CHAPITRE XV
Les centres initiatiques(*)

La méthode dont il est ici question a un caractère particulier par lequel elle se distingue essentiellement de toutes celles qui pourraient, à première vue, être confondues avec elle en raison de quelques similitudes extérieures : c’est qu’elle se présente comme un moyen de communication avec un centre initiatique assez mystérieux, qui, d’après les indications fournies par les réponses que cette méthode elle-même a permis d’obtenir, serait situé dans une région de l’Asie centrale. C’est à ce titre que, depuis plusieurs années déjà que nous en avons eu connaissance, elle nous a paru digne d’intérêt, tandis que, s’il ne s’était agi que d’un simple procédé divinatoire, et quelle que pût être sa valeur sous ce rapport, nous n’aurions jamais été tenté de lui accorder la moindre importance. Mais, bien entendu, cette prétention ne peut être admise sans contrôle ; par quel moyen sera-t-il possible de reconnaître si elle est fondée ? Évidemment, c’est là que commencent les difficultés ; si étrange que semble l’emploi d’un tel mode de communication, il n’offre a priori aucune impossibilité, et on peut même penser qu’il doit être assez naturel s’il s’agit d’un centre initiatique relevant d’une tradition où le symbolisme numérique joue un rôle prépondérant. Pour aller plus loin que cette simple possibilité, il faut examiner les réponses elles-mêmes, celles surtout qui se rapportent à des questions doctrinales ; nous ne pouvons songer à entreprendre ici cet examen détaillé, qui ferait d’ailleurs double emploi avec une partie de l’exposé contenu dans ce volume. Chacun, après avoir lu cet exposé, pourra se faire une opinion par lui-même et voir quelles sont les présomptions en faveur d’une communication réelle ; pour notre part, nous pensons que le moins qu’on puisse dire, c’est que toute les autres hypothèses qu’on pourrait envisager seraient plus invraisemblables que celle-là.

Si donc nous admettons que nous avons affaire ici à un centre spirituel existant effectivement quelque part en Orient, une autre question se pose aussitôt ; est-il possible, dans une certaine mesure tout au moins, d’en déterminer la véritable nature ? Ici encore, c’est le caractère des réponses obtenues qui nous apportera la solution ; or ces réponses, qui sont toutes parfaitement cohérentes entre elles, manifestent des tendances qui permettent de les rattacher incontestablement à un enseignement de source judéo-chrétienne. Ainsi, il s’agirait d’une initiation occidentale, et non pas orientale ; mais alors comment peut-il se faire qu’une telle initiation ait son siège dans l’Asie centrale ? Il y a là quelque chose qui peut sembler contradictoire, si bien que nous avions pensé tout d’abord que peut-être la tournure occidentale des réponses n’était que l’effet d’une adaptation à la mentalité des consultants ; mais cette supposition nous est ensuite apparue comme insuffisante pour tout expliquer, et nous avons alors été amené à nous rendre compte que la difficulté disparaissait si l’on admettait qu’il s’agissait d’un centre rosicrucien. En effet, il a été dit que les véritables Rose-Croix avaient quitté l’Europe au xviie siècle, pour se retirer en Asie ; le prêtre saxon Samuel Richter, fondateur de la « Rose-Croix d’Or », sous le nom de Sincerus Renatus, déclare, dans un ouvrage publié en 1714, que les Maîtres de la Rose-Croix sont partis pour l’Inde depuis quelque temps, et qu’il n’en reste plus aucun en Europe ; la même chose avait déjà été annoncée précédemment par Henri Neuhaus, qui ajoutait que ce départ avait eu lieu après la déclaration de la guerre de Trente Ans ; et d’autres auteurs, parmi lesquels Saint-Yves d’Alveydre, indiquent plus ou moins expressément que la signature des traités de Westphalie, qui termina cette guerre en 1648, marque pour l’Occident la rupture complète et définitive des liens traditionnels réguliers qui avaient pu subsister encore jusque là. De ces assertions, il convient de rapprocher celle de Swedenborg disant que c’est désormais parmi les Sages du Thibet et de la Tartarie qu’il faut chercher la « Parole perdue », c’est-à-dire les secrets de l’initiation, et aussi les visions d’Anne-Catherine Emmerich se rapportant au lieu mystérieux qu’elle appelle la « Montagne des Prophètes », et qu’elle situe dans les mêmes régions. D’autre part, le voyageur Paul Lucas, qui parcourut la Grèce et l’Asie Mineure sous Louis XIV, raconte qu’il rencontra à Brousse quatre derviches dont l’un, qui semblait parler toutes les langues du monde, ce qui est aussi une des facultés attribuées aux Rose-Croix, lui dit qu’il faisait partie d’un groupe de sept personnes qui se retrouvaient tous les vingt ans dans une ville désignée à l’avance ; ce même derviche lui assura que la pierre philosophale permettait de vivre un millier d’années, et il lui raconta à ce propos l’histoire de Nicolas Flamel que l’on croyait mort et qui vivait aux Indes avec sa femme. Or il est certain que les Rose-Croix, qui d’ailleurs ne constituèrent jamais une « société » au sens moderne de ce mot, eurent des liens directs avec des organisations orientales, et plus spécialement musulmanes, ce qui permet de penser que le personnage rencontré par Paul Lucas pouvait bien être l’un d’entre eux ; et, par une coïncidence assez remarquable, on verra que, dans le cas qui nous occupe présentement, quelques réponses suggèrent précisément l’existence de certains rapports avec l’Islam.

Le rôle des Rose-Croix, ou de ce qui fut ainsi désigné à partir d’une certaine époque et qui peut avoir été connu antérieurement sous d’autres noms, semble avoir été surtout de maintenir, tant que la chose fut possible, la communication du monde occidental, attaché à la tradition judéo-chrétienne, avec le centre spirituel suprême, constitué par les détenteurs de la grande Tradition primordiale, dont toutes les traditions particulières sont dérivées plus ou moins directement. Le centre rosicrucien n’est donc qu’un des nombreux centres secondaires, subordonnés au centre suprême, et correspondant à autant de formes traditionnelles différentes ; tous sont d’ailleurs comme des images du centre suprême, qu’ils représentent en quelque sorte dans un domaine plus extérieur, et dont ils reflètent exactement la constitution ; n’est ce pas pour cette raison que nous trouvons ici trois Sages, analogues aux trois chefs suprêmes de l’« Agarttha », c’est-à-dire du véritable « Centre du Monde », mais qui ne doivent pas être confondus avec eux, puisqu’ils ne sont que préposés à la direction d’un centre secondaire ? Il faut ajouter que les membres de tous ces centres subordonnés n’en doivent pas moins, pour pouvoir remplir leur fonction, être rattachés directement à la Tradition primordiale, et avoir ainsi la conscience de l’unité profonde qui se dissimule sous la diversité des formes plus ou moins extérieures ; c’est pourquoi il est dit que les Rose-Croix peuvent parler toutes les langues ; mais ils n’apparaissent comme Rose-Croix qu’en tant qu’ils redescendent dans la forme, pour ainsi dire, afin de jouer le rôle qui leur est assigné et qui concerne spécialement une certaine tradition déterminée, celle de l’Occident chrétien. Comme d’ailleurs le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme forment, dans la filiation des différentes traditions, un ensemble étroitement lié, il est facile de comprendre qu’il y ait des relations plus spéciales entre les centres initiatiques auxquels est confié le dépôt des connaissances ésotériques se rapportant à ces trois formes traditionnelles.

Cela dit, revenons à la question de la localisation des centres spirituels, localisation qui peut être symbolique et réelle tout à la fois. On sait que la montagne est un des principaux symboles du « Centre du Monde » ; cette montagne sacrée, qui porte des noms divers suivant les traditions, est décrite comme polaire et doit l’avoir été effectivement à l’origine, puisqu’il est affirmé partout que la Tradition primordiale eut tout d’abord son siège dans les régions hyperboréennes. Ce siège peut s’être déplacé par la suite et avoir eu, selon les périodes en lesquelles se subdivise le cycle de notre humanité, plusieurs localisations successives ; au sens symbolique et spirituel, il n’en demeure pas moins toujours le « Pôle », c’est-à-dire le point fixe et immuable autour duquel le monde accomplit ses révolutions. Si nous considérons cette figure de la montagne, nous pourrions dire que, tandis que son sommet coïncide proprement avec le centre suprême, les centres secondaires, à travers lesquels les influences émanées de celui-ci descendent dans le monde, peuvent être représentés comme situés sur les flancs de la montagne, où ils s’étagent et se groupent selon les affinités particulières des formes traditionnelles auxquelles ils correspondent. Ainsi, en un sens qui est surtout symbolique, tous ces centres sont comme rassemblés en un même lieu ; et c’est ce que paraît représenter notamment la « Montagne des Prophètes » d’Anne-Catherine Emmerich, qui y a vu surtout ce qui se rapporte à la tradition occidentale, bien que ce soit sans doute en même temps le véritable « Centre du Monde », et qu’elle la situe d’ailleurs dans la région orientale où celui-ci est dit avoir actuellement, et depuis bien des siècles déjà, sa localisation effective.

Cependant, à un autre point de vue moins purement symbolique, on peut dire aussi que chaque centre secondaire doit être situé dans la partie du monde où est répandue la forme traditionnelle à laquelle il est spécialement affecté. Du moins, il en est ainsi normalement, et c’est par là que cette partie du monde conserve ses liens avec le centre suprême ; mais il en est autrement quand ces liens viennent à être rompus, comme c’est le cas pour l’Occident moderne. Alors, le centre secondaire, sans cesser d’exister, se retire du domaine extérieur où s’exerçait son action, et il est comme résorbé vers le centre suprême, où se maintient intégralement, d’une façon continue et constante, ce qu’on pourrait appeler l’« intériorité » de toutes les traditions ; c’est à cette sorte de résorption que correspond cette retraite des Rose-Croix en Asie dont nous avons parlé précédemment. Actuellement, il n’y a plus en Occident aucune organisation initiatique régulière, et tout ce qui y subsiste encore à cet égard ne représente plus que de simples vestiges d’un état antérieur, des formes vidées de leur contenu spirituel et désormais incomprises. Dans de telles conditions, si un contact avec le centre est encore possible parfois, ce ne peut être que d’une façon tout à fait exceptionnelle, par des manifestations isolées et temporaires de certains représentants de ce centre, ou par des communications reçues individuellement à l’aide de moyens plus ou moins extraordinaires, anormaux comme la situation même qui oblige à y recourir. Qui pourrait dire si nous ne nous trouvons pas ici en présence de quelque chose de ce genre, si la méthode qui est étudiée dans ce livre n’est pas précisément un de ces moyens de communication ? En d’autres termes, pourquoi cette méthode, sous son apparence strictement arithmétique, ne serait-elle pas destinée à fournir un support à certaines influences spirituelles, à peu près au même titre que tels ou tels objets matériels dont on pourrait trouver des exemples dans toutes les traditions ? Bien que nous ne puissions entrer dans de plus amples explications à ce sujet, nous pensons que ces quelques éclaircissements suffiront tout au moins pour que ceux qui voudront examiner la question sans parti pris comprennent que non seulement la chose n’a rien d’impossible, mais qu’elle s’accorde même fort bien avec toutes les données les plus authentiquement traditionnelles.