la manifestation. L’existence, ainsi entendue, a son principe déterminant dans la substance, en tant que celle-ci fournit le support indispensable à cette réalisation ; et c’est dans cette existence que les attributs seront rapportés comme « accidents » à la substance, qui les contient potentiellement en elle-même, tandis qu’on peut dire que, corrélativement, l’essence contient « éminemment » ces mêmes attributs, qui représentent toutes les possibilités de l’être. Ainsi, l’accident, c’est-à-dire l’attribut envisagé dans la manifestation, est acte par rapport à la substance ; mais c’est de la substance qu’il tient son existence, tandis qu’il tient son « actualité » de sa participation à l’essence, qui est identique à l’acte pur, de même que la substance est identique à la puissance pure. L’essence n’intervient d’ailleurs ici que sous le rapport du passage de la puissance à l’acte, tel qu’il s’effectue dans la manifestation, et cette existence actuelle, qui implique la participation simultanée de l’essence et de la substance, doit encore être distinguée de l’existence toute potentielle qui est inhérente à la seule substance.

On peut comprendre maintenant que tout être particulier, représentant une certaine modalité de l’existence actuelle ou manifestée, participe à la fois de l’être sous ses deux aspects d’essence et de substance ; et c’est ainsi que nous avons le droit de parler, dans un sens relatif, de substances individuelles, aussi bien d’ailleurs que d’essences individuelles. Il faut ajouter que ce qui, envisagé sous un certain rapport, constitue une substance relative, pourra en même temps, sous un autre rapport, être regardé comme une essence relative ; ainsi, pour Aristote, un même principe particulier peut remplir, suivant les cas, les deux fonctions de εἶδος et de ὕλη, ces termes devant alors être entendus aussi dans un sens relatif. Dès qu’on se réfère à des existences particulières, tout se ramène en somme à une question de rapports ; nous ne pouvons donc accorder une signification et une valeur absolues à des termes, quels qu’ils soient, qu’autant qu’ils sont employés pour désigner des notions d’ordre universel, ce qui ne veut aucunement dire, cependant, qu’il ne soit pas légitime d’appliquer analogiquement ces mêmes termes à des notions d’ordre particulier, mais à la condition de ne plus leur donner alors que la valeur relative que comportent ces notions elles-mêmes.

En ce qui concerne les essences et les substances individuelles, nous ajouterons encore une remarque qui se rattache à ce que nous avons dit précédemment au sujet du langage : le substantif, disions-nous alors, représente une manière d’être envisagée sous un point de vue statique, comme constituant une substance relative. Le verbe, d’autre part, avec les possibilités de modifications multiples qu’il renferme en lui-même, représente la même manière d’être sous un point de vue que nous pouvons appeler dynamique par opposition au précédent ; si nous envisageons alors corrélativement le verbe et le substantif comme indépendants l’un de l’autre, bien que le substantif ne soit en réalité que le verbe « substantivé », nous pourrons dire que le verbe, par rapport au substantif, représente, pour une même manière d’être, l’essence par rapport à la substance. En employant le mot « dynamique » comme nous venons de le faire, pour l’opposer à « statique », nous l’avons pris simplement dans son acception la plus habituelle ; mais il aurait peut-être mieux valu le remplacer ici par le mot « énergétique », puisque, dans le langage aristotélicien, ενεργεία est précisément l’acte, tandis que δύναμις est au contraire la puissance. Si maintenant nous avions à envisager une proposition comme constituant l’expression analytique, ou en mode distinctif, d’une certaine manière d’être, le sujet y représentant la substance, ce qui correspondrait à l’essence serait l’ensemble du verbe et de l’attribut, ensemble formant d’ailleurs une sorte de verbe composé, puisque tout verbe particulier est « attributif » comme nous l’avons expliqué. Quant à l’attribut séparé du verbe, et pris isolément comme un simple adjectif, il ne représentera généralement rien de plus qu’un accident, au sens que nous avons défini plus haut ; le rôle de cet accident et ses rapports avec la substance doivent, suivant ce que nous avons dit, être distingués de ceux de l’attribut essentiel, ou envisagé dans l’essence, car l’accident n’existe comme tel que dans la relativité de la manifestation.

Ces analogies tirées du langage permettent de se rendre compte plus facilement de ce que sont les rapports de l’essence et de la substance dans leur sens relatif, c’est-à-dire dans les existences particulières ; elles en sont d’ailleurs la traduction naturelle, car le langage n’est pas autre chose, évidemment, que l’expression de toutes les manières d’être qu’il nous est possible de concevoir, à la condition, toutefois, que ces manières d’être soient en quelque façon susceptibles de recevoir une expression d’ordre sensible. On peut fort bien admettre, en effet, qu’il y ait certaines manières d’être qui, par leur nature, échappent à toute représentation sensible, et qui, par conséquent, ne soient nullement exprimables, ni même imaginables, mais qui n’en soient pas moins concevables pour cela, dès lors qu’on maintient à la conception des idées le sens purement intellectuel qu’elle devrait toujours avoir ; malheureusement, on est trop souvent porté à confondre concevoir et imaginer, qui sont, en réalité, deux opérations d’ordre tout différent. Dans ces conditions, le langage n’aura sans doute qu’une portée limitée, et, en métaphysique surtout, il faudra toujours avoir soin de faire une part à l’inexprimable ; mais, malgré cette réserve, il n’en reste pas moins qu’il peut-être intéressant et utile de recourir, dans la mesure où cela est possible, aux enseignements que l’étude du langage est capable de nous fournir, et nous croyons que les considérations qui précèdent donneront une idée du parti qu’on en peut tirer.

Ce que nous avons voulu montrer surtout, c’est que, seule, la conception de la substance universelle a une portée proprement métaphysique, et nous nous sommes efforcé d’indiquer cette portée avec autant de précision qu’il nous était possible de le faire tout en nous maintenant dans certaines limites que nous nous sommes volontairement assignées. Cet exposé devait en effet nous conduire à aborder bien des questions que nous ne pouvions nous proposer de traiter, même sommairement, sans risquer de faire perdre de vue notre sujet principal ; aussi certains points sont-ils restés forcément incomplets, surtout en ce qui concerne la métaphysique pure. Quant à la conception des substances particulières et relatives, celle qu’envisage le plus ordinairement la philosophie classique, elle ne peut, pour nous, être regardée comme une conception d’ordre métaphysique, et elle se réduit en réalité à la notion logique du sujet.