CHAPITRE PREMIER

LE THÉOSOPHISME
Histoire d’une pseudo-religion(*)

SOMMAIRE

I. — Théosophie et théosophisme.
II. — Les origines de la Société Théosophique.
III. — La question des « Mahâtmâs ».
IV. — Pouvoir de suggestion de Mme Blavatsky.
V. — Les sources des ouvrages de Mme Blavatsky ; le Bouddhisme ésotérique.
VI. — Principaux points de la doctrine théosophiste.
VII. — Débuts de la présidence de Mme Besant.
VIII. — Le Christianisme ésotérique ; la duchesse de Pomar.
IX. — Le Messie futur.
X. — L’Ordre de l’Étoile d’Orient et ses annexes.
XI. — L’Église vieille-catholique.
XII. — Théosophisme et Franc-Maçonnerie.
XIII. — Les organisations auxiliaires de la Société Théosophique.
XIV. — Rôle politique de la Société Théosophique.
XV. — Dernières observations.

I. — Théosophie et théosophisme

Il nous faut, en commençant cette étude, justifier tout d’abord le mot peu usité qui lui sert de titre, et qui semble presque un néologisme : pourquoi « théosophisme » et non « théosophie » ? C’est que, pour nous, ces deux mots désignent deux choses très différentes, entre lesquelles il importe d’autant plus de dissiper la confusion produite par la similitude d’appellation, que certaines gens ont tout intérêt à l’entretenir pour profiter du prestige au moins relatif dont peut être entouré le nom de la théosophie. En effet, ce nom, bien antérieurement à la création de la Société dite Théosophique, servait de dénomination commune à des doctrines diverses, mais se rattachant toutes à un type assez bien défini, et, quel que soit le jugement que l’on peut porter sur ces doctrines, on ne saurait du moins leur contester un caractère sérieux que n’a point celle de la Société dont il s’agit, si tant est que l’on puisse même dire que cette dernière a vraiment une doctrine.

Nous ne croyons pas que la théosophie, entendue dans son sens propre, puisse être caractérisée comme une « confusion entre la théologie et la philosophie », suivant une opinion que nous avons parfois entendu soutenir. Une telle confusion entre deux domaines qui doivent demeurer essentiellement distincts peut bien s’être produite en fait dans des cas assez nombreux, et cela même chez des philosophes qui n’ont jamais voulu être autre chose que philosophes, de sorte qu’on arriverait ainsi à trouver de la théosophie là où il n’y en a pas en réalité ; elle n’a pas pu constituer l’intention première de ceux qui se sont eux-mêmes intitulés théosophes, chez lesquels il y a souvent bien des confusions aussi, mais d’un autre ordre, et portant surtout sur la qualité de leur mysticisme spécial, car tous sont plus ou moins des mystiques, encore que ce mysticisme soit peut-être fort sujet à caution au regard d’une orthodoxie rigoureuse. En tout cas, la théosophie prétend être quelque chose de plus que la simple philosophie, et, quoi qu’il en soit du bien-fondé de cette prétention, elle est certainement quelque chose d’autre, ou, si l’on veut, elle correspond à une autre façon de penser ; ce titre de « sagesse divine », qu’elle s’attribue à tort ou à raison, l’oppose même en un sens à cette « sagesse humaine », et purement humaine, qu’est proprement la philosophie.

Les doctrines qu’on peut ranger légitimement sous le vocable de théosophie ont toutes pour trait commun et fondamental d’être des conceptions plus ou moins strictement ésotériques, d’inspiration religieuse et même mystique, et se réclamant d’une tradition tout occidentale, dont la base est toujours, sous une forme ou sous une autre, le Christianisme : telles sont, pour nous borner à citer quelques noms parmi les plus connus, des doctrines comme celles de Jacob Bœhme, de Gichtel, de Swedenborg, de Louis-Claude de Saint-Martin, d’Eckartshausen. Or l’organisation qui s’intitule actuellement « Société Théosophique » ne procède d’aucune doctrine de ce genre, ni d’aucune école qui s’y rattache, même indirectement ; les théories plus ou moins cohérentes qui ont été émises ou soutenues par ses chefs n’ont aucun des caractères que nous venons de dire, à part la prétention à l’ésotérisme : elles se présentent, faussement d’ailleurs, comme ayant une origine orientale, et, si l’on a jugé bon d’y joindre depuis un certain temps un pseudo-christianisme d’une nature très particulière, il n’en est pas moins vrai que leur tendance primitive était, au contraire, franchement antichrétienne. « Notre but, disait alors Mme Blavatsky, n’est pas de restaurer l’Hindouïsme, mais de balayer le Christianisme de la surface de la terre »(1). Les choses ont-elles changé, depuis lors, autant que les apparences pourraient le faire croire ? Il est tout au moins permis de se méfier, en voyant que la grande propagandiste du nouveau « Christianisme » ésotérique est Mme Besant, la même qui s’écriait jadis qu’il fallait « avant tout combattre Rome et ses prêtres, lutter partout contre le Christianisme et chasser Dieu des Cieux »(2). Sans doute, il est possible que la doctrine de la Société Théosophique et les opinions de sa présidente actuelle aient « évolué », mais il est possible aussi que leur néo-christianisme ne soit qu’un masque, car, lorsqu’on a affaire à de semblables milieux, il faut s’attendre à tout ; mais n’anticipons pas.

Ce que nous avons voulu établir pour le moment, c’est que la doctrine de la Société Théosophique, ou du moins ce qui lui tient lieu de doctrine, n’a absolument aucun droit à se réclamer de la véritable théosophie, qu’il n’y a entre l’une et l’autre aucune filiation, même simplement idéale, de telle sorte qu’on ne peut les confondre que par mauvaise foi ou par ignorance : mauvaise foi chez les chefs de la Société, ignorance chez la plupart de ceux qui les suivent, et aussi, il faut bien le dire, chez certains de leurs adversaires, qui, insuffisamment informés, commettent la faute grave de prendre leurs affirmations au sérieux, et de croire par exemple qu’ils représentent une tradition orientale authentique, alors qu’il n’en est rien. La Société Théosophique, comme on le verra plus loin, ne doit même son appellation qu’à des circonstances tout accidentelles : ses membres ne sont nullement des théosophes, mais ils sont, si l’on veut, des « théosophistes ». Du reste, la distinction entre ces deux termes « theosophers » et « theosophists » est presque toujours faite en anglais, où le mot « theosophism », pour désigner la doctrine de cette Société, est aussi d’un usage courant ; elle nous paraît assez importante pour qu’il soit nécessaire de la maintenir également en français, malgré ce qu’elle peut y avoir d’inusité. Maintenant que nous avons donné les raisons pour lesquelles il y a là plus qu’une simple question de mots, nous ne nous occuperons plus de la théosophie et des théosophes, mais seulement du théosophisme et des théosophistes.

II. — Les origines de la Société Théosophique

Après ces quelques considérations préliminaires, nous devons rappeler qu’il a déjà paru dans cette Revue une étude assez étendue sur le même sujet, due au Dr J. Ferrand(3) ; nous nous contenterons d’y renvoyer pour une bonne partie des détails qui concernent la biographie des fondateurs de la Société Théosophique, Mme H. P. Blavatsky et le colonel Olcott, et de sa présidente actuelle, Mme Annie Besant. Cependant, l’historique de la Société, tel qu’il y a été donné, a besoin d’être complété à certains égards, notamment en ce qui concerne ses origines et ses rapports avec diverses organisations à caractère plus ou moins occulte ; ce sont ces questions que nous nous proposons de traiter en premier lieu.

Nous rappellerons que Mme Blavatsky, après différentes aventures, combattit dans les rangs des Garibaldiens et fut blessée à Mentana ; elle vint ensuite à Paris, où elle fut quelque temps sous l’influence d’un certain Victor Michal, magnétiseur et spirite(4). Elle-même était alors spirite, elle le disait du moins, et se donnait comme appartenant à l’école française d’Allan Kardec, dont elle garda par la suite quelques idées, notamment en ce qui concerne la « réincarnation ». Si nous semblons mettre en doute la sincérité du spiritisme de Mme Blavatsky, malgré ses multiples affirmations de la période antérieure à la fondation de sa Société(5), c’est que, par la suite, elle déclara qu’elle n’avait jamais été « spiritualiste »(6) (on sait que ce mot, dans les pays anglo-saxons, est souvent pris comme synonyme de spirite) ; à quel moment a-t-elle menti ? Quoi qu’il en soit, il est certain qu’elle exerça la profession de « médium », d’abord au Caire en 1871 et 1872, puis, après un nouveau séjour à Paris, à New-York en 1874 ; et ce qui est non moins certain, c’est qu’elle fut, comme bien d’autres médiums professionnels, convaincue de fraude à plusieurs reprises(7).

Ouvrons ici une parenthèse : nous ne voulons pas dire que tout soit faux dans les phénomènes qui servent de base au spiritisme ; ces faits, en eux-mêmes, sont d’ailleurs parfaitement indépendants de l’interprétation absurde qu’en donnent les spirites ; mais, en tout cas, ils ont été fréquemment simulés par des mystificateurs, et tout individu qui fait de la production de ces phénomènes un métier est éminemment suspect, parce que, alors même qu’il aurait quelques qualités médiumniques réelles, son intérêt l’incite à frauder lorsque, pour une raison ou pour une autre, il se trouve dans l’impossibilité de présenter de vrais phénomènes. Tel a peut-être été, au début surtout, le cas de Mme Blavatsky ; mais ce qui est assez curieux, c’est que, lorsqu’elle partit pour l’Amérique en 1873, elle se prétendait « contrôlée » par un « esprit » du nom de John King, et que ce même nom se trouve invariablement mêlé à toutes les manifestations d’un certain nombre de faux médiums qui furent démasqués vers la même époque(8), comme si ces faux médiums agissaient tous sous une même inspiration. Ce qui est très significatif aussi sous ce rapport, c’est que Mme Blavatsky, en 1875, écrivait ceci : « J’ai été envoyée de Paris en Amérique afin de vérifier les phénomènes et leur réalité et de montrer la déception de la théorie spiritualiste »(9). Envoyée par qui ? Plus tard, elle dira : par les « Mahâtmâs » ; mais alors il n’en est pas encore question, et d’ailleurs c’est à Paris qu’elle a reçu sa mission, et non dans l’Inde ou au Thibet. D’autre part, il paraît que, lorsqu’elle arriva en Amérique, elle demandait à toutes les personnes avec qui elle entrait en relations si elles connaissaient quelqu’un du nom d’Olcott(10) : et elle finit en effet par rencontrer, le 14 octobre 1874, à la ferme hantée de Chittenden, Henry S. Olcott, qui avait gagné le titre de colonel en servant dans la police militaire pendant la guerre de Sécession, et qui faisait alors du journalisme. Or Olcott connaissait déjà John King, s’il faut en croire ce qu’il écrivait en 1876 à propos de ce prétendu « esprit » : « Il a été souvent à Londres ; en fait, je l’y ai rencontré moi-même en 1870 »(11). Dans la correspondance où nous relevons cette phrase, il y a bien des affirmations qu’il est difficile de prendre au sérieux, et on se demande souvent si Olcott cherche à tromper les autres ou s’il joue lui-même un rôle de dupe ; nous ne croyons pas, pour notre part, qu’il ait toujours été aussi naïf qu’il a bien voulu le paraître, ni qui ait été aussi complètement suggestionné que certains autres par Mme Blavatsky. La vérité arrive parfois à se faire jour à travers toutes ces fantasmagories : ainsi, dans la lettre à laquelle nous venons de faire allusion, et où il est parlé de John King d’une façon qui, dans l’ensemble, donne à penser qu’il ne s’agit que d’une « matérialisation » il est dit cependant que ce même John King est membre d’une Loge maçonnique (le verbe est au présent), comme l’était Olcott lui-même, ainsi que son correspondant, le Rév. Stainton Moses, et aussi Victor Michal, le premier magnétiseur de Mme Blavatsky. Nous aurons à signaler par la suite bien d’autres relations entre la Société Théosophique et la Maçonnerie ; mais ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’il semble que le nom de John King pourrait bien dissimuler tout simplement un homme vivant, dont la véritable identité devait demeurer inconnue ; était-ce lui qui avait missionné Mme Blavatsky et qui avait préparé l’association de celle-ci avec Olcott ? C’est au moins fort vraisemblable, et, dans ce cas, il faudrait admettre que cette individualité mystérieuse agissait pour le compte de quelque groupement non moins mystérieux ; c’est ce que la suite confirmera encore en nous montrant d’autres cas similaires. Nous ne prétendons pas, cependant, résoudre la question de savoir qui était John King ; nous constaterons simplement que, dans un passage de ses Old Diary Leaves où il raconte un « phénomène » produit par Mme Blavatsky en avril 1875 (il s’agit d’un dessin soi-disant tracé par voie occulte sur une page d’un carnet, et dans lequel figurait un bijou de Rose-Croix maçonnique), Olcott accole le nom de John King à celui d’un certain Henry de Morgan (ces deux noms auraient été inscrits en tête du dessin en question) ; peut-être y a-t-il là une indication, mais nous ne voudrions pas être trop affirmatif là-dessus(12).

Après l’échec de son « club à miracles », échec comparable à celui qui s’était déjà produit au Caire, Mme Blavatsky fit la rencontre de George H. Felt, qui se disait professeur de mathématiques et égyptologue(13), et qui était membre d’une société secrète désignée habituellement par les initiales « H. B. of L. » (Hermetic Brotherhood of Luxor). À la suite de cette rencontre, et exactement le 7 septembre 1875, John King fut remplacé par un autre prétendu « esprit » qui se faisait appeler Sérapis ; au moment même où ce changement se produisait, le médium Dunglas Home attaquait publiquement Mme Blavatsky(14), et bientôt celle-ci, qui jusqu’alors semblait ne s’être occupée que de spiritisme, allait déclarer, avec une évidente mauvaise foi, qu’elle « n’avait jamais été et ne serait jamais un médium professionnel », et qu’elle avait « consacré sa vie entière à l’étude de l’ancienne kabbale, de l’occultisme, des sciences occultes »(15) ; c’est que Felt venait de la faire affilier, ainsi qu’Olcott, à la H. B. of L.(16). Ajoutons d’ailleurs tout de suite, pour n’avoir pas à y revenir, que les deux associés devaient être expulsés de cette organisation quelque temps avant leur départ d’Amérique(17).

Le 30 octobre 1875 fut fondée à New-York une société dite « d’investigations spiritualistes » ; Olcott en était président, Felt et le Dr Seth Pancoast vice-présidents, Mme Blavatsky secrétaire ; parmi ses membres figuraient Charles Sotheran, un des hauts dignitaires de la Maçonnerie américaine(18), et William Q. Judge, qui devait jouer par la suite un rôle considérable dans la Société Théosophique. C’est en effet cette société qui, le 17 novembre suivant, fut changée en « Société Théosophique », sur la proposition de son trésorier, Henry J. Newton, un riche spirite qui ignorait certainement tout de la théosophie, mais à qui ce titre plaisait sans qu’il sût trop pourquoi. Ainsi, ce nom de la Société Théosophique ne fut adopté que pour faire plaisir à un adhérent qu’on avait tout intérêt à ménager à cause de sa grande fortune(19) ; c’est pourquoi l’on passa outre à l’opposition de Felt, qui aurait préféré la dénomination de « Société Égyptologique ». Après avoir fait cependant une conférence sur la « kabbale égyptienne », Felt disparut brusquement, laissant divers papiers entre les mains de Mme Blavatsky ; sans doute sa mission était-elle accomplie.

Au bout de peu de temps, Sérapis, qui avait remplacé John King, fut remplacé à son tour par un « Kashmiri brother » ; que s’était-il donc encore passé ? Olcott et Mme Blavatsky avaient conclu, par l’entremise d’un certain Hurrychund Chintamon, « une alliance offensive et défensive »(20) avec l’Arya Samâj, association fondée dans l’Inde, en 1870, par le Swâmî Dayânanda Saraswatî, et leur Société Théosophique devait désormais être regardée comme constituant une section de cette association. C’est à ce propos que Mme Blavatsky, déguisant la vérité comme cela lui arrivait si souvent, écrivait au moment de l’apparition de son Isis Dévoilée : « J’ai reçu le grade d’Arch Auditor de la principale Loge maçonnique de l’Inde ; c’est la plus ancienne des Loges maçonniques, et l’on dit qu’elle existait avant Jésus-Christ »(21). Or l’Arya Samâj était d’origine toute récente et n’avait rien de maçonnique, et d’ailleurs, à vrai dire, il n’y a jamais eu de Maçonnerie dans l’Inde que celle qui y a été introduite par les Anglais. La Société dont il s’agit se donnait pour but « de ramener la religion et le culte à la simplicité védique primitive » ; comme plusieurs autres organisations qui se formèrent dans le même pays au cours du xixe siècle, et qui toutes échouèrent malgré l’appui que les Anglais leur fournirent en raison de leurs tendances antitraditionnelles(22), elle procédait d’un esprit « réformateur » tout à fait comparable à celui du Protestantisme dans le monde occidental ; Dayânanda Saraswatî n’a-t-il pas été appelé « le Luther de l’Inde »(23) ? On ne peut, certes, regarder un tel homme comme une autorité en fait de tradition hindoue ; certains ont été jusqu’à dire que « ses pensées philosophiques n’allaient pas même aussi loin que celles d’Herbert Spencer »(24), ce que nous croyons un peu exagéré. Quoi qu’il en soit, Dayânanda Saraswatî, qu’Olcott appelait alors « un des plus nobles Frères vivants »(25), et dont les correspondances, transmises en réalité par une voie toute naturelle, allaient bientôt se transformer en « messages astraux » émanés des « Mahâtmâs » thibétains, Dayânanda Saraswatî, disons-nous, devait rompre en 1882 son alliance avec la Société Théosophique, en dénonçant Mme Blavatsky comme une « farceuse » (trickster), et en déclarant « qu’elle ne connaissait rien de la science occulte des anciens Yogîs et que ses soi-disant phénomènes n’étaient dus qu’au mesmérisme, à des préparations habiles et à une adroite prestidigitation », ce qui était en effet la stricte vérité.

Au point où nous en sommes arrivé, une constatation s’impose : c’est que les noms des soi-disant « guides spirituels » de Mme Blavatsky ne faisaient que traduire les différentes influences qui se sont successivement exercées sur elle ; c’est là ce qu’il y a de très réel sous toute la fantasmagorie dont elle s’entourait, et l’on peut légitimement en conclure qu’elle fut surtout un « sujet » ou un instrument entre les mains d’individus ou de groupements occultes s’abritant derrière sa personnalité ; et c’est ce qui explique ses impostures, sans toutefois les excuser. Mais voici encore autre chose, qui permettra peut-être d’apporter au sujet de ces influences quelques précisions nouvelles : en 1876, Olcott écrit à Stainton Moses qu’il est « régulièrement inscrit comme novice dans la Fraternité », qu’il a été « longtemps en relations personnelles par correspondance » avec les chefs de celle-ci, et qu’ils lui ont « écrit certaines choses que Mme Blavatsky ne soupçonne même pas qu’il sait ». De quelle « Fraternité » s’agit-il ? Ce n’est sûrement pas la H. B. of L., et ce ne doit pas être non plus l’Arya Samâj ; quant à la fameuse « Grande Loge Blanche du Thibet », il n’en était pas encore question, mais les termes employés étaient assez vagues pour autoriser toutes les confusions ultérieures, volontaires ou involontaires. Dans une autre lettre adressée un peu plus tard au même correspondant, et de laquelle il semble résulter que celui-ci avait accepté d’entrer dans la société à laquelle Olcott appartenait, on lit ceci : « Je désire que vous demandiez à Imperator, en lui présentant mes compliments, s’il ne pourrait pas faire quelque chose, à la manière psychologique (sic), pour empêcher Mme Blavatsky d’aller dans l’Inde. Je suis très inquiet sur ce point ; je ne puis rien faire moi-même… Les calomnies qui ont circulé en Europe et ici l’ont abattue si profondément… que j’ai peur que nous ne la perdions. Ceci peut être une petite chose pour les spiritualistes, mais c’en est une grande pour nous trois… Demandez à Imperator ce que je suggère… Il semble être un esprit sage, et peut-être en est-il un puissant. Demandez-lui s’il peut et s’il veut nous aider… Il y a ici une Mme Thompson, une veuve riche de sept millions (de dollars), qui cultive le terrain sur lequel marche Mme Blavatsky. Cette dame lui offre argent et tout ce qui s’ensuit pour aller dans l’Inde et lui fournir ainsi une occasion d’étudier et de voir par elle-même… N’oubliez pas Imperator »(26). Ainsi, il y avait alors une influence dont Olcott et Stainton Moses se faisaient les agents, et qui était opposée au départ de Mme Blavatsky pour l’Inde : ce n’était donc pas l’influence de l’Arya Samâj, ni d’aucune autre organisation orientale. Maintenant, pourquoi Olcott dit-il : « pour nous trois » ? Lui et son correspondant, cela ne fait que deux ; le troisième semble bien n’être autre que cet Imperator dont il réclame l’appui avec tant d’insistance : mais qui était cet être mystérieux ? C’était, paraît-il, un « esprit » qui se manifestait dans le cercle dirigé par Stainton Moses et son ami le Dr Speer : mais ce qui est étrange, et ce qui peut donner la clef de bien des choses, c’est que cet « esprit » se soit attribué le nom ou plutôt le titre d’Imperator, qui est celui du chef d’une société secrète anglaise, l’Order of the Golden Dawn in the Outer (littéralement « Ordre de l’Aube d’Or à l’Extérieur »).

L’Ordre que nous venons de nommer se présente comme une « société d’occultistes étudiant la plus haute magie pratique », et qui « marche en quelque sorte parallèlement au vrai Rosicrucianisme » ; les femmes y sont admises au même titre que les hommes, et la qualité de membre demeure cachée. Il y a trois officiers principaux : l’Imperator, le Præmonstrator et le Cancellarius. Ce même Ordre est étroitement rattaché à la Societas Rosicruciana in Anglia, fondée en 1867 par Robert Wentworth Little, et qui n’admet que des Maçons parmi ses membres(27). Dans une lettre adressée au directeur de la revue théosophique Lucifer, en juillet 1889, par le comte Mac-Gregor Mathers, secrétaire du Collège Métropolitain de la Societas Rosicruciana et membre du Haut Conseil d’Angleterre(28), il est dit entre autres choses : « Cette Société étudie la tradition occidentale… Des connaissances de pratique sont le privilège des plus hauts initiés, qui les tiennent secrètes ; tous les Frères tiennent secret leur grade. La Société Théosophique est en relations d’amitié avec eux… Les étudiants hermétiques de la G. D. (Golden Dawn) Rosicrucienne en sont, pour ainsi dire, les représentants à l’extérieur. » Et cette lettre se termine par ces mots qui lui confèrent un caractère officiel : « Publié par ordre du Supérieur Sapere Aude, Cancellarius in Londinense », et que suit ce post-scriptum assez énigmatique : « Sept adeptes qui possèdent l’élixir de longue vie, vivent actuellement et se réunissent chaque année dans une ville différente. » L’Imperator de la G. D. était-il l’un de ces « sept adeptes » mystérieux ? C’est bien possible, et il y a même pour nous d’autres indices qui semblent le confirmer ; mais sans doute le « Supérieur Sapere Aude » n’avait-il pas autorisé de révélations plus explicites à cet égard.

Nous avons vu apparaître ici pour la première fois le Rosicrucianisme, que nous retrouverons quand nous aurons à parler du prétendu « Christianisme ésotérique ». Pour le moment, nous nous bornerons à signaler, d’une part, qu’Olcott a raconté à plusieurs reprises, dans le Theosophist et dans ses livres, que Mme Blavatsky portait toujours sur elle un bijou de Rose-Croix « qu’elle avait reçu d’un adepte », et, d’autre part, que, parmi les personnages qui jouèrent un rôle important dans la Société Théosophique lorsque son siège eut été transporté dans l’Inde, se trouvait le Dr Franz Hartmann, un Allemand qui se disait rosicrucien, et avec qui Mme Blavatsky ne paraît pas avoir été toujours dans les meilleurs termes(29). Ce Dr Franz Hartmann, qui mourut en 1912 à Kempten (Bavière), a publié d’assez nombreux ouvrages(30), et notamment une sorte de roman intitulé Une aventure chez les Rosicruciens, qui parut en 1887 à Boston, centre de la branche américaine de l’Order of the G. D. in the Outer ; ce livre contient la description d’un monastère théosophique imaginaire, supposé situé dans les Alpes ; et l’auteur raconte que ce monastère relève de l’Ordre des « Frères de la Croix d’Or et de la Rose-Croix »(31), et que son chef porte le titre d’Imperator(32). Disons encore, pour en finir avec ce qui concerne le Dr Hartmann, qu’il fut l’un des promoteurs d’un certain « Ordre de la Rose-Croix Ésotérique », qu’il ne faut pas confondre avec une autre organisation rosicrucienne austro-allemande, de fondation plus récente, dont le chef est le Dr Rudolf Steiner(33). À vrai dire, le Rosicrucianisme n’a plus, à notre époque, une signification bien définie : une foule de gens qui s’intitulent « Rose-Croix » ou « Rosicruciens » n’ont aucun lien entre eux, non plus qu’avec les anciennes organisations du même nom, et nous pourrions dresser une longue liste de sociétés plus ou moins secrètes qui n’ont guère de commun que cette dénomination, accompagnée d’une ou de plusieurs épithètes distinctives ; aussi faut-il toujours bien prendre garde, lorsqu’il s’agit du Rosicrucianisme, comme d’ailleurs lorsqu’il s’agit de la Maçonnerie, de ne pas attribuer à un groupement ce qui appartient à un autre qui peut lui être tout à fait étranger.

III. — La question des « Mahâtmâs »

Nous avons laissé Mme Blavatsky au moment où, en 1876, elle songeait à partir pour l’Inde ; ce départ, qui ne devait s’accomplir qu’en décembre 1878, semble bien avoir été déterminé surtout, sinon exclusivement, par les attaques très justifiées dont elle avait été l’objet. « C’est à cause de cela(34), écrivait-elle elle-même, que je vais dans l’Inde pour toujours ; et par, honte et par chagrin, j’ai besoin d’aller où personne ne sache mon nom. La malignité de Home m’a ruinée pour jamais en Europe »(35). Ainsi, ce n’est pas dans l’intérêt de sa Société, mais dans le sien propre, qu’elle voulut aller dans l’Inde, malgré Olcott qu’elle finit pourtant par y entraîner à sa suite ; ils s’installèrent à Adyar, près de Madras, où le siège central de la Société Théosophique fut établi et se trouve encore aujourd’hui. Une « section ésotérique » fut fondée, et les phénomènes fantastiques se multiplièrent d’une façon prodigieuse : tintements de clochettes invisibles, « apports » d’objets de toutes sortes, et surtout « précipitation » de correspondances transmises par voie astrale(36) : c’est alors qu’entrent en scène les « Mahâtmâs » thibétains, et notamment le fameux Koot Hoomi Lal Singh, le nouveau Maître de Mme Blavatsky.

La question des « Mahâtmâs » ou « Maîtres de Sagesse »(37), qui tient une place considérable dans l’histoire de la Société Théosophique et même dans ses enseignements, peut être grandement éclaircie par l’exposé qui précède. En effet, cette question est plus complexe qu’on ne le pense d’ordinaire, et il ne suffit pas de dire que ces « Mahâtmâs » n’existèrent jamais que dans l’imagination de Mme Blavatsky et de ses associés ; sans doute, le nom de Koot Hoomi, par exemple, est une invention pure et simple, mais, comme ceux des « guides spirituels » auxquels il succédait, il a fort bien pu servir de masque à une influence réelle. Seulement, il est certain que les vrais inspirateurs de Mme Blavatsky, quels qu’ils aient été, ne répondaient point à la description qu’elle en donne, et, d’un autre côté, le mot même de « Mahâtmâ » n’a jamais eu en sanscrit la signification qu’elle lui attribue(38). Quant aux phénomènes soi-disant produits par l’intervention des « Maîtres », ils étaient exactement du même genre que ceux des « clubs à miracles » du Caire et de New-York ; c’est ce qui fut amplement établi par l’enquête du Dr Richard Hodgson et exposé dans le rapport présenté par celui-ci, en 1884, à la Société des recherches psychiques de Londres ; ce point est d’ailleurs trop connu pour que nous y insistions davantage. Les « messages précipités » étaient fabriqués par Mme Blavatsky avec la complicité d’un certain Damodar K. Mavalankar et de quelques autres(39) ; et déjà, au moment même de la rupture avec l’Arya Samâj, on avait découvert qu’un de ces messages, reproduit en 1881 dans le Monde Occulte de Sinnett, était tout simplement le plagiat d’un discours du professeur Kiddle, de New-York, publié l’année précédente dans le journal spirite Donner of Light(40). Cette découverte avait provoqué de nombreuses et retentissantes démissions, surtout dans la branche de Londres(41), et elle avait déterminé le remplacement de Koot Hoomi par un autre « Mahâtmâ » du nom de Morya, avec lequel Mme Besant devait, elle aussi, entrer en communication quelques années plus tard.

Mais, quand on a ainsi fait la part très large de la fraude et de la supercherie, tout n’est pas encore dit sur les « Mahâtmâs », car il est peu d’impostures qui ne reposent pas sur une imitation ou, si l’on préfère, sur une déformation de la réalité, et c’est d’ailleurs le mélange du vrai et du faux qui, lorsqu’il est habilement fait, les rend plus dangereuses et plus difficiles à démasquer(42). Il est de toute évidence qu’on ne peut imiter que ce qui existe : c’est ce qu’on peut faire remarquer notamment au sujet des phénomènes dits « psychiques », dont la simulation même suppose qu’il existe au moins dans cet ordre quelques phénomènes réels. De même, si les soi-disant « Mahâtmâs » ont été inventés, ils l’ont été sur le modèle de certains « Maîtres » véritables dont presque toutes les organisations initiatiques se sont toujours réclamées ; plus exactement, Mme Blavatsky leur a attribué ce qu’elle croyait savoir au sujet de ces « Maîtres », avec qui elle n’eut certainement jamais de relations, et qui sont fort différents de ses inspirateurs cachés auxquels elle prêta, par une confusion plus ou moins voulue, leurs pouvoirs et leurs attributions (du moins suivant l’idée très imparfaite qu’elle s’en faisait), tout en les reléguant dans une région inaccessible du Thibet pour rendre toute vérification impossible. Par la suite, partout où les théosophistes trouvèrent quelque allusion aux « Maîtres », ils prétendirent qu’il s’agissait des « Mahâtmâs » et de leur « Grande Loge Blanche », ce qui est proprement renverser l’ordre naturel des choses, car la copie ne peut être antérieure au modèle(43). Nous ne pouvons ici nous étendre comme il faudrait sur ce sujet, qui est d’une importance capitale pour tous ceux qui s’intéressent à l’étude des questions maçonniques, et en particulier de la question si controversée des « pouvoirs occultes » ; peut-être aurons-nous l’occasion d’y revenir quelque jour. Ce que nous avons voulu faire comprendre, c’est que, non seulement à cause de ce qui pouvait effectivement se cacher derrière les « Mahâtmâs », mais aussi sous le rapport du type suivant lequel ils avaient été conçus, Mme Blavatsky dépassait la mesure lorsqu’elle écrivait à Solovioff : « Je dirai et publierai dans le Times et dans tous les journaux que le “Maître” et le “Mahâtmâ Koot Hoomi” sont seulement le produit de ma propre imagination, que je les ai inventés, que les phénomènes sont plus ou moins des apparitions spiritualistes, et j’aurai vingt millions de spirites derrière moi »(44).

La plupart des « Maîtres », avons-nous dit, sont censés habiter le Thibet : tels sont K. H. (Koot Hoomi), D. K. (Djwal Kûl), M. (Morya), et ce sont ces « Maîtres » thibétains qui sont proprement les « Mahâtmâs » ; il en est pourtant, au dire des théosophistes, quelques autres dont la résidence est moins lointaine, et dont l’un, notamment, séjournerait habituellement dans les Balkans ; il est vrai que le rôle qui est attribué à celui-là concerne plutôt le Rosicrucianisme que le théosophisme ordinaire. À ce « Maître », qui paraît bien être un des « sept adeptes » dont parlait le comte Mac-Gregor, se rattache pour nous un souvenir personnel : il y a quelques années, en 1913 si nous ne nous trompons, on nous proposa de nous mettre en rapport avec lui (il s’agissait d’ailleurs d’une affaire avec laquelle, en principe, le théosophisme n’avait rien à voir) ; comme cela ne nous engageait à rien, nous acceptâmes volontiers, sans pourtant nous faire beaucoup d’illusions sur ce qui en résulterait. Au jour qui avait été fixé pour la rencontre (laquelle ne devait point avoir lieu « en astral »), il vint seulement un membre influent de la Société Théosophique, qui, arrivant de Londres où devait alors se trouver le « Maître », prétendit que celui-ci n’avait pu l’accompagner dans son voyage, et trouva un prétexte quelconque pour l’en excuser. Depuis lors, il ne fut plus jamais question de rien, et nous apprîmes seulement que la correspondance adressée au « Maître » était interceptée par Mme Besant. Sans doute, cela ne prouve pas l’inexistence du « Maître » dont il s’agit ; aussi nous garderions-nous bien de tirer la moindre conclusion de cette histoire, à laquelle, d’autre part, se trouva encore mêlé, comme par hasard, le nom du mystérieux Imperator.

La foi aux « Maîtres », et aux « Maîtres » rigoureusement tels qu’ils ont été définis par Mme Blavatsky et par ses successeurs, est en quelque sorte la base même de tout le théosophisme ; et, si ces personnages semblent cependant, à certains moments, être un peu rentrés dans l’ombre, n’oublions jamais la déclaration formelle de Mme Besant : « Sans les Mahâtmâs, la Société est une absurdité »(45). Malgré cela, les membres subalternes de la Société Théosophique reportent parfois sur leurs chefs visibles la vénération, disons plus, l’idolâtrie véritable dont les « Maîtres » étaient primitivement l’objet ; est-ce parce qu’ils trouvent les « Maîtres » trop éloignés, ou parce que le prestige de ces êtres extraordinaires rejaillit sur ceux que l’on croit être en relations constantes avec eux ? Nous n’exagérons rien en parlant ici d’idolâtrie ; qu’on en juge par ces deux exemples : il y a quelques années, dans une lettre confidentielle qu’il adressait à ses collègues en une circonstance critique, M. George S. Arundale, principal du « Central Hindu College » de Bénarès, appelait Mme Besant « la future conductrice des dieux et des hommes » ; et tout récemment, dans une ville du Midi de la France, à la fête du « Lotus Blanc » (commémoration de la mort de Mme Blavatsky), un délégué du « Centre Apostolique » s’écriait devant le portrait de la fondatrice : « Adorez-la, comme je l’adore moi-même ! » Tout commentaire serait superflu.

Si les « Mahâtmâs » n’ont jamais disparu et ne pouvaient pas disparaître du théosophisme, en est-il de même des phénomènes occultes, qui tinrent une si grande place dans ses débuts ? On a dit qu’il n’en était plus question aujourd’hui, soit parce qu’on a fini par se désintéresser de ces phénomènes, soit parce qu’ils ne servaient au fond qu’à attirer des adhérents et qu’on peut désormais se passer d’y avoir recours pour cet usage(46). En réalité, si les exhibitions tapageuses ont cessé depuis les mésaventures qu’elles avaient values à Mme Blavatsky, les théosophistes n’en ont pas moins continué à s’occuper du « développement des pouvoirs latents de l’organisme humain », et tel a toujours été le but essentiel de la « section ésotérique »(47) ; il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à parcourir les ouvrages de M. Leadbeater, où il n’est question que de « clairvoyance », et cela même dans les plus récents. Assurément, ces choses n’ont, en elles-mêmes, qu’un intérêt fort limité, mais les théosophistes ne les jugent pas ainsi ; en tout cas, elles ont sur les théories, même d’un ordre peu élevé, le grand avantage d’être à la portée de toutes les intelligences et de pouvoir donner quelque apparence de satisfaction aux esprits les plus grossiers et les plus bornés(48).

Certains croient que la « section ésotérique » n’existe plus, mais il n’en est rien ; la vérité est que, pour donner le change, on a simplement supprimé les signes de reconnaissance qui étaient autrefois en usage parmi ses membres, à l’imitation de la Maçonnerie et de bien d’autres sociétés secrètes, et qu’on regarde communément, mais à tort, comme constituant un des traits caractéristiques essentiels de toute société secrète. Nous disons à tort, car nous savons qu’il y a, surtout en Orient, certaines organisations qui sont précisément parmi les plus fermées de toutes, et qui ne font usage d’aucun moyen extérieur de reconnaissance ; cela, les théosophistes l’ignorent peut-être, et leur organisation ne peut à aucun égard être comparée à celles-là ; mais nous entendons simplement montrer par là que la suppression des signes ne prouve absolument rien et qu’il n’y faut attacher aucune importance, d’autant plus que ces signes, contrairement à ce qui a lieu ailleurs, pour la Maçonnerie par exemple, ne pouvaient pas avoir, dans cette Société de création si récente, la moindre valeur symbolique traditionnelle.

IV. — Pouvoir de suggestion de Mme Blavatsky

Malgré tout ce qu’on peut dire contre Mme Blavatsky, il reste cependant qu’elle avait une certaine habileté, et même quelque valeur intellectuelle, très relative sans doute, mais qui semble bien faire totalement défaut à ses successeurs ; avec ceux-ci, en effet, le côté doctrinal du théosophisme a tendu de plus en plus à passer au second plan, pour faire place à des déclamations sentimentales de la plus déplorable banalité. Ce qu’on ne saurait non plus contester à la fondatrice de la Société Théosophique, c’est un étrange pouvoir de suggestion, de fascination en quelque sorte, qu’elle exerçait sur son entourage et qu’elle se plaisait parfois à souligner dans les termes les plus désobligeants pour ses disciples : « Vous voyez comme ils sont fous, disait-elle à propos de Judge qui jeûnait et voyait des apparitions, et de quelle manière je les conduis par le nez »(49). Et, plus tard, elle disait à Solovioff(50) : « Que doit-on faire quand, pour gouverner les hommes, il est nécessaire de les tromper ; quand, pour leur persuader de se laisser conduire où vous voulez, vous devez leur promettre et leur montrer des joujoux ?… Supposez que mes livres et le Theosophist aient été mille fois plus intéressants et plus sérieux, croyez-vous que j’aurais eu le moindre succès quelque part, si derrière tout cela il n’y avait pas eu les “phénomènes” ?… Savez-vous bien que, presque invariablement, plus un “phénomène” est simple et grossier, plus il a de chances de réussir ?… L’immense majorité des individus qui se considèrent et que les autres considèrent comme habiles est inconcevablement bête. Si vous saviez seulement combien de lions et d’aigles, dans tous les coins du globe, se sont changés en ânes à mon coup de sifflet, et ont agité avec obéissance leurs grandes oreilles au moment où je forçais la note ! »(51). Ces passages sont tout à fait caractéristiques de la mentalité de Mme Blavatsky, et ils définissent admirablement le vrai rôle des « phénomènes », qui furent toujours le principal élément de succès du théosophisme dans certains milieux, et qui contribuèrent puissamment à faire vivre la Société… et ses chefs.

Ainsi, comme l’a reconnu Solovioff, « Mme Blavatsky était douée d’une sorte de magnétisme qui attirait avec une force irrésistible »(52). Arthur Arnould, qui fut président de la branche théosophique de Paris, a déclaré aussi que « sa puissance de suggestion était formidable » ; et Olcott, de son côté, a écrit ceci : « Nul ne fascinait mieux qu’elle quand elle le voulait, et elle le voulait quand elle désirait attirer les personnes dans son travail public. Alors, elle se faisait caressante de ton et de manières, donnait à sentir à la personne qu’elle la regardait comme sa meilleure, sinon sa seule amie… Je ne saurais dire qu’elle était loyale… Nous n’étions pour elle, je crois, rien de plus que des pions dans un jeu d’échecs, car elle n’avait pas d’amitié sincère »(53).

On trouve un exemple frappant de cette action dans l’influence que Mme Blavatsky prit tout de suite sur Mme Annie Besant, lorsque celle-ci lui fut présentée, en 1889, par le socialiste Herbert Burrows(54) : la « conversion » de la farouche libre-penseuse(55) fut d’une telle soudaineté qu’on aurait peine à y croire, si elle-même n’en avait raconté toutes les circonstances avec une naïveté vraiment déconcertante(56). Il est vrai que Mme Besant semble avoir été, à cette époque tout au moins, particulièrement changeante et impressionnable ; un de ses anciens amis a dit : « Elle n’a pas le don de l’originalité ; elle est à la merci de ses émotions et spécialement de ses derniers amis »(57). Aussi fut-elle très probablement de bonne foi au début, peut-être même tant que vécut Mme Blavatsky(58) ; mais il est bien douteux qu’il en ait toujours été de même par la suite, encore que, comme Mme Blavatsky elle-même, comme Olcott et d’autres encore, elle ait pu souvent être suggestionnée avant de suggestionner les autres. Ce qui fait hésiter avant de porter un jugement absolu en pareille matière, c’est que tous ces personnages paraissent n’avoir été, ni vraiment inconscients du rôle qu’ils ont joué, ni tout à fait libres de s’y soustraire à volonté.

V. — Les sources des ouvrages de Mme Blavatsky ; Le Bouddhisme ésotérique

Maintenant que nous avons suffisamment fait connaître le caractère de Mme Blavatsky, nous devons dire quelques mots de ses ouvrages : s’ils ne sont dus aux révélations d’aucun « Mahâtmâ » authentique, d’où proviennent les connaissances assez variées dont ils témoignent ? Ces connaissances, elle les avait acquises d’une façon toute naturelle au cours de ses nombreux voyages, et aussi par des lectures diverses, faites d’ailleurs sans méthode et assez mal assimilées. On dit que, pendant ses premières pérégrinations dans le Levant en compagnie du Copte Metamon, elle avait pénétré dans certains monastères du mont Athos, et que c’est dans leurs bibliothèques qu’elle découvrit, entre autres choses, la théorie alexandrine du Logos. Pendant son séjour à New-York, elle lut les ouvrages de Jacob Bœhme, ceux d’Éliphas Lévi, divers traités d’hermétisme et de kabbale(59) ; il faut y joindre les renseignements qu’elle put trouver dans les papiers de Felt(60) et dans les manuscrits que lui légua, en 1876, le baron de Palmes(61). Quant aux doctrines proprement orientales, Mme Blavatsky n’a connu du Brâhmanisme et du Bouddhisme que ce que tout le monde peut en connaître, et encore n’y a-t-elle pas compris grand’chose, comme le prouvent les contresens qu’elle commet à chaque instant dans l’emploi des termes sanscrits, qui d’ailleurs, chez elle, ne servent le plus souvent qu’à déguiser des conceptions purement occidentales(62). Ajoutons que les textes thibétains soi-disant très secrets qu’elle a cités dans ses ouvrages(63), quand ils ne sont pas inventés de toutes pièces, sont tout simplement empruntés à une traduction de fragments du Kandjur et du Tandjur, publiée en 1836, dans le xxe volume des Asiatic Researches de Calcutta, par Alexandre Csoma de Körös(64).

C’est de l’amalgame de tous ces éléments que sortirent les grands ouvrages de Mme Blavatsky, Isis Dévoilée et la Doctrine Secrète ; et ces ouvrages furent ce qu’ils devaient être normalement dans de semblables conditions : des compilations indigestes et sans ordre, véritable chaos où quelques documents intéressants sont comme noyés au milieu d’une foule d’assertions sans aucune valeur ; assurément, ce serait perdre son temps que de chercher là-dedans ce qu’on peut trouver beaucoup plus facilement ailleurs. Du reste, les erreurs y abondent, ainsi que les contradictions(65) ; cela se comprend sans peine, car Mme Blavatsky écrivait avec une rapidité prodigieuse, sans jamais se reporter aux sources, ni probablement à ce qu’elle-même avait déjà rédigé. Pourtant, c’est cette œuvre si défectueuse qui a toujours formé le fond de l’enseignement théosophiste ; en dépit de tout ce qui a pu venir s’y adjoindre ou s’y superposer par la suite, elle jouit toujours, dans la Société, d’une autorité incontestée, et, si elle ne contient pas la doctrine tout entière, elle en contient tout au moins les principes fondamentaux.

Mais y a-t-il vraiment une doctrine théosophiste ? Non, si l’on prend ce mot de doctrine dans son sens le plus strict, ou même si l’on veut simplement désigner par là quelque chose de solide et de cohérent(66) ; mais la Société Théosophique prétend bien avoir une doctrine, ou plutôt elle prétend à la fois qu’elle n’en a pas et que pourtant elle en a une. Voici, en effet, ce que dit Mme Blavatsky elle-même : « Lorsque nous disons que la Société n’a aucune doctrine particulière, cela signifie qu’aucune croyance particulière n’est obligatoire ; mais cela ne s’applique, naturellement, qu’à la généralité des membres. Vous savez que la Société est divisée en cercles intérieur et extérieur. Les membres du cercle intérieur (c’est-à-dire de la « section ésotérique ») ont, en effet, une philosophie, ou, si vous le préférez, un système religieux particulier »(67). Ainsi, la croyance à cette doctrine est « obligatoire » tout au moins pour les membres qui veulent aller plus loin que le « cercle extérieur » ; sans doute, dans celui-ci, on fait preuve, en principe, de la plus large tolérance, en y admettant des personnes qui professent toutes les opinions ; mais, même là, cette tolérance disparaît bien vite si ces personnes se permettent de discuter certains « enseignements », et on sait bien, en pareil cas, leur faire comprendre que leur place n’est pas au sein de la Société.

Ce soi-disant « système religieux particulier », qui constitue la doctrine officielle du théosophisme, n’est en somme qu’un mélange confus de néo-platonisme, de gnosticisme, de kabbale judaïque, d’hermétisme et d’occultisme, avec quelques lambeaux de doctrines orientales, le tout groupé tant bien que mal autour de deux ou trois idées qui, qu’on le veuille ou non, sont d’origine toute moderne et purement occidentale. C’est ce mélange hétéroclite qui a été présenté tout d’abord comme le « Bouddhisme ésotérique » ; mais, comme il était trop facile de s’apercevoir qu’il ne présentait avec le vrai Bouddhisme que des rapports bien vagues, il fallut essayer d’expliquer comment il pouvait être du Bouddhisme tout en n’en étant pas : « L’erreur (qui consiste à croire que nous sommes tous disciples de Gautama Bouddha) est venue d’un manque de compréhension du sens réel du titre de l’excellent ouvrage de M. A. P. Sinnett : Esoteric Buddhism(68) ; ce dernier mot aurait dû être écrit avec un seul d, et alors Budhism aurait eu le sens réel qu’il devait avoir, celui de Religion de la Sagesse (de bodha, bodhi, intelligence, sagesse), au lieu de Bouddhisme, la philosophie religieuse de Gautama »(69). Cette déclaration n’empêche pas Mme Blavatsky de contribuer elle-même à maintenir l’équivoque, en exposant aussitôt après que le Bouddhisme (avec deux d) comporte à la fois des enseignements exotériques et des enseignements ésotériques, de sorte qu’on est tout naturellement amené à se demander jusqu’à quel point le « Bouddhisme ésotérique » et le « Boudhisme ésotérique » peuvent être vraiment distincts l’un de l’autre. Mais la vérité est qu’il n’y eut jamais de « Bouddhisme ésotérique » authentique ; si l’on veut trouver de l’ésotérisme, ce n’est point là qu’il faut s’adresser, car le Bouddhisme, qui ne fut dans l’Inde qu’une simple hérésie, fut essentiellement, à ses origines, une doctrine populaire servant d’appui théorique à un mouvement social à tendance égalitaire(70).

Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que la Société Théosophique ait tenté de s’annexer le Bouddhisme, même simplement « exotérique » ; cette tentative fut marquée par la publication, en 1881, du Catéchisme Bouddhique d’Olcott, revêtu de l’approbation du Rév. H. Sumangala, principal du Vidyodaya Parivena (collège) de Colombo, qui s’intitulait pour la circonstance « Grand-Prêtre de l’Église Bouddhique du Sud », dignité dont personne n’avait jusqu’alors soupçonné l’existence. Quelques années plus tard, le même Olcott, après un voyage au Japon et une tournée en Birmanie, se vanta d’avoir opéré la réconciliation des Églises Bouddhiques du Nord et du Sud(71). Sumangala écrivait alors : « Nous devons au colonel Olcott le catéchisme dans lequel nos enfants apprennent les premiers principes de notre religion(72), et nos relations fraternelles d’à présent avec nos coreligionnaires du Japon et d’autres pays bouddhistes »(73). Mais cette histoire, qui semble d’ailleurs n’avoir pas eu de suite, se rattache surtout au rôle politique de la Société Théosophique, rôle sur lequel nous aurons l’occasion de nous expliquer plus loin.

VI. — Principaux points de la doctrine théosophiste

Pour revenir à la doctrine théosophiste, on peut dire que ce qui en constitue le point central, c’est l’idée d’« évolution » ; or cette idée est absolument étrangère aux Orientaux, et, même en Occident, elle est de date fort récente, puisque l’idée même de « progrès », dont elle n’est qu’une forme, ne remonte guère au delà de la seconde moitié du xviiie siècle(74). Dès lors que les théosophistes sont « évolutionnistes » (et ils le sont au point d’admettre jusqu’au transformisme, qui est l’aspect le plus grossier de l’évolutionnisme), ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être, et leur système ne peut pas « avoir pour base la plus ancienne philosophie du monde »(75). Sans doute, les théosophistes sont loin d’être les seuls à prendre pour une « loi » ce qui n’est qu’une simple hypothèse, et même, à notre avis, une hypothèse fort vaine ; toute leur originalité consiste ici à présenter cette prétendue « loi » comme une donnée traditionnelle, alors qu’elle serait plutôt tout le contraire. D’ailleurs, on ne voit pas très bien comment la croyance au progrès peut se concilier avec l’attachement à une « doctrine archaïque » (l’expression est de Mme Blavatsky) : pour quiconque admet l’évolution, la doctrine la plus moderne devrait logiquement être la plus parfaite ; mais les théosophistes, qui n’en sont pas à une contradiction près, ne semblent pas même se poser la question.

Nous n’insisterons pas sur l’histoire fantastique de l’évolution de l’humanité à travers les « chaînes planétaires », les « rondes », les « races » et les « sous-races » ; il paraît, entre autres singularités, qu’un sens nouveau se développe à l’apparition de chaque race(76), et que la « clairvoyance », qu’on s’attache tout particulièrement à obtenir dans la « section ésotérique », est le germe du sixième sens, qui deviendra normal dans la race à venir. C’est d’ailleurs aux investigations des « clairvoyants » qu’est attribué tout ce roman auquel nous venons de faire allusion(77), et qui n’est qu’une caricature de la théorie hindoue des cycles cosmiques, théorie qui est en réalité tout autre et n’a, bien entendu, rien d’évolutionniste. Du reste, les « clairvoyants » ne manquent pas, non seulement chez les théosophistes, mais aussi chez les occultistes et les spirites ; et le malheur est qu’ils ne s’accordent pas entre eux, les visions de chacun étant toujours conformes aux théories professées par l’école à laquelle il appartient ; dans ces conditions, il faut assurément beaucoup de bonne volonté pour accorder quelque importance à toutes ces rêveries.

Si maintenant, au lieu de considérer l’évolution de l’univers et de l’humanité prise dans son ensemble, on envisage celle des êtres particuliers, cette évolution, d’après les théosophistes, s’accomplit par le moyen de la « réincarnation ». C’est encore là une idée très moderne, qui paraît avoir surtout pris corps, vers 1830 ou 1848, dans certains milieux socialistes français(78), où elle avait pour unique raison d’être d’expliquer l’inégalité des conditions sociales, en l’attribuant aux conséquences des actions accomplies dans quelque existence antérieure ; d’ailleurs, au fond, cela n’explique rien et ne fait que reculer la difficulté, si difficulté il y a, car, s’il y avait eu vraiment égalité au début, cette égalité n’aurait jamais pu être rompue, à moins qu’on ne conteste formellement la validité du principe de raison suffisante, et alors la question ne se pose plus et l’idée même de loi naturelle qu’on veut faire intervenir dans sa solution ne signifie plus rien. Du reste, il y a encore beaucoup mieux à dire que cela contre la réincarnation, car, en se plaçant au point de vue de la métaphysique pure, on peut en démontrer l’impossibilité absolue(79) ; mais cela nous entraînerait beaucoup trop loin, à cause de tout ce que présuppose cette démonstration, pourtant fort simple en elle-même. Nous dirons seulement qu’aucune doctrine traditionnelle n’a jamais admis la réincarnation, et que cette idée fut complètement étrangère à toute l’antiquité, bien qu’on ait voulu l’appuyer par une interprétation tendancieuse de quelques textes plus ou moins symboliques ; dans le Bouddhisme même, il est seulement question de « changements d’état », ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose qu’une pluralité de vies terrestres successives, et ce n’est que symboliquement, nous le répétons, que des états différents ont pu être parfois décrits comme des « vies », par analogie avec l’état actuel de l’être humain et avec les conditions de son existence terrestre. La vérité est donc tout simplement celle-ci : c’est aux milieux socialistes dont nous avons parlé qu’appartenaient les premiers spirites de l’école d’Allan Kardec, c’est là qu’ils prirent l’idée de réincarnation, et c’est dans l’école spirite française que Mme Blavatsky, comme un peu plus tard les occultistes de l’école papusienne, trouva cette idée à son tour. Il ne semble pas, toutefois, que la fondatrice de la Société Théosophique ait toujours cru très fermement à la réincarnation, dont ses disciples, par contre, ont fait un véritable article de foi, qu’on doit affirmer sans même chercher à le justifier ; elle a eu tout au moins, à certains moments, quelques hésitations, puisqu’il lui est arrivé d’écrire que « la réincarnation n’est pas une règle dans la nature, mais une exception »(80) ; mais, d’une façon générale, elle aurait pu conserver et faire sienne la devise d’Allan Kardec : « Naître, mourir, renaître et progresser sans cesse, telle est la loi »(81). Ce qui est assez curieux, c’est que les spirites anglais et américains, contrairement aux spirites français, rejettent formellement la réincarnation(82) ; et, bien entendu, les « communications » reçues par les uns et les autres, confirment chacun dans sa théorie, comme si elles n’étaient que le reflet de ses propres idées(83), exactement comme les expériences des « clairvoyants ».

À la prétendue loi de la réincarnation se rattache la loi dite du karma, d’après laquelle les conditions de chaque existence seraient déterminées par les actions accomplies au cours des existences précédentes : c’est « cette loi invisible et inconnue(84) qui adapte avec sagesse, intelligence et équité, chaque effet à chaque cause, et qui, par cette dernière, arrive jusqu’à celui qui l’a produite »(85). Mme Blavatsky l’appelle « loi de la rétribution », et Sinnett « loi de la causalité éthique » ; c’est bien, en effet, une causalité d’un genre spécial, dont la conception est subordonnée à des préoccupations d’ordre moral ; c’est, si l’on veut, une espèce de « justice immanente ». Une semblable conception se retrouve également, sauf le mot qui la désigne ici, chez les occultistes et chez les spirites, dont beaucoup vont même jusqu’à prétendre déterminer avec une extraordinaire précision, et dans les moindres détails, les relations entre ce qui arrive à un individu dans sa vie présente et ce qu’il a fait dans ses vies antérieures. Certains théosophistes, de leur côté, en sont arrivés à personnifier le karma, et ce pouvoir plus ou moins mystérieux et vague est devenu pour eux une entité véritable, une sorte d’agent chargé d’appliquer la sanction de chaque acte. Nous trouvons ici un excellent exemple de l’abus qui est fait, dans ces théories, des termes sanscrits mal compris : le mot karma, en sanscrit, signifie tout simplement « action », et rien d’autre ; il n’a jamais eu le sens de causalité, et encore moins de cette causalité spéciale dont nous venons d’indiquer la nature. Du reste, d’une façon générale, il semble bien que les termes orientaux, employés un peu à tort et à travers, ne soient guère là que pour jouer un rôle analogue à celui des « phénomènes », c’est-à-dire pour attirer une clientèle qui s’en laisse facilement imposer par les apparences ; il y a bien des gens qui sont séduits par l’exotisme, même de la plus médiocre qualité, et qui sont d’ailleurs parfaitement incapables d’en vérifier la valeur ; un « snobisme » de ce genre n’est pas étranger au succès du théosophisme dans certains milieux.

Nous n’insisterons pas sur les autres « enseignements », parmi lesquels nous signalerons seulement ceux qui se rapportent à la constitution de l’être humain ; cette question, d’ailleurs, n’est pas si simple qu’on se l’imagine souvent, et ce n’est pas en quelques lignes qu’on pourrait exposer les conceptions orientales à cet égard et montrer à quel point les théosophistes les ont dénaturées comme tout le reste(86). Nous nous bornerons ici à une seule remarque : les théosophistes tiennent tellement à retrouver partout le « septénaire » que, là où ils rencontrent des classifications qui ne comprennent que cinq principes ou cinq éléments, ce qui arrive fréquemment dans l’Inde aussi bien qu’en Chine, ils prétendent qu’il existe deux autres termes qu’on a tenus cachés ; naturellement, personne ne peut donner la raison d’une si singulière discrétion(87).

Cet exposé très bref nous paraît suffisant pour montrer le peu de sérieux de la soi-disant doctrine théosophiste, et surtout pour établir qu’elle ne repose, malgré ses prétentions, sur aucune base traditionnelle véritable. On doit la placer, tout simplement, à côté du spiritisme et des diverses écoles d’occultisme, toutes choses avec lesquelles elle a une évidente parenté, dans cet ensemble de productions bizarres de la mentalité contemporaine auquel on peut donner la dénomination générale de « néo-spiritualisme ». La plupart des occultistes aiment aussi à se recommander d’une « tradition occidentale », qui est tout aussi fantaisiste que la « tradition orientale » des théosophistes, et pareillement formée d’un amalgame d’éléments disparates. Autre chose est de rechercher le fond identique qui peut très réellement, dans bien des cas, se dissimuler sous la diversité de forme des traditions des différents peuples, et autre chose de fabriquer une pseudo-tradition en empruntant aux unes et aux autres des lambeaux plus ou moins informes et en les rassemblant tant bien que mal, plutôt mal que bien, surtout quand on n’en comprend vraiment ni la portée ni la signification, ce qui est le cas de toutes ces écoles. Celles-ci, à part les objections d’ordre théorique qu’on peut leur adresser, ont toutes en commun un inconvénient dont on ne saurait se dissimuler la gravité : c’est de déséquilibrer et de détraquer irrémédiablement les esprits faibles qui sont attirés dans ces milieux ; le nombre des malheureux que ces choses ont conduits à la ruine, à la folie, parfois même à la mort, est bien autrement considérable que ne peuvent se l’imaginer les gens insuffisamment renseignés, et nous en avons connu les plus lamentables exemples. On peut dire, sans aucune exagération, que la diffusion du « néo-spiritualisme » sous toutes ses formes constitue un véritable danger public, qu’on ne saurait dénoncer avec trop d’insistance ; les ravages accomplis, surtout par le spiritisme qui en est la forme la plus répandue et la plus populaire, ne sont déjà que trop grands.

Un inconvénient d’un autre ordre, qui est spécial au théosophisme, c’est, par la confusion qu’il crée et qu’il entretient, de discréditer l’étude des doctrines orientales et d’en détourner beaucoup d’esprits sérieux ; c’est aussi, d’autre part, de donner aux Orientaux la plus fâcheuse idée de l’intellectualité occidentale. Les vrais Hindous ont pour le théosophisme, quand ils le connaissent, un profond mépris ; et les chefs de la Société Théosophique s’en rendent si bien compte que, dans les bureaux que leur organisation possède dans l’Inde, on ne peut se procurer aucun de leurs traités d’inspiration soi-disant orientale, non plus que les traductions ridicules qu’ils ont faites de certains textes, mais seulement des ouvrages relatifs au Christianisme(88). Aussi le théosophisme est-il communément regardé, dans l’Inde, comme une secte protestante d’un caractère un peu particulier, et il faut bien reconnaître qu’il en a, aujourd’hui du moins, toutes les apparences : tendances « moralisatrices » de plus en plus accentuées et exclusives, hostilité systématique contre toutes les institutions traditionnelles hindoues, propagande britannique exercée sous le couvert d’œuvres de charité et d’éducation ; mais la suite le fera beaucoup mieux comprendre.

VII. — Débuts de la présidence de Mme Besant

Après la mort de Mme Blavatsky, survenue le 8 mai 1891, un violent débat s’éleva entre Olcott, Judge et Mme Besant, qui prétendaient tous les trois à sa succession, et dont chacun se déclarait en communication directe avec les « Mahâtmâs », tout en accusant les autres d’imposture. Nous n’entreprendrons pas de raconter en détail toutes les péripéties de cette lutte : Olcott abandonna la présidence le 1er janvier 1892, puis retira sa démission le 21 août suivant, en désignant Judge comme son successeur éventuel ; en mars 1894, à la suite de divers incidents fâcheux, il y eut un rapprochement entre Olcott et Mme Besant, et le premier se retira définitivement(89) ; en novembre de la même année, Judge voulut destituer Mme Besant, mais il ne fut suivi que par une partie des membres de la branche américaine, qui se séparèrent de la Société d’Adyar, en avril 1895, pour constituer une organisation indépendante sous le titre de « Société Théosophique d’Amérique ». Cette organisation existe toujours ; elle fut présidée par Ernest T. Hargrove, puis par Mme Catherine Tingley ; avec cette dernière, son siège central fut transporté de New-York à Point-Loma (Californie).

Tout cela n’avait pas été sans faire quelque bruit au dehors, et on avait pu lire dans la presse de Londres, notamment, des appréciations du genre de celle-ci : « Les théosophistes sont trompés et beaucoup découvriront leur déception ; ils ont, nous en avons peur, ouvert les portes à un véritable carnaval de duperie et d’imposture »(90). Herbert Burrows, celui-là même qui avait introduit Mme Besant dans la Société Théosophique, finit par démissionner en déclarant que « la Société, telle qu’elle existe à présent, est un danger permanent pour l’honnêteté et la vérité, et une perpétuelle porte ouverte à la superstition, à la déception et à l’imposture »(91). En 1893, M. Nagarkar, membre du Brahma Samâj, et par conséquent peu suspect d’une hostilité de parti pris, déclarait à Londres que le théosophisme n’était regardé dans l’Inde que comme une vulgaire ineptie, et il répondait à ses contradicteurs : « Vous n’avez pas la prétention, je suppose, vous qui connaissez à peine les choses de votre propre contrée, de m’apprendre les choses de mon pays et de ma compétence ; vos Mahâtmâs n’ont jamais existé et sont simplement une plaisanterie (joke) de Mme Blavatsky, qui a voulu savoir combien de fous pourraient y croire ; donner cette plaisanterie pour une vérité, c’est se rendre complice de la faussaire »(92).

En cette même année 1893, Mme Besant parut au fameux « Parlement des Religions » de Chicago, accompagnée de deux personnages assez singuliers, Chakravarti et Dharmapâla, sur lesquels il est bon de dire ici quelques mots(93). Gyanendra Nath Chakravarti (le « Babu Chuckerbuthy » de Rudyard Kipling)(94), secrétaire du Yoga Samâj et professeur de mathématiques au collège d’Allahabad, n’était pas un Hindou d’origine, mais un Mongol plus ou moins « hindouïsé ». Il avait cherché, en décembre 1892, à entrer en relations avec les spirites anglais, en prétendant qu’il existait des rapports entre le Yoga hindou et les phénomènes « spiritualistes » ; nous ne voulons pas décider si c’était, de sa part, ignorance ou mauvaise foi. Hypnotiseur remarquable, il trouva un excellent « sujet » en Mme Besant, et il semble bien établi qu’il la tint assez longtemps sous son influence(95). C’est à quoi Judge fit allusion lorsqu’il accusa Mme Besant d’être « entrée inconsciemment dans le complot formé par les magiciens noirs qui luttent toujours contre les magiciens blancs »(96), en dénonçant en même temps Chakravarti comme « un agent mineur des magiciens noirs ». Il faut dire, pour n’accorder à cette dernière affirmation que sa juste valeur, que les théosophistes ont toujours eu l’habitude d’accuser indistinctement tous leurs adversaires de « faire de la magie noire »(97) ; Papus et les occultistes français de son école qui, après avoir fait quelque temps partie de la Société théosophique, l’avaient abandonnée en 1890, en firent maintes fois l’expérience à leurs dépens ; ils ripostèrent en reprochant aux théosophistes leur « orgueil » et leur « ivresse mentale » ; du reste, les querelles qui éclatent fréquemment entre « néo-spiritualistes » de différentes écoles sont presque toujours d’une violence et d’une âpreté inouïes(98).

L’« Angarika » H. Dharmapâla (ou Dhammapâla), un Bouddhiste de Ceylan, était délégué au « Parlement des Religions », avec le titre de « missionnaire laïque », par le « Grand-Prêtre » Sumangala, comme représentant du Mahâ-Bodhi Samâj (Société de la Grande Sagesse) de Colombo. On raconta que, pendant son séjour en Amérique, il avait « officié » dans une église catholique ; mais nous pensons que ce doit être là une simple légende, d’autant plus que lui-même se déclarait « laïque » ; peut-être y fit-il une conférence, ce qui ne serait pas pour étonner outre mesure ceux qui connaissent les mœurs américaines. Quoi qu’il en soit, la dernière manifestation de ce personnage dont nous ayons eu connaissance est une lettre qu’il écrivit de Calcutta, le 13 octobre 1910, au chef (désigné seulement par les initiales T. K.) d’une société secrète américaine appelée « Ordre de Lumière » (Order of Light), qui recrute surtout ses adhérents dans les hauts grades de la Maçonnerie, et dont un des membres, les plus actifs est un théosophiste connu, le Dr J. D. Buck(99). Dans cette lettre, Dharmapâla félicitait vivement les Maçons américains de leurs efforts pour « préserver le peuple de la servitude du diabolisme papal » (sic) et leur souhaitait le plus complet succès dans cette lutte, ajoutant que « le clergé, dans tous les pays et dans tous les âges, n’a jamais montré qu’un objet dont l’accomplissement semble être son unique désir, et qui est de réduire le peuple à l’esclavage et de le tenir dans l’ignorance ». Nous nous demandons si un pareil langage a reçu l’approbation du « Grand-Prêtre de l’Église Bouddhique du Sud », qui a bien la prétention d’être à la tête d’un « clergé », encore qu’il n’ait rien existé de tel dans la conception et l’organisation du Bouddhisme primitif.

VIII. — Le Christianisme ésotérique ; la Duchesse de Pomar

Il est temps d’en venir maintenant à ce qui constitue peut-être le trait le plus caractéristique de la nouvelle orientation donnée à la Société Théosophique sous l’impulsion de Mme Annie Besant : nous voulons parler du « Christianisme ésotérique »(100). Antérieurement, le courant chrétien ou soi-disant tel, malgré ce qu’il semblait présenter d’incompatible avec les idées de Mme Blavatsky, était déjà représenté dans ce milieu par le « Rosicrucianisme » du Dr Franz Hartmann, que nous avons mentionné plus haut(101), et par les travaux plus ou moins sérieux de George R. S. Mead, secrétaire général de la section européenne, sur le gnosticisme et les « mystères chrétiens »(102). Il y avait eu aussi, en outre, un « Christianisme ésotérique » en connexion avec le théosophisme ; plus exactement, il y en avait même eu deux. L’un était celui de la doctoresse Anna Kingsford, présidente de la « Société Hermétique » de Londres(103), et d’Edward Maitland ; lorsqu’ils exposèrent leurs théories dans un ouvrage intitulé La Voie Parfaite, tous deux étaient membres de la Société Théosophique, mais ils s’en retirèrent peu après, ayant constaté l’opposition irréductible qui existait entre ces théories et celles de Mme Blavatsky. L’autre « Christianisme ésotérique » était celui de la duchesse de Pomar, et, comme c’est surtout en France que son existence s’affirma, il est bon de s’y arrêter un peu plus longuement.

C’était une singulière figure que cette Lady Caithness, duchesse de Pomar, qui se disait catholique et semblait bien l’être sincèrement, mais chez qui ce catholicisme s’alliait à une « théosophie chrétienne » inspirée principalement de Bœhme et de Swedenborg, et aussi à certaines conceptions particulières, bien plus étranges encore(104). Elle s’intitulait « présidente de la Société Théosophique d’Orient et d’Occident », mais sa Société n’était aucunement en concurrence avec celle de Mme Blavatsky, dont elle constituait au contraire, en réalité, une véritable « section ésotérique ». D’ailleurs, la duchesse fournit des fonds à Mme Blavatsky pour lui permettre de répandre sa doctrine en France(105), ce qui prouve bien qu’il n’y avait entre elles aucune rivalité. Cependant, elle démissionna de la Société Théosophique en septembre 1884, en se plaignant qu’Olcott eût « manqué de tact » à son égard(106) ; cette démission dut d’ailleurs être retirée, car elle la donna de nouveau en 1886, cette fois en compagnie de Mme de Morsier et de plusieurs autres membres de la branche parisienne. Malgré cela, au moment du Congrès spirite et spiritualiste de 1889, dont on lui offrit la présidence d’honneur, Mme de Pomar n’avait pas encore cessé d’être « présidente de la Société Théosophique d’Orient et d’Occident » ; mais, un peu après ce Congrès, Mme Blavatsky fonda à Paris une section ésotérique indépendante, dont les membres durent s’engager par serment à obéir d’une façon passive aux ordres de la direction(107). Il n’en est pas moins vrai que, jusque vers la fin de sa vie(108), la duchesse conserva avec la Société Théosophique des relations plutôt amicales ; ainsi, en juillet 1893, elle écrivait au secrétaire de la branche parisienne(109) : « Quelles que soient les différences de point de vue qui existent entre moi et la Société Théosophique, je désire beaucoup la voir se développer en France, sachant qu’elle ne peut que contribuer au progrès des idées auxquelles je suis moi-même dévouée. Mais la mission qui m’a été confiée par Celui que j’appelle mon Maître, le Seigneur Jésus-Christ, absorbe toutes les ressources dont je puis disposer(110) Je désire que les M. S. T. (membres de la Société Théosophique) aient connaissance des sentiments tout fraternels que j’éprouve à leur égard. Si nous suivons parfois des chemins différents, le but que nous poursuivons est le même, et je fais les vœux les plus sincères pour le succès de vos efforts. » Notons encore que, le 13 juin 1894, Mme de Pomar reçut chez elle Mme Besant, qui y fit une conférence sur le « pèlerinage de l’âme »(111), et que cette séance fut présidée par le colonel Olcott.

Ce qui n’est pas moins curieux que cette étrange alliance et cette affirmation d’un but commun entre les mouvements dirigés par Mme de Pomar et par les successeurs de Mme Blavatsky, c’est le caractère extrêmement secret que la première avait donné à son organisation ; voici en effet ce qu’elle écrivait à Arthur Arnould, dans une lettre que celui-ci publia en 1890(112) : « La Société Théosophique d’Orient et d’Occident, que j’ai l’honneur de présider, étant des plus ésotériques et par conséquent des plus secrètes, je ne comprends pas que le colonel Olcott ait eu l’imprudence d’en parler, car je l’avais prié de garder notre secret. Nos réunions sont tout à fait secrètes, et il nous est défendu d’en parler à qui que ce soit, en dehors de notre cercle assez nombreux maintenant et qui compte parmi ses membres quelques-uns des plus grands esprits de la France, mais auquel on est admis seulement après la plus haute des initiations et des épreuves très sérieuses. Quand je vous dirai que nous recevons nos instructions directement des plus hautes sphères, vous comprendrez que nous désirions garder le plus strict secret… » Quelles étaient donc ces instructions et ces communications mystérieuses, et quelle était la « mission » que Mme de Pomar prétendait avoir reçue ? Dans une lettre datée du 2 février 1892, et dont nous avons l’original entre les mains, elle disait à ce sujet : « … Le culte que je professe pour Marie Stuart s’applique moins aux souvenirs de sa personnalité terrestre qu’à son individualité céleste(113), toujours vivante, et qui depuis plus de trente ans m’a donné de nombreuses preuves de sa présence spirituel (sic) auprès de moi. Cet être déjà si grand, si noble sur la terre, a continué à se développer selon la loi éternelle de la vie de l’Esprit, et aujourd’hui arrivée à posséder la vérité qui affranchit, elle a dépassé de beaucoup ses convictions religieuses d’autrefois(114). Sa mission est de donner aujourd’hui au monde, et spécialement à la France, les Vérités du Jour Nouveau qui doivent amener l’évolution de la race dans le sens d’une spiritualité plus haute, et j’ai eu le privilège d’être choisie par elle comme intermédiaire terrestre pour travailler à son œuvre. » Et plus loin, elle ajoutait encore que « cette Reine est aujourd’hui un Ange des plus hautes sphères célestes ».

Ce « Jour Nouveau » dont la duchesse de Pomar était ainsi chargée d’annoncer et de préparer la venue, c’était une nouvelle révélation, une ère qui devait succéder au Christianisme comme le Christianisme lui-même a succédé à l’ancienne Loi ; c’était, en un mot, la « venue du Saint-Esprit », conçu gnostiquement comme le « divin féminin »(115). C’était encore « la manifestation des fils et des filles de Dieu, non pas en tant qu’un être unique, mais comme plusieurs : cette race plus parfaite humanisera la terre, que nous savons avoir déjà passé par les périodes du développement minéral, végétal et animal, et nous voyons que cette dernière étape de développement est maintenant près de se compléter » ; et la duchesse va jusqu’à cette précision : « Nous pouvons dire véritablement que l’ancien monde a fini en 1881 et que le Seigneur a créé de nouveau un nouveau ciel et une terre nouvelle et que nous allons entrer dans la nouvelle année de Notre-Dame, 1882 »(116). Il est permis de trouver que cette idée d’un Messie collectif a quelque chose d’assez étrange ; mais c’est précisément le Messianisme, sous une forme ou sous une autre, qui semble donner la clef de cette « communauté de buts » qu’affirmait Mme de Pomar à l’égard de la Société Théosophique, comme c’est aussi un Messianisme plus ou moins avoué qui est à la racine de bien d’autres mouvements « néo-spiritualistes ».

Si ce n’est guère que depuis une dizaine d’années qu’on a vu se formuler nettement, chez les théosophistes, la conception du « Messie futur », il n’en est pas moins vrai que celui-ci avait déjà été annoncé en ces termes par Mme Blavatsky elle-même : « Le prochain effort trouvera un corps, comptant un grand nombre de membres unis entre eux et prêts à accueillir le nouveau Porteur du flambeau de la Vérité. Les cœurs seront préparés à recevoir son message ; le langage qu’il lui faudra pour rendre les nouvelles vérités qu’il apportera aura été trouvé ; une organisation toute faite attendra son arrivée, et s’empressera d’enlever de son chemin les obstacles et les difficultés d’une nature purement mécanique et matérielle. Réfléchissez un instant, et vous comprendrez ce que sera capable d’accomplir Celui auquel de telles circonstances tomberont en partage… »(117). Voilà donc bien le « but commun » des entreprises de Mme de Pomar et de Mme Blavatsky ; mais cette dernière, qui se gardait bien d’ailleurs d’avancer des dates précises, prophétisait probablement à coup sûr, car il est à supposer qu’elle avait donné pour mission secrète à sa Société, non seulement de préparer la voie à « Celui qui doit venir », mais encore de susciter son apparition même au moment qui semblerait propice. Cette mission, Mme Besant, ancienne secrétaire de Mme Blavatsky et sa dernière confidente, devait l’accomplir avec l’aide de son associé, l’ancien ministre anglican Charles W. Leadbeater, qui paraît jouer auprès d’elle un rôle assez analogue à celui d’Olcott auprès de la fondatrice de la Société ; seule, la tournure « chrétienne » qui a été donnée au mouvement messianique en voie de réalisation ne répond peut-être pas entièrement aux vues de Mme Blavatsky.

IX. — Le Messie futur

Pour comprendre l’étrange équipée messianique qui fit quelque bruit en ces dernières années, il faut connaître, au moins d’une façon sommaire, la conception très particulière que les théosophistes se font du Christ, ou, plus généralement, de ce qu’ils appellent un « Grand Instructeur » ou « Instructeur du Monde »(118). D’après cette conception, un « initié » ou un « disciple » spécialement préparé par certaines épreuves prête son corps, lorsqu’il s’en est rendu digne, à un « Maître », Bouddha ou Bodhisattwa (Bouddha en devenir, être qui est sur le point d’atteindre l’état de Bouddha ou la possession de la sagesse suprême) ; et c’est désormais celui-ci qui, se servant de ce corps pour se manifester comme s’il était son propre corps, parlera par sa bouche pour enseigner la « religion de la sagesse »(119). C’est ainsi que le « disciple » Jésus, élevé dans une communauté essénienne de la Judée méridionale, puis devenu en Égypte un « initié de la Grande Loge Blanche », incarna en lui le Bodhisattwa Maitreya, le « Seigneur de Compassion »(120), qui se manifesta par son moyen pendant les trois années de sa vie publique(121). C’est ce même Bodhisattwa qui doit se manifester de nouveau à notre époque, dans des conditions analogues, et peut-être parvenir cette fois à l’état de Bouddha parfait ; et ainsi le rôle que la Société Théosophique s’attribue est de trouver et de préparer, comme l’auraient fait jadis les Esséniens, le « disciple » de choix en qui s’incarnera, quand le moment sera arrivé, « Celui qui doit venir », le « Seigneur Maitreya ».

À vrai dire, l’accomplissement de cette mission n’a pas été sans quelques tâtonnements ; il y eut tout au moins une première tentative qui échoua piteusement. C’était à Londres, où une sorte de communauté de théosophistes existait alors dans le quartier de Saint-John’s Wood ; on y élevait un jeune garçon, à l’air malingre et peu intelligent, mais dont les moindres paroles étaient écoutées avec respect et admiration, car ce n’était rien moins, paraît-il, que « Pythagore réincarné ». Comme les théosophistes admettent d’autre part que Pythagore est, sous un autre nom, un de leurs « Maîtres vivants », il est permis de se demander comment, sans cesser de vivre, il avait pu se réincarner ; c’est encore là un de ces mystères qu’il vaut mieux ne pas chercher à approfondir, et d’ailleurs ce n’est pas le seul exemple d’une semblable difficulté(122) ; peut-être faut-il admettre qu’il s’agit d’une manifestation du genre que nous venons d’indiquer, plutôt que d’une réincarnation proprement dite. Quoi qu’il en soit, au bout de quelque temps, le père de l’enfant, un capitaine en retraite de l’armée britannique, retira brusquement son fils des mains de M. Leadbeater, qui avait été chargé spécialement de son éducation(123) ; et il dut y avoir quelque menace de scandale, car M. Leadbeater fut un moment exclu de la Société Théosophique, pour des motifs sur lesquels on garda prudemment le silence ; réintégré ensuite (en 1908, croyons-nous) et réconcilié avec Mme Besant, il devait jouer encore le principal rôle dans la seconde affaire, beaucoup plus connue, et qui allait aboutir à un dénouement presque similaire.

Dans cette seconde affaire, ce n’est plus Pythagore qu’il s’agissait de manifester, sans doute à titre de « précurseur », mais bien le Bodhisattwa lui-même ; et le jeune homme qu’on élevait à cet effet n’était plus un Anglais, mais un Hindou, Krishnamurti, dont Mme Besant s’était instituée la tutrice, ainsi que de son frère Nityânanda, qui devait avoir aussi quelque mission accessoire à remplir. Tous deux accompagnèrent Mme Besant dans le voyage qu’elle fit à Paris en 1911, et parurent à ses côtés à la conférence qu’elle donna à la Sorbonne, le 15 juin, sur le « message de Giordano Bruno au monde actuel »(124) ; on les désignait habituellement par les pseudonymes astronomiques d’Alcyone et de Mizar. Alcyone était alors âgé de seize ans ; il avait déjà écrit, ou du moins on avait publié sous son nom, un petit livre intitulé Aux pieds du Maître, pour lequel les théosophistes témoignèrent la plus vive admiration, bien que ce ne fût guère qu’un recueil de préceptes moraux sans grande originalité(125). Auparavant, il avait paru un ouvrage des plus bizarres, ayant pour titre Déchirures dans le voile du temps, « par les principaux instructeurs théosophes : Mme Annie Besant, M. C. W. Leadbeater, en collaboration avec plusieurs autres personnes » ; c’était une sorte de roman, digne de l’histoire des anciennes races humaines, et provenant de la même source, où l’on racontait les trente incarnations successives d’Alcyone. En règle générale, l’homme ne garde aucun souvenir de ses vies antérieures ; mais les « principaux instructeurs théosophes » font exception, grâce à leur « clairvoyance ». Une sorte d’adaptation française de cet ouvrage, avec commentaires, fut publiée par M. Gaston Revel, en 1913, sous ce titre : De l’an 25.000 avant Jésus-Christ à nos jours. Ce qu’il faut y noter, ce sont les prédictions qu’on y a glissées, à des dates diverses, au sujet du rôle futur d’Alcyone ; c’est aussi la façon dont se retrouvent, d’une existence à l’autre, les mêmes personnages, parmi lesquels les chefs de la Société Théosophique : « Alcyone est prêt désormais à remplir de nouveaux devoirs, comme disciple direct de ceux (les « Maîtres ») qu’il a si bien servis dans le passé. C’est ainsi que, dans son incarnation actuelle, il retrouve en notre vénérée Présidente et en M. C. W. Leadbeater, les amis et parents d’autrefois. Peu après, il est admis sur le sentier de Probation, et cinq mois s’étaient à peine écoulés qu’il devenait disciple accepté. Peu de jours après, il devenait le “Fils du Maître” et passait le premier Portail de la première grande Initiation, ce qui l’admet au nombre des membres de la Grande Loge Blanche qui gouverne l’humanité. Tous ceux qui l’ont autrefois connu, aimé, servi, sont aujourd’hui autour de lui, comme membres de la Société Théosophique »(126). « Alcyone et ceux qui l’entourent appartiennent au cœur du monde ; de plus, ils sont les promesses de l’avenir ; à eux tous, ils constituent un groupe spécial, dit groupe des Serviteurs. Ce sont ceux qui secondent dans leur œuvre les grands Instructeurs de l’humanité »(127).

Cependant, quelques protestations s’élevaient déjà de divers côtés, et, dans l’Inde surtout, certains bruits fâcheux commençaient à courir. Dès le début de 1912, le Dr M. C. Nanjunda Rao, professeur à l’École de médecine de Madras, écrivait : « Les agissements actuels des théosophistes constituent une sévère condamnation des méthodes adoptées pour glorifier ce jeune Krishnamurti (Alcyone) comme un second Christ qui vient sauver l’humanité affligée »(128). Vers la même époque, le Dr J. M. Nair publiait dans un organe médical, l’Antiseptic, un article mordant contre le théosophisme, et n’hésitait pas à y accuser nettement M. Leadbeater d’immoralité ; cet article fut réimprimé en brochure, puis reproduit par le grand journal quotidien Hindu. À la suite de ces attaques, trois procès furent engagés en décembre 1912, et tous les trois furent perdus par la Société et par sa présidente, qui prétendaient qu’on avait tort de les rendre responsables des théories de Leadbeater, attendu que celles-ci n’avaient jamais eu qu’un caractère purement privé et personnel. En se préparant à désavouer de nouveau Leadbeater, devenu trop compromettant, Mme Besant oubliait qu’elle avait écrit : « Une nuit que j’allais à la demeure du Maître, Mme Blavatsky m’a fait savoir que la défense de Leadbeater doit être entreprise contre les exagérations dont on l’accuse »(129), et que, quelque temps après, elle avait même dit : « Je dois rester ou tomber avec lui » ; c’est ce que ses adversaires surent lui rappeler fort à propos, et, si Mme Besant y perdit ses procès, Leadbeater y gagna sans doute de n’être pas exclu une seconde fois de la Société. Mais le scandale fut grand, malgré les efforts parfois maladroits des amis dévoués de la présidente(130) ; un certain nombre de professeurs du « Central Hindu College » de Bénarès, qui faisaient auprès de leurs élèves une propagande théosophiste trop ardente, furent contraints de donner leur démission. Un journal hindou, le Behari, résuma fort bien l’impression générale en ces termes : « Si un mouvement doit être jugé par ses coryphées et si Leadbeater est un coryphée du théosophisme, alors le théosophisme, pour les profanes, n’est qu’une énigme tenant le milieu entre un enseignement repoussant et une incroyable présomption. »

Tout cela finit par émouvoir le père de Krishnamurti et de Nityânanda, M. Narayan Iyer, qui était cependant un théosophiste convaincu et remplissait les fonctions de secrétaire de la Société à Adyar ; il voulut révoquer la délégation de ses droits de tutelle qu’il avait consentie en 1910, et demanda à la Haute-Cour de Madras que ses fils lui fussent rendus. Après un procès dont le Times reproduisit tous les détails, le juge ordonna que les jeunes gens fussent restitués à leurs parents avant le 26 mai 1913, déclarant « que M. Leadbeater professait des opinions immorales et était certainement indigne d’élever des jeunes gens ». Mme Besant fit aussitôt appel de ce jugement, et, cet appel ayant été rejeté à Madras le 29 octobre 1913, elle prit le parti de s’adresser aux tribunaux anglais ; ses deux pupilles étaient alors à Oxford pour y achever leur éducation, et, dûment stylés par leur entourage, ils déclarèrent qu’ils refusaient de retourner dans l’Inde. Cette fois, l’appel de Mme Besant fut admis à Londres, le 5 mai 1914, et les choses restèrent en l’état ; naturellement, les théosophistes célébrèrent comme un triomphe cette décision(131), à laquelle on peut croire que certaines influences politiques n’avaient pas été étrangères. Pourtant, depuis cette époque, il fut beaucoup moins question d’Alcyone ; tous ces incidents étaient sans doute par trop défavorables à la préparation de sa mission, et d’ailleurs on avait eu la prudence de ne le présenter tout d’abord que comme un « annonciateur », tout en faisant entrevoir assez clairement le rôle plus important qui devait lui être dévolu par la suite : de cette façon, on se réservait assez adroitement une autre issue pour le cas où les événements viendraient à mal tourner.

Ces histoires plus ou moins scandaleuses ne furent pas sans susciter des troubles au sein même de la Société Théosophique : la scission la plus retentissante fut celle du « rosicrucien » Rudolf Steiner, qui entraîna la plupart des groupements d’Allemagne(132), de Suisse et d’Italie, plus un certain nombre d’autres répandus un peu partout, et qui forma avec ces éléments une nouvelle organisation indépendante, à laquelle il donna le nom de « Société Anthroposophique » ; à cette nouvelle Société adhérèrent notamment, en France, les partisans de l’« ésotérisme helléno-chrétien » inventé par M. Édouard Schuré(133). Le Dr Steiner fit construire à Dornach, près de Bâle, un temple « où les fervents de la science de l’esprit pourraient s’assembler, s’instruire et s’édifier dans un lieu préparé pour eux » ; ce temple devait être achevé vers la fin de 1914, mais la guerre eut pour effet d’interrompre les travaux, et il n’y a que peu de temps que l’édifice put enfin être inauguré(134). En dehors de ce schisme, il y en eut quelques autres moins importants : c’est ainsi que, en octobre 1913, le groupe espagnol « Marc-Aurèle » se constitua en centre autonome(135). Enfin, certains théosophistes américains firent entendre des protestations indignées et créèrent une « Ligue de Réforme théosophique »(136), dont le manifeste contenait les passages suivants : « On se propose d’organiser aux États-Unis un corps de théosophistes destiné à amener une réforme des conditions où se trouve actuellement la Société Théosophique, dont la présidente, Mme Annie Besant, associée à M. Charles W. Leadbeater, a, pendant toute la durée de ses fonctions, causé la plus déplorable démoralisation du but et de l’idéal de cette Société… Contrairement aux principes les plus fondamentaux de la Théosophie, un nouveau culte personnel est exploité par la présidente de la Société, et une religion particulière se développe sous son patronage. La conduite de Mme Besant à cet égard constitue une malfaisance caractérisée, et sa collaboration continue avec M. Leadbeater est de nature à jeter le discrédit sur la Société »(137).

X. — L’Ordre de l’Étoile d’Orient et ses annexes

Faut-il croire que les chefs de la Société Théosophique, découragés par tant d’insuccès, ont fini par renoncer à leurs entreprises messianiques ? Nous avons bien des raisons de penser qu’il n’en est rien : sous une forme ou sous une autre, avec ou sans Alcyone, le mouvement se continuera, car le « groupe des Serviteurs » (nous entendons le groupe réel, non celui des personnages plus ou moins fantastiques auxquels les théosophistes donnent aussi ce nom) fonctionne toujours comme par le passé. En réalité, ce n’est pas un groupe unique, ce sont des groupes multiples et divers, formant autant d’organismes distincts en apparence de la Société Théosophique, mais créés et dirigés par elle ; l’ensemble de toutes ces associations constitue ce qu’on appelle l’« Ordre de Service de la Société Théosophique ». Nous y reviendrons plus loin ; pour le moment, nous voulons signaler seulement quelques-uns de ces groupements auxiliaires, et tout d’abord l’« Ordre du Soleil Levant », organisé à Bénarès par M. Arundale, puis transformé en « Ordre indépendant de l’Étoile d’Orient », avec Alcyone comme chef nominal et Mme Besant comme « protectrice », « pour grouper tous ceux qui, tant dans le sein de la Société Théosophique qu’en dehors, croient à la venue de l’Instructeur Suprême du Monde ». Voici ce que disait M. Leadbeater, en présence d’Alcyone, à une réunion de la section italienne de cet Ordre à Gênes : « Tandis que la Société Théosophique demande de reconnaître la fraternité humaine, l’Ordre de l’Étoile d’Orient commande la croyance dans la venue d’un grand Maître et la soumission à ses principes. D’autre part, on peut admettre les principes et les préceptes de l’Ordre sans accepter tous les enseignements de la Société Théosophique. La naissance de l’Ordre nous a révélé que, partout dans le monde, il y a des personnes qui attendent la venue du Maître, et grâce à lui on a pu les grouper… Le travail de l’Ordre et celui de la Société Théosophique sont identiques : élargir les idées des Chrétiens et de ceux qui croient qu’en dehors de leur petite Église il n’y a pas de salut ; enseigner que tous les hommes peuvent être sauvés… Pour une grande partie d’entre nous, la venue d’un grand Instructeur n’est qu’une croyance, mais, pour quelques-uns, c’est une certitude. Pour beaucoup, le Seigneur Maitreya n’est qu’un nom, alors qu’il est une grande entité pour certains d’entre nous qui l’ont vu et entendu souvent »(138). Un peu plus tard, ces déclarations allaient être contredites sur certains points par M. Arundale, affirmant au nom d’Alcyone que « l’Ordre n’indique pas quel est l’Instructeur Suprême pour la venue duquel il a été fondé », qu’« aucun membre n’a le droit de dire, par exemple, que l’Ordre attend la venue du Christ ou du Seigneur Maitreya », et qu’« il serait préjudiciable aux intérêts de l’Ordre et à ceux de la Société Théosophique de regarder comme identiques les objets de ces deux organisation »(139). Voilà un exemple très net de la façon dont les chefs théosophistes savent se plier aux circonstances et modifier, suivant l’opportunité, les apparences qui doivent leur permettre de pénétrer dans des milieux divers et d’y recruter des auxiliaires pour la réalisation de leurs plans.

Il a été créé des organisations qui sont adaptées à chacun des milieux qu’on veut atteindre ; il en est aussi qui s’adressent spécialement à la jeunesse et même à l’enfance. C’est ainsi que fut fondée, à côté de l’« Étoile d’Orient », une autre association dite des « Serviteurs de l’Étoile », ayant pour « protecteur » Krishnamurti et pour chef Nityânanda ; « tous les membres de cet Ordre, à l’exception des membres honoraires, doivent être âgés de moins de vingt-et-un ans, et le plus jeune enfant qui désire servir peut en faire partie »(140). Antérieurement, il existait déjà deux autres organisations du même genre : la « Chaîne d’Or » et la « Table Ronde ». La « Chaîne d’Or » est un « groupement d’entraînement spirituel », où les enfants sont admis à partir de sept ans, et dont le but (du moins le but avoué) est exprimé dans la formule que les membres doivent répéter tous les matins : « Je suis un chaînon d’or de la chaîne d’amour qui enserre le monde ; il faut que je reste fort et brillant. Je veux tâcher d’être doux et bon pour toute créature vivante, de protéger et d’aider tous ceux qui sont plus faibles que moi. Et j’essaierai de n’avoir que des pensées pures et belles, de ne prononcer que des paroles pures et belles, de n’accomplir que des actions pures et belles. Puissent tous les chaînons devenir brillants et forts »(141). Ce but apparaît comme à peu près identique à celui des « Ligues de Bonté » (Bands of Mercy), originaires d’Amérique(142), et fort suspectes aussi, dont les jeunes adhérents doivent signer cette formule : « Je veux m’efforcer non seulement d’être bon pour toutes les créatures vivantes, mais d’empêcher qui que ce soit de les molester ou de leur nuire »(143). On espère, dit-on, que cet engagement d’honneur, cette initiation à la valeur du serment, élèvera très vite l’enfant à la dignité d’homme ; c’est ce que prétendent aussi les promoteurs du « Scoutisme »(144).

S’il n’est pas ouvertement question de la venue du « Grand Instructeur » dans la « Chaîne d’Or », il n’en est pas de même dans la « Table Ronde », dont on peut faire partie comme « associé » à partir de treize ans, comme « compagnon » à partir de quinze ans, et comme « chevalier » à partir de vingt-et-un ans(145), et dont les membres doivent prêter le serment formel du secret. Là, il s’agit de « suivre le grand Roi que l’Occident a nommé Jésus-Christ et l’Orient Bodhisattwa ; maintenant que l’espoir nous est donné de son retour prochain, le temps est venu de former des chevaliers qui prépareront sa venue en le servant dès à présent ; il est demandé à ceux qui entreront dans la Ligue de penser chaque jour à ce Roi, et de faire chaque jour une action pour le servir »(146). En somme, c’est surtout un centre de recrutement pour l’« Étoile d’Orient », qui se donne comme le noyau de la « religion nouvelle », le point de ralliement de tous ceux qui attendent la « venue du Seigneur ».

D’un autre côté, il se fonda en France et en Belgique, en 1913, une certaine « Confrérie des Mystères de Dieu », qui se présentait en ces termes : « Une vive espérance largement répandue chez quelques étudiants est que les Mystères chrétiens(147) pourront être restaurés d’une manière que nous ne saurions prévoir, et qu’ainsi sera comblé un besoin profondément senti dans l’Église chrétienne. Dans cette espérance et avec la conviction que les temps sont venus, la Confrérie des Mystères de Dieu a été fondée avec ces deux buts : 1o rassembler en un seul corps, lier ensemble par des promesses solennelles de service et de fraternité, ceux des Chrétiens qui, dans une humble attitude d’attente pour être employés comme Il le jugera bon, veulent consacrer leur vie au service du Christ, et veulent vivre, étudier, prier et travailler dans l’espérance que les Mystères seront restaurés ; 2o l’étude en commun du Mysticisme chrétien, des légendes et des traditions mystiques, comme aussi du cérémonial et du symbolisme chrétiens, ainsi que des allusions éparses se rapportant aux Mystères chrétiens… Il doit être spécifié que le premier but de la Confrérie est basé sur la prochaine venue du Seigneur et implique la croyance en cette venue. Il est à espérer que les nombreux Chrétiens de l’Ordre de l’Étoile d’Orient intéressés dans le cérémonial et le symbolisme se joindront à la Confrérie et trouveront, dans sa ligne de travail, une occasion définie d’aider à préparer Son chemin et à aplanir Ses voies »(148).

Enfin, sans doute, pour remplacer l’organisation rosicrucienne du Dr Steiner, entrée dans une tout autre direction, il fut créé un nouveau « Temple de la Rose-Croix », ayant pour objet « l’étude des Mystères, du Rosicrucianisme, de la Kabbale, de l’Astrologie, de la Franc-Maçonnerie, du symbolisme, du cérémonial chrétien et des traditions occultes qui se rencontrent en Occident »(149). Cette organisation, bien que « n’ayant aucune relation officielle avec l’Ordre de l’Étoile d’Orient », n’en devait pas moins « travailler à l’œuvre commune », c’est-à-dire à « préparer la voie du Seigneur », et, par ses formes rituéliques, « fournir la base d’une partie du grand aspect cérémoniel de la religion nouvelle »(150). Mais tout cela n’était pas encore suffisant : pour donner un corps à cette « religion nouvelle », les chefs de la Société Théosophique voulaient avoir à leur disposition une Église véritable, revêtue officiellement d’une dénomination chrétienne, voire même catholique, et c’est ce qui fut fait en ces dernières années.

XI. — L’Église vieille-catholique

Au début de 1914, on apprenait l’existence à Paris d’une certaine « Église Catholique Française », appelée aussi « Église Gallicane »(151), placée provisoirement sous le contrôle de « Mgr Arnold Henri Mathieu, comte de Landave de Thomastown, archevêque vieux-catholique de Londres, métropolitain de Grande-Bretagne et d’Irlande », en attendant la consécration, comme «  métropolitain de France et des Colonies », de son vicaire général, « Mgr Pierre René, vidame de Lignières »(152). Cette nouvelle Église, « Française et non Romaine », mais pourtant soumise à l’autorité d’un Anglais, se fit connaître d’abord, comme jadis celle de l’évêque Villatte, par des offres de prêtres schismatiques à des communes qui se trouvaient privées de leurs curés parce que les municipalités avaient eu des difficultés avec les évêques(153). Bientôt, il parut un bulletin intitulé Le Réveil Catholique(154), qui, pour établir la « succession apostolique » de Mgr Mathieu, consacré par Mgr Gérard Gul, archevêque janséniste d’Utrecht, énuméra toute la lignée des archevêques et évêques jansénistes hollandais(155). On y put voir ensuite la « division religieuse » de la France en un archevêché et huit évêchés « régionnaires » ; plusieurs de ces derniers avaient déjà des titulaires désignés, parmi lesquels deux évêques d’une prétendue « Église Orthodoxe Latine », MM. Giraud, ancien frère lai de la Trappe, et J. Bricaud ; celui-ci, qui est fort connu dans les milieux occultistes, se faisait appeler précédemment « S. B. Jean II, Patriarche de l’Église Gnostique Universelle », et il se prétend aujourd’hui le successeur de Papus à la tête de l’« Ordre Martiniste » et de plusieurs autre organisations(156). Ce fait est encore un exemple des relations qui existent entre une foule de groupements qu’on pourrait croire, à première vue, tout à fait étrangers les uns aux autres ; cependant, il ne fut nullement question du théosophisme et de ses représentants dans l’« Église Catholique Française », qui semble bien n’avoir eu, comme d’autres schismes analogues, qu’une existence éphémère ; c’est dans l’Église vieille-catholique d’Angleterre, qui lui avait donné naissance, que les théosophistes commençaient alors à s’introduire.

Le chef de cette Église vieille-catholique, l’archevêque Mathieu, qui s’appelle en réalité Arnold Harris Matthews, né à Montpellier de parents irlandais, s’était d’abord préparé à recevoir les ordres dans l’Église épiscopalienne d’Écosse ; puis il s’était fait catholique en 1875, et avait été ordonné prêtre à Glasgow en juin 1877. Il abandonna le sacerdoce en juillet 1889, et, en octobre 1890, il prit le nom italien d’Arnoldo Girolamo Povoleri(157) ; il se maria en 1892 ; il se faisait alors appeler le Rév. comte Povoleri di Vicenza, et c’est vers la même époque qu’il prit aussi le titre de comte de Landaff(158). Un peu plus tard, il sembla se réconcilier avec l’Église Catholique ; mais, en 1908, M. Mathew (c’est ainsi qu’il orthographiait maintenant son nom) se fit consacrer évêque par le Dr Gérard Gul, qui était à la tête de l’Église vieille-catholique de Hollande, formée des débris du Jansénisme unis à quelques dissidents qui, en 1870, avaient refusé de reconnaître le dogme de l’infaillibilité pontificale(159). Le nouvel évêque consacra à son tour deux autres prêtres anglais dévoyés, MM. Ignace Beale et Arthur Howorth ; et, au bout de trois ans à peine, il fonda une « Église Catholique Orthodoxe d’Occident », répudiant toute subordination vis-à-vis d’Utrecht aussi bien que de Rome. Cette Église prit successivement diverses dénominations, qu’il est inutile d’énumérer, tandis que son chef essayait d’entrer en négociations, tantôt avec le Saint-Siège, tantôt avec l’Église Anglicane, tantôt même avec l’Église Orthodoxe d’Orient ; en 1911, il fut formellement excommunié par le Saint-Siège(160).

En 1913, le clergé de l’« Église vieille-catholique de Grande-Bretagne et d’Irlande » (telle était la dénomination qui avait finalement prévalu) s’augmenta de plusieurs membres, tous anciens ministres anglicans : M. James I. Wedgwood, secrétaire général de la section anglaise de la Société Théosophique, MM. Robert King, Rupert Gauntlett et Reginald Farrer, également théosophistes plus ou moins en vue. En 1915, l’archevêque Mathew, qui ignorait tout du théosophisme, fut épouvanté en s’apercevant que M. Wedgwood et ses associés attendaient la venue d’un nouveau Messie ; il ferma son Église vieille-catholique et offrit sa soumission à Rome, puis se ressaisit presque aussitôt et fonda une « Église Catholique Uniate d’Occident ». Ne pouvant obtenir de M. Mathew la consécration épiscopale qu’il ambitionnait, M. Wedgwood s’adressa, mais vainement, à l’évêque Vernon Herford, qui dirige une sorte de chapelle nestorienne à Oxford ; il fut plus heureux auprès de M. Frederick S. Willoughby, consacré par M. Mathew en 1914, et expulsé de l’Église vieille-catholique l’année suivante. M. Willoughby consacra d’abord MM. King et Gauntlett, et ensuite, avec l’assistance de ceux-ci, M. Wedgwood, le 13 février 1916 ; dans le courant de cette même année 1916, il devait d’ailleurs faire sa soumission au Saint-Siège. M. Wedgwood partit aussitôt pour l’Australie ; il consacra  à Sydney, comme « évêque pour l’Australasie », M. Charles W. Leadbeater, ancien ministre anglican lui aussi, et celui-ci, avec son assistance, consacra à son tour, comme « auxiliaire pour l’Australasie », M. Julian A. Mazel. Le 20 avril 1916, une assemblée des évêques et du clergé de l’Église vieille-catholique de Grande-Bretagne adopta une nouvelle constitution, qui fut publiée sous la signature de M. Wedgwood, et dans laquelle il n’est fait, d’ailleurs, aucune allusion au théosophisme, non plus qu’au futur Messie. En novembre 1918, il y eut encore une autre déclaration de principes, dans laquelle le titre de l’Église vieille-catholique se trouve remplacé par celui d’« Église Catholique Libérale »(161).

Dans le Theosophist d’octobre 1916, Mme Besant, parlant de certains mouvements qui sont destinés, suivant elle, à acquérir une importance mondiale, mentionne parmi eux « le mouvement peu connu appelé vieux-catholique : c’est une Église chrétienne vivante, qui croîtra et multipliera avec les années, et qui a un grand avenir devant elle ; elle est vraisemblablement appelée à devenir la future Église de la Chrétienté quand Il viendra »(162). C’est la première fois qu’il ait été question officiellement de l’Église vieille-catholique dans un organe théosophiste, et les espoirs que l’on fonde sur cette organisation s’y trouvent nettement définis. Du reste, M. Wedgwood lui-même, qui se montre si réservé dans ses déclarations épiscopales, est au contraire fort explicite devant ses collègues de la Société Théosophique ; en effet, il s’exprime ainsi dans un rapport à la Convention théosophique de 1918 : « L’Église vieille-catholique travaille à répandre les enseignements théosophiques dans les chaires chrétiennes ; et la partie la plus importante de sa tâche consiste à préparer les cœurs et les esprits des hommes à la venue du Grand Instructeur »(163). Le but des théosophistes, en s’emparant de cette Église, est donc bien exactement celui que nous avons indiqué : c’est le même que celui pour lequel ils ont fondé précédemment l’« Ordre de l’Étoile d’Orient », avec cette seule différence que cet Ordre s’adresse à tous sans distinction, tandis que l’Église vieille-catholique est spécialement destinée à attirer ceux qui, sans avoir peut-être de principes religieux bien définis, tiennent cependant à se dire chrétiens et à en conserver au moins toutes les apparences extérieures.

Voici donc la dernière transformation de M. Leadbeater, du moins jusqu’à ce jour, et les nouvelles occupations auxquelles ce « clairvoyant » se livre maintenant : « L’évêque Leadbeater fait des investigations dans le côté occulte de la messe, et il prépare un livre complet sur la science des sacrements… Le livre sur la messe sera illustré de diagrammes des divers stades de l’édifice eucharistique (sic), à mesure qu’il prend forme au cours de la messe. Le but et le rôle de chaque partie sont expliqués, et ainsi l’ouvrage ne contiendra pas seulement la théorie et la signification des sacrements, mais aussi la forme complète ou le côté architectural de la chose (sic)… Le principal événement de la semaine pour quelques-uns, à Sydney, est la grand’messe du dimanche matin, à laquelle l’évêque Leadbeater est toujours présent, et généralement officie ou prononce le sermon »(164). Quelle sincérité peut-il y avoir dans tout cela ? La trop grande habileté des chefs théosophistes à dissimuler leurs desseins et à mener de front les entreprises les plus opposées en apparence, ne permet pas de se faire là-dessus beaucoup d’illusions.

XII. — Théosophisme et Franc-Maçonnerie

Parallèlement à son œuvre religieuse, ou pseudo-religieuse, Mme Besant en accomplissait une autre d’un caractère tout différent, une œuvre maçonnique. Nous avons déjà vu que, dès l’origine, il y avait eu beaucoup de Maçons dans la Société Théosophique et autour d’elle ; du reste, l’idéal de « fraternité universelle » dont cette Société présente la réalisation comme le premier de ses buts lui est commun avec la Maçonnerie. Pourtant, il ne s’agissait là que de rapports purement individuels, n’engageant aucune organisation maçonnique, et il n’y en a jamais eu d’autres entre la Société Théosophique et la Maçonnerie dite « régulière » ; peut-être est-ce parce que celle-ci trouve le théosophisme trop compromettant, ou peut-être est-ce aussi pour d’autres raisons : nous n’entreprendrons pas de résoudre ici cette question. Il en va tout autrement si l’on considère la Maçonnerie « irrégulière », beaucoup moins connue du grand public, et qui comprend des organisations fort variées, dont certaines sont étroitement liées à l’occultisme ; ce sont en général des groupements peu nombreux, mais qui se prétendent bien supérieurs à la Maçonnerie ordinaire, tandis que celle-ci, de son côté, affecte de les traiter avec le plus profond mépris.

Une des figures les plus curieuses de cette Maçonnerie « irrégulière » fut John Yarker, qui mourut en 1918 : auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire et le symbolisme maçonniques, il professait sur ces sujets des idées très particulières, et il soutenait, entre autres opinions bizarres, que « le Maçon initié est prêtre de toutes les religions ». Créateur ou rénovateur de plusieurs rites, il était en même temps rattaché à une foule d’associations occultes, à prétentions initiatiques plus ou moins justifiées ; il était notamment membre honoraire de la Societas Rosicruciana in Anglia, dont les chefs faisaient également partie de ses propres organisations, tout en appartenant à cette Maçonnerie « régulière » que lui-même avait abandonnée depuis longtemps. Yarker avait été l’ami de Mazzini et de Garibaldi, et, dans leur entourage, il avait connu jadis Mme Blavatsky ; aussi celle-ci le nomma-t-elle membre d’honneur de la Société Théosophique dès qu’elle l’eut fondée. En échange, après la publication d’Isis Dévoilée, Yarker conféra à Mme Blavatsky le grade de « Princesse Couronnée », le plus élevé des grades « d’adoption » (c’est-à-dire féminins) du Rite de Memphis et Misraïm, dont il s’intitulait « Grand Hiérophante »(165). Ces politesses réciproques sont d’ailleurs d’usage entre les chefs de semblables groupements ; on peut trouver que le titre de « Princesse Couronnée » convenait fort mal à la mauvaise tenue légendaire de Mme Blavatsky, à tel point qu’il semblait presque une ironie ; mais nous avons connu d’autres personnes à qui le même titre avait été conféré, et qui ne possédaient pas même l’instruction la plus élémentaire. Yarker prétendait tenir de Garibaldi sa dignité de « Grand Hiérophante » ; la légitimité de cette succession fut toujours contestée en Italie, où existait une autre organisation du Rite de Memphis et Misraïm, qui se déclara indépendante de la sienne. Le même Yarker constitua un certain Rite Swedenborgien, qui, bien que soi-disant « primitif et originel », était tout entier de son invention, et n’avait aucun lien avec les rites maçonniques qui, au xviiie siècle, s’étaient inspirés plus ou moins complètement des idées de Swedenborg(166). Nous possédons une liste des dignitaires du Rite Swedenborgien de Yarker, datée de 1897 ; on y voit figurer le nom du colonel Olcott comme représentant du Suprême Conseil auprès des Grande Loge et Temple de Bombay(167).

Mais ce dont Mme Blavalsky et le colonel Olcott s’étaient contentés ne pouvait suffire à Mme Besant, et cela pour deux raisons : d’abord, son tempérament de propagandiste à outrance la portait à s’adresser de préférence à une organisation plus largement répandue, et elle entendait bien y jouer un rôle actif, et non pas purement honorifique ; ensuite, son féminisme ardent s’accommodait mal des grades « d’adoption », sorte d’annexe où les femmes sont tenues à l’écart des travaux sérieux, et il lui fallait une Maçonnerie qui admît au contraire les femmes au même titre que les hommes et sur un pied de complète égalité. C’est là une chose contraire aux principes maçonniques généralement reconnus, et pourtant il existait une telle organisation : c’était la Maçonnerie mixte fondée en France, en 1891, par Maria Deraismes(168) et le Dr Georges Martin(169), et connue sous la dénomination du « Droit Humain »(170). Cette Maçonnerie mixte fut introduite en Angleterre en 1902 : sa première Loge y fut consacrée à Londres, le 26 septembre de cette année, sous le titre de Human Duty (Le Devoir Humain). C’est donc dans cette Maçonnerie qu’entra Mme Besant ; elle en obtint rapidement tous les grades(171), et devint vice-présidente du Suprême Conseil Universel Mixte, qui en est le pouvoir directeur, et déléguée de ce même Suprême Conseil pour la Grande-Bretagne et ses dépendances. En cette qualité, elle organisa la branche anglaise, sous le nom de « Co-Maçonnerie », et parvint à lui donner un grand développement, avec une certaine autonomie(172) ; ses statuts, sous prétexte d’adaptation à la mentalité anglo-saxonne, furent sensiblement différents de ceux qui étaient et sont encore en usage dans la branche française(173). En 1913, cette « Co-Maçonnerie » britannique avait à sa tête un Grand Conseil, dont la Grande-Maîtresse était naturellement la S/ Annie Besant, assistée de la S/ Ursule M. Bright, et dont le Grand Secrétaire était le F/ James I. Wedgwood, aujourd’hui évêque de l’Église vieille-catholique ; sa représentante pour les Indes était la S/ Francesca Arundale, tante du principal du « Central Hindu College », qui est lui-même un membre influent de la « Co-Maçonnerie »(174). Les théosophistes espèrent bien, d’ailleurs, que cette branche anglaise est appelée à supplanter la branche française dont elle est issue et à devenir l’organisme central de la « Co-Maçonnerie Universelle »(175).

Bien que n’ayant à l’origine rien d’occultiste ni même de « spiritualiste », la Maçonnerie mixte a été amenée peu à peu, par la force des choses, à entretenir des relations plus ou moins suivies avec la plupart des autres organisations maçonniques « irrégulières ». C’est ainsi, par exemple, que, dans une liste des Past Grand Masters (Grands-Maîtres honoraires) du Rite National Espagnol(176), nous voyons les chefs de la Maçonnerie mixte, y compris Mme Besant, figurer côte à côte avec ceux des principales écoles d’occultisme, dont les querelles n’excluent pas certaines alliances de ce genre(177). Ce qui est assez curieux, c’est de voir avec quelle insistance, avec quelle âpreté même, tous ces groupements revendiquent la possession des plus pures doctrines maçonniques ; et la « Co-Maçonnerie », qui est « irrégulière » au premier chef, se vante de restaurer la tradition primordiale(178), comme on le voit par cette phrase qui termine sa déclaration de principes : « La Co-Maçonnerie Universelle rétablit la coutume immémoriale d’admettre sur le pied d’égalité les hommes et les femmes aux Mystères desquels est dérivée la Franc-Maçonnerie, fondés sur la Fraternité, la Vérité et la pratique de toutes les vertus morales et sociales. »

La restauration des Mystères est également, nous l’avons vu, une des raisons d’être du « Christianisme ésotérique », de sorte que celui-ci et la « Co-Maçonnerie » apparaissent, sous ce rapport tout au moins, comme les deux faces complémentaires d’une même entreprise. Qu’on se souvienne aussi de la prétention qu’a la Maçonnerie, d’une façon générale, de constituer un lien entre tous les peuples et entre tous les cultes(179) ; et l’on pourra dès lors comprendre toute la signification de ces paroles de Mme Besant : « Ce que nous avons à faire maintenant, c’est de nous embarquer dans une période constructive, durant laquelle la Société Théosophique s’efforcera de se faire le centre de la Religion du monde. Religion dont le Bouddhisme, le Christianisme, l’Islamisme et toutes les autres sectes sont les parties intégrantes… En fait, nous considérons, non sans un solide fondement pour notre croyance, que nous représentons seuls l’Église Universelle éclectique et réellement catholique, reconnaissant comme frères et comme fidèles tous ceux qui, sous chaque forme de culte, recherchent la vérité et la justice »(180).

XIII. — Les organisations auxiliaires de la Société Théosophique

Nous avons déjà signalé l’existence de multiples groupements annexes de la Société Théosophique, qui lui permettent de pénétrer et d’agir dans les milieux les plus divers, et le plus souvent sans faire la moindre allusion à ses doctrines spéciales, sans mettre en avant aucun autre but que la « fraternité universelle » et certaines tendances moralisatrices qui peuvent sembler peu compromettantes. Il faut bien se garder d’effrayer, par des affirmations trop extraordinaires, les gens que l’on se propose d’attirer insensiblement pour s’en faire des auxiliaires plus ou moins inconscients ; l’histoire de l’Église vieille-catholique nous a fourni un exemple de cette dissimulation. Les théosophistes sont animés d’un ardent esprit de propagande, en quoi ils se révèlent bien occidentaux, malgré leurs prétentions contraires, car le prosélytisme répugne profondément à la mentalité orientale, à la mentalité hindoue en particulier ; et leurs méthodes d’infiltration rappellent étrangement celles qui sont communes à beaucoup de sectes protestantes.

Nous avons dit que les organisations dont il s’agit sont réunies, pour la plupart, dans ce qu’on appelle l’« Ordre de Service de la Société Théosophique », qui se définit comme « un essai d’application de la théosophie en vue de pourvoir aux besoins de toutes les classes de l’humanité ». Voici une énumération des principales branches de cet « Ordre de Service », avec l’indication du siège de chacune d’elles(181) :

Éducation : « Le Relèvement des classes déprimées », Allepy ; « Ligue de l’Éducation », Rangoon (Birmanie) ; « Éducation Théosophique », Amsterdam ; « Éducation Morale », Paris ; « Éducation Harmonieuse », La Haye ; « Éducation Nationale », Muzaffurpur (Inde) ; « Ligue pour l’Éducation des jeunes filles », Bénarès ; « Ligue pour l’Éducation », Bruxelles ; « Chaîne d’Or » et « Tables Rondes » pour la jeunesse. — Réforme des maux sociaux : « Abolition de la vivisection, de la vaccination et de l’inoculation », Londres, Manchester et Bournemouth ; « Antivivisection », New-York ; « Medical », Londres ; « La Sociologie et le Problème social », Manchester ; « Développement de la pureté sociale », Chicago ; « Développement de la tempérance et de la moralité », Surat ; « Idéals élevés », Spokane ; « Travaux d’hôpitaux et de prisons », Seattle (États-Unis) ; « Abolition des mariages entre enfants » (Inde) ; « Protection des animaux », Adyar ; « Les Sept M »(182), Buitenzorg (Indes néerlandaises) ; « Ligue mentale internationale de la Paix », Rio-de-Janeiro ; « Ligue de l’Union mentale pour la Paix », Cuba ; « Wereldvrede » (Paix Universelle), La Haye ; « Ligue Théosophique belge pour la Paix Universelle », Bruxelles. — Propagation de la théosophie : « Traduction d’ouvrages sur la Sagesse de l’Islam », Muzaffurpur ; « Ligue Braille », Londres et Boston ; « Université Théosophique », Chicago ; « L’Oasis, pour répandre la théosophie parmi les ouvriers de l’arsenal », Toulon ; « L’Union Fraternelle, pour répandre la théosophie parmi les classes laborieuses », Paris ; « Science, Religion et Art », Brooklyn ; « Bodhalaya », Bombay ; « Mission Théosophique », New-York ; « Ligue de la Pensée Moderne », Adyar ; « Ligue Théosophique Espéranto »(183), Londres ; « Ligue de la Méditation journalière », Londres. — Buts divers : « Æsculapius », Bénarès et Manchester ; « Fraternité des Guérisseurs », Leyde ; « Ordre des Aides »(184), Melbourne ; « Ligue de l’Unité », Paris ; « Diminution de la souffrance », Paris ; « Ligue des Serviteurs suisses, pour le développement de la fraternité et de l’union », Neuchâtel ; « Ligue Idéaliste belge », Anvers ; « Association de la Pensée, pour préparer le monde à l’avènement du Maître », Capetown ; « Ordre indépendant de l’Étoile d’Orient » et « Serviteurs de l’Étoile » ; « Ligue Saint-Christophe, pour aider ceux qui ont un lourd karma physique », Londres ; « Redemption League, pour la protection de la femme et de la jeune fille » ; « Ordre de la Lyre, pour réaliser, par un contact toujours plus intime avec la Nature, le développement progressif du sens interne qui donne la perception de la Vie », Genève ; « Ligue européenne pour l’organisation de Congrès théosophiques ».

On peut se rendre compte que le but déclaré de presque toutes ces associations, à part celles qui ont un caractère très spécial et ouvertement théosophiste, se rattache à un certain nombre d’idées directrices à base sentimentale : humanitarisme, pacifisme, antialcoolisme, végétarisme, qui sont particulièrement chères à la mentalité essentiellement « moraliste » du Protestantisme anglo-saxon. Certains mouvements actuels, certaines campagnes antialcooliques par exemple, ont des dessous fort curieux à étudier ; il serait très instructif d’y suivre, d’une part, l’influence du Protestantisme, et, d’autre part, celle de la Maçonnerie et des sociétés secrètes(185). Ainsi, pour citer quelques exemples, il existe en Amérique deux sociétés secrètes, l’une masculine et l’autre féminine, appelées « Fils de Jonadab » et « Filles Unies de Réchab », qui basent leur organisation sur ce verset biblique : « Nous ne boirons pas de vin, car Jonadab, fils de Réchab, notre père, nous a fait ce commandement, disant : Vous ne boirez pas de vin, ni vous ni vos fils à tout jamais »(186) ; aucun membre qui a rompu son engagement ne peut être réintégré par la suite. Une autre association analogue est l’« Ordre des Fils de la Tempérance »(187) ; et nous signalerons à ce propos qu’il existe aussi, dans la Maçonnerie anglaise, des Loges spéciales dites « Loges de tempérance », dont les membres prennent l’engagement de s’abstenir rigoureusement de toute boisson alcoolique. Enfin, nous mentionnerons l’« Ordre indépendant des Bons Templiers », autre association antialcoolique d’origine américaine, qui exige aussi le serment formel du secret, et qui a de nombreuses attaches avec la Maçonnerie ; il existe plusieurs branches de cet Ordre en Europe, et notamment en France et en Belgique(188). D’autre part, pour ce qui est du végétarisme, nous connaissons une société secrète anglaise appelée « Ordre de la Réconciliation » (Order of the Atonement), dont le siège est à Brighton, et qui possède des « Grands Temples » à Paris, à Jérusalem et à Madras ; cette organisation se définit comme « un Ordre strictement templier et végétarien », deux choses entre lesquelles il est assurément difficile d’apercevoir la moindre relation logique(189). On sait que les théosophistes sont également végétariens et tiennent même beaucoup à ce régime, qu’ils prétendent nécessaire à certains « entraînements psychiques », et qu’ils justifient en outre par des considérations sentimentales assez ridicules(190) ; il existe une « Société Végétarienne de France » qui est encore une de leurs nombreuses créations(191). Il en est, d’ailleurs, qui vont beaucoup plus loin qu’eux en ce sens : tels sont les membres d’une association fondée en Angleterre, en 1893, sous le nom d’ « Ordre de l’Âge d’Or » ; ceux-ci, qui se qualifient modestement de « Chevaliers de la Rédemption », sont « fruitariens » et s’abstiennent de tout aliment cuit, et ils expriment leur « idéal » en des formules particulièrement pompeuses et déclamatoires(192). En voilà assez sur ce sujet ; mais, si nous nous y sommes arrêté un instant, c’est que ces choses, si extravagantes qu’elles soient, sont loin d’être aussi inoffensives et aussi négligeables que pourrait le croire un observateur trop superficiel.

Pour revenir à ce qu’on peut appeler l’activité extérieure de la Société Théosophique, nous devons signaler la place considérable qu’y occupent les œuvres d’éducation, sans même parler des collèges et écoles qui, dans l’Inde et ailleurs, sont aussi des fondations théosophistes. Nous avons déjà parlé des efforts qui sont faits pour enrôler indirectement les enfants dès leur plus jeune âge, et des organisations qui ont été spécialement formées à cette intention(193) ; mais, parmi les œuvres dites d’éducation, toutes ne s’adressent pas exclusivement aux enfants, et il en est aussi qui sont destinées aux adultes. C’est ainsi qu’on vit les théosophistes porter un vif intérêt à l’œuvre des « Écoles d’été », qui sont « des réunions d’hommes animés d’un même idéal qui profitent de leurs vacances pour passer quelque temps ensemble, se livrer à un enseignement mutuel et puiser dans le contact d’âmes sympathiques de nouvelles forces pour les luttes de la vie quotidienne ». Voici quelques extraits d’un article consacré par un organe théosophiste à cet « admirable moyen de propagande, mis à profit de plus en plus par les mouvements tendant à aider au progrès de l’humanité » : « Il y a deux sortes d’Écoles d’été. Les unes sont l’œuvre d’une société déterminée, et s’adressent surtout aux membres de cette société, comme les Écoles si réussies qui sont tenues chaque année, en Angleterre, par la Société Végétarienne de Manchester ou la Société Fabienne. On en compte un grand nombre en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les autres, au contraire, font appel à tous les hommes qui ont comme lien commun, plus ou moins lâche d’ailleurs, de partager les mêmes opinions sur un sujet donné. On a vu ainsi des Écoles d’été spiritualistes réunissant des représentants de presque toutes les sectes protestantes d’Angleterre, unis par un même désir de fraternité. De même, l’École d’été humanitaire tenue à Brighton les deux dernières années réunissait des libres-penseurs, des spirites, des théosophes, des occultistes, des antivivisectionnistes, des végétariens, des cité-jardinistes (sic) et même des matérialistes… On peut dire qu’étant donné les facilités d’expression et d’échange qu’on y rencontre, les Écoles d’été constituent une véritable “Coopération des Idées”. Nous pensons que le moment est venu de doter la France d’un pareil instrument de progrès. Nous avons l’intention de tenter d’ouvrir, cette année, une École d’été aux environs de Paris, probablement dans la forêt de Fontainebleau. La réussite au point de vue du nombre de participants est déjà assurée ; de nombreux Théosophes, Végétariens, Rythmiciens, Espérantistes, Harmonistes, Naturistes, pressentis, nous ont assuré de leur adhésion »(194). La guerre empêcha de donner suite à ce projet, mais il ne faudrait pas s’étonner de le voir reprendre quelque jour sous une forme ou sous une autre ; on peut imaginer aisément quels étranges rassemblements doivent former des hommes recrutés dans tous ces milieux, assurément disparates, mais reliés malgré tout par de mystérieuses affinités.

Un autre point à noter, c’est que la propagande, même la propagande théosophiste caractérisée, cherche volontiers à s’exercer dans les milieux ouvriers. Dans la nomenclature que nous avons donnée plus haut, on a vu qu’il existe à Paris une société qui se propose formellement ce but, et qu’il en est une autre dont l’activité, chose remarquable, vise exclusivement les ouvriers de l’arsenal de Toulon, lesquels semblent d’ailleurs constituer un milieu de prédilection pour toutes sortes de propagandes plus ou moins suspectes(195). Sur ce terrain éminemment « démocratique », le théosophisme se trouve en concurrence avec le spiritisme, dont la propagande non moins acharnée fait aussi, surtout dans certaines régions, de nombreuses victimes dans le monde ouvrier. Ainsi, il existe (ou du moins, il existait avant la guerre, qui a dû y apporter quelque perturbation) une secte spirite dénommée « Fraternisme », dont le centre était à Douai, et qui avait recruté des milliers d’adhérents parmi les mineurs du Nord de la France(196). Un autre exemple très frappant est celui de l’« Antoinisme », cette pseudo-religion qui prit en Belgique un développement extraordinaire(197), et qui établit même un temple à Paris en 1913 : son fondateur, qu’on appelait le « Père Antoine », mort en 1912, était lui-même un ancien ouvrier mineur à peu près illettré ; c’était un « guérisseur » comme on en rencontre beaucoup parmi les spirites et les magnétiseurs(198), et ses « enseignements », que ses disciples regardent comme un nouvel Évangile, ne contiennent qu’une sorte de morale protestante mêlée de spiritisme, et qui est de la plus lamentable banalité(199). Or, les théosophistes témoignent à cette secte une vive sympathie, comme le prouve cet extrait d’un de leurs journaux : « La Théosophie ayant une portée à la fois morale, métaphysique, scientifique et ésotérique, il n’est pas permis de dire que les enseignements théosophiques et antoinistes sont identiques ; mais on peut affirmer que la morale antoiniste et la morale théosophique présentent entre elles de très nombreux points de contacts. Le Père, d’ailleurs, ne prétend que rénover l’enseignement de Jésus de Nazareth, trop matérialisé à notre époque par les religions qui se réclament de ce grand Être »(200). Un tel rapprochement est, au fond, assez peu flatteur pour le théosophisme ; mais il ne faut s’étonner de rien, car le « Père Antoine », malgré l’ignorance et la médiocrité intellectuelle dont il fit toujours preuve, fut considéré par certains occultistes plutôt naïfs comme « un des douze Grands-Maîtres Inconnus de la Rose-Croix »(201) ; pourquoi n’arriverait-on pas à en faire une sorte de « Mahâtmâ » ?

Une propagande d’un tout autre genre est celle qui s’exerce dans les milieux artistiques et littéraires ; nous en avons un exemple tout récent. Au début de 1918 parut un journal intitulé L’Affranchi, qui, par la façon dont il comptait ses années d’existence, se donnait comme la suite de l’ancien Théosophe, mais dans lequel le mot même de « théosophie » ne fut jamais prononcé. Ce journal, qui avait pour devise : « Hiérarchie, Fraternité, Liberté », ne contenait que des articles signés de pseudonymes, dont une grande partie était consacrée aux questions sociales ; il y était fait de très discrètes allusions au « Messie futur », dont on présentait comme des précurseurs, à mots couverts, certains personnages en vue, parmi lesquels Wilson et Kerensky. À côté de ces articles, il y en avait d’autres qui traitaient de l’art et de son rôle dans l’« évolution », et aussi de bizarres poèmes décadents ; et le groupe des « Affranchis », dont ce journal était l’organe, se manifestait en même temps par des représentations et des expositions du modernisme le plus outrancier ; on annonçait aussi l’apparition de deux nouvelles publications spéciales, L’Art et Le Travail(202). En août 1918, le groupe prit à bail la maison de Balzac, menacée de destruction, dont son administrateur, M. Carlos Larronde, devint conservateur, et dont on déclara vouloir faire « un centre de renaissance intellectuelle et artistique »(203). À l’intérieur de cette organisation et au-dessus d’elle, il s’en trouvait deux autres plus fermées, le « Groupe mystique Tala » (Le Lien) et le « Centre Apostolique » ; celles-là, bien entendu, étaient nettement théosophistes. Aujourd’hui, le groupe des « Affranchis » a changé de nom : il est devenu le groupe des « Veilleurs »(204), et il se livre à des essais de vie en commun qui font songer aux utopies socialistes de la première moitié du xixe siècle.

Nous venons de citer incidemment un témoignage de l’admiration que les théosophistes professèrent à l’égard du président Wilson : l’idée de la « Société des Nations », en effet, était assurément de celles qui ne pouvaient manquer de séduire et d’enthousiasmer ces « humanitaires ». Aussi firent-ils encore paraître, en septembre 1918, une autre publication intitulée Le Drapeau Bleu(205), « journal du Monde Nouveau » et « organe de la Société des Nations et des Classes », avec cette devise : « Évoluer vers l’Unité, dans la Hiérarchie, par l’Amour »(206). Il fut également fondé, un peu plus tard, un groupe italien du « Drapeau Bleu », appelé « Società per l’Evoluzione Nazionale », ayant pour organe la revue Vessillo, et pour devise : « Pour la Nation comme Individu, pour l’Humanité comme Nation ». Tout cela nous rappelle certain « Congrès de l’Humanité », dont le projet avait été formé jadis par des occultistes de différentes écoles ; après maintes vicissitudes, ce prétendu Congrès finit par tenir quelques séances, qui aboutirent naturellement au plus piteux échec(207). Tous ces milieux sont plus ou moins pacifistes et internationalistes ; mais, si l’internationalisme d’un grand nombre de théosophistes est certainement réel et sincère, on peut se demander s’il en est de même de celui de leurs chefs : c’est ce que nous verrons un peu plus loin.

Un point qui est à retenir, c’est que certaines des tendances qui s’affirment dans la propagande théosophiste portent manifestement la marque de l’esprit protestant. Une question se pose à ce propos : si l’on estime que le théosophisme est antichrétien en principe et qu’il le demeure toujours malgré ses actuelles apparences « néo-chrétiennes », faudra-t-il donc en conclure que le Protestantisme, lorsque ses tendances sont poussées à l’extrême, doit logiquement aboutir à l’antichristianisme ? Si paradoxale qu’une telle conclusion paraisse peut-être au premier abord(208), le cas du « Protestantisme libéral », qui n’admet même plus la divinité du Christ, est tout au moins susceptible de lui donner quelque vraisemblance. Du reste, quand nous parlons ici du Protestantisme en général, sans mettre directement en cause l’une ou l’autre de ses innombrables branches, il faut surtout entendre par là un certain état d’esprit, une certaine mentalité spéciale, qui est aussi celle des « modernistes » soi-disant catholiques, et dont procèdent incontestablement, pour une part plus ou moins grande, la majorité des mouvements « néo-spiritualistes ». D’un autre côté, les idées messianiques et millénaristes prennent actuellement une singulière extension dans certaines sectes protestantes : telle est, par exemple, celle des « Adventistes », qui annoncent pour une date peu éloignée la fin du monde et le retour du Christ glorieux. En outre, aujourd’hui plus que jamais, les prophètes et les Messies prétendus pullulent étrangement dans tous les milieux où l’on s’occupe d’occultisme ; nous en avons connu un certain nombre, en dehors d’Alcyone et du théosophisme ; faut-il voir là un signe des temps ? Quoi qu’il en soit, et sans prétendre risquer la moindre prédiction, il est bien difficile, en présence de toutes ces choses, de s’empêcher de penser à ces paroles de l’Évangile : « Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes »(209).

XIV. — Rôle politique de la Société Théosophique

Il nous reste maintenant à parler du rôle politique que joue la Société Théosophique, particulièrement dans l’Inde : ce rôle a été diversement apprécié, et il est sans doute difficile de s’en faire une idée très nette ; mais, quelles qu’aient pu être parfois les apparences, nous avons la conviction que le théosophisme est surtout, sous ce rapport, un instrument au service de l’impérialisme britannique(210). Il dut en être ainsi dès le début, car des témoins dignes de foi nous ont assuré que Mme Blavatsky, pendant son séjour dans l’Inde, recevait du gouvernement anglais une subvention annuelle assez importante(211). À des époques plus récentes, cet appui gouvernemental ne fit pas davantage défaut à la Société Théosophique, non plus que celui de certains princes indigènes dont les sentiments anglophiles sont bien connus(212) ; il prend pour prétexte les œuvres d’éducation que cette Société a fondées, mais il se justifie surtout, en réalité, par la lutte qu’elle mène, précisément au moyen de ces œuvres, contre les institutions traditionnelles hindoues(213). Mais les vrais Hindous, qui sont essentiellement traditionalistes, se méfient et se gardent bien d’entrer en contact avec un tel milieu ; du reste, ils ne peuvent pardonner au théosophisme la dénaturation des doctrines orientales, et ils témoignent un profond mépris à ceux de leurs compatriotes, bien rares d’ailleurs, qui se sont affiliés à cette Société, et qui, par contre, comme ceux qui consentent à entrer dans la Maçonnerie, sont fort bien vus du gouvernement britannique, dont ils obtiennent parfois d’avantageuses situations(214).

Les protestations d’amitié de Mme Besant à l’égard des Hindous n’ont jamais été prises au sérieux par ceux-ci : dès 1894, à l’époque où elle déclarait encore qu’« être converti au Christianisme est plus mauvais que d’être un sceptique ou un matérialiste »(215), tout en se proclamant elle-même convertie à l’Hindouïsme, M. S. C. Mukhopâdyâya écrivait, dans la revue Light of the East, que cet Hindouïsme était du « pur battage », et qu’il n’y avait, autour de cette « Bouddhiste de fantaisie », que quelques centaines de théosophistes à peine sur deux cent cinquante millions d’Hindous ; et, considérant Mme Besant comme un simple agent politique anglais, il concluait en mettant ses compatriotes en garde contre elle, et en leur conseillant de résister plus que jamais à toute intrusion étrangère. Beaucoup plus tard, voici en quels termes, de la plus énergique sévérité, l’œuvre de Mme Besant était jugée par des patriotes hindous : « Mme Besant s’est fait remarquer par beaucoup de choses dans sa vie aventureuse, mais son dernier rôle est celui d’une ennemie subtile et dangereuse du peuple hindou, chez lequel elle voltige comme une chauve-souris dans les ténèbres de la nuit… De même que les sirènes entraînent par leurs chants les hommes à la ruine, cette femme éloquente et douée attire la jeunesse hindoue à sa destruction, par ses paroles mielleuses et mensongères. Le poison de sa parole argentée, bu par ses auditeurs charmés, est plus mortel que le venin du serpent… Depuis l’établissement du “Central Hindu College” à Bénarès, Mme Besant s’est enfoncée de plus en plus dans la fange de l’hypocrisie et du mensonge. Peut-être la passion orgueilleuse de la supériorité imaginaire de sa race a-t-elle vaincu sa ferveur religieuse. Elle a toujours été instable et inconstante dans son attachement aux idées et aux causes. Cette qualité de sa mentalité a amené M. W. T. Stead à la nommer “la femme sans conviction stable”. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’à présent elle est complètement d’accord avec les plans de la caste étrangère qui gouverne les Indes et doit être comptée parmi les ennemis de l’Inde… Quelle est donc la fonction de Mme Besant dans les rangs des agents officiels ? Quelle méthode suit-elle ? On lui a confié la délicate mission de contrôler le système religieux hindou de l’intérieur. Le gouvernement ne peut toucher à notre religion directement et ouvertement. Mais la bureaucratie étrangère ne peut laisser tranquille une organisation aussi vaste et aussi influente, parce qu’elle craint toute institution qui peut unifier la race conquise. Par conséquent, les espions et les imposteurs sont envoyés déguisés pour entrer dans cette citadelle et tromper les gardiens. Mme Annie Besant et ses collègues de Bénarès, comme le Dr Richardson et M. Arundale, sont des impérialistes anglais, qui travaillent avec l’idée de contrôler la vie religieuse hindoue. Ils sont comme des loups dans des peaux de moutons et sont plus à redouter et à condamner que les ennemis brutaux et grossiers de l’Inde… C’est pourquoi elle a traduit la Bhagavad Gîtâ et fondé le “Central Hindu College”(216), Maintenant, elle a consacré toute son énergie à la propagande impérialiste de la Grande-Bretagne »(217). Et, par contre, ceux que ces mêmes patriotes hindous regardent comme des traîtres à leur cause n’ont que des éloges pour Mme Besant et son œuvre : nous n’en voulons pour preuve que le chaleureux plaidoyer publié en leur faveur, en juin 1913, et à l’occasion des procès de Madras, par le Rajput Herald, revue paraissant à Londres, qui se proclame « dévouée à l’Impérialisme » et sur la couverture de laquelle s’étale une carte de « l’Empire sur lequel le soleil luit toujours » (the Empire on which the sun ever shines) ; voilà, certes, une amitié bien compromettante. Du reste, Mme Besant elle-même ne devait-elle pas, en janvier 1914, créer à Adyar un nouveau périodique intitulé The Commonwealth, destiné plus particulièrement à l’Inde, et portant cette devise : « Pour Dieu, la Couronne et le Pays » (For God, Crown and Country) ?

Un texte assez édifiant, dans le même ordre d’idées, est celui du serment que doivent prêter les « Frères du Service », c’est-à-dire les adhérents d’une branche de l’« Ordre de Service de la Société Théosophique » qui fut organisée dans l’Inde, vers 1913, « parmi les membres les plus dévoués de la Société », soi-disant « pour faire entrer la Théosophie dans, la pratique de la vie, et pour associer la Théosophie à la solution des réformes sociales ». Voici ce serment : « Estimant que l’intérêt primordial de l’Inde est de se développer librement sous le pavillon britannique(218), de s’affranchir de toute coutume qui puisse nuire à l’union de tous les habitants, et de rendre à l’Hindouïsme un peu de flexibilité sociale et de fraternisme vécu, je promets : 1o de ne tenir aucun compte des différences de caste ; 2o de ne pas marier mes fils tant qu’ils sont mineurs, ni mes filles avant qu’elles aient atteint leur dix-septième année ; 3o de donner l’instruction à ma femme et à mes filles, ainsi qu’aux autres femmes de ma famille, autant qu’elles s’y prêteront ; d’encourager l’instruction des filles et de m’opposer à la réclusion de la femme ; 4o d’encourager l’instruction du peuple autant que cela me sera possible ; 5o de ne tenir aucun compte, dans la vie sociale et politique, des différences de couleur et de race ; de faire ce que je pourrai pour favoriser l’entrée libre des races de couleur dans tous les pays, sur le même pied que les émigrants blancs ; 6o de combattre activement tout ostracisme social en ce qui concerne les veuves qui se remarient ; 7o d’encourager l’union des travailleurs dans tous les domaines du progrès spirituel, éducatif, social et politique, sous la direction du Congrès National Hindou »(219). Ce prétendu « Congrès National Hindou » fut créé par l’administration anglaise avec la coopération des théosophistes, si ce n’est même sous leur inspiration(220), et, actuellement il est presque entièrement soumis à l’influence de Mme Besant ; son but véritable est d’endiguer les aspirations à l’autonomie, en leur donnant un semblant de satisfaction, d’ailleurs à peu près complètement illusoire(221). Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une institution comme celle des « Frères du Service » qui serait susceptible de donner au théosophisme, même si la chose était possible, un peu de prestige aux yeux des vrais Hindous ; ceux-ci ne sont guère portés à croire à toutes ces billevesées de « progrès » et de « fraternisme », non plus qu’aux bienfaits de l’« instruction obligatoire », ils se soucient fort peu de faire de leurs femmes et de leurs filles des « suffragettes » (c’est le but avoué des Loges « co-maçonniques » dans l’Inde aussi bien qu’en Europe et en Amérique), et ils ne consentiront jamais à se laisser persuader, sous prétexte d’« assimilation » à leurs dominateurs étrangers, de fouler aux pieds leurs coutumes les plus sacrées : l’engagement « de ne tenir aucun compte des différences de caste » équivaut, pour un Hindou, à une véritable abjuration.

Au fond, ce n’est pas le gouvernement britannique qui est à blâmer de se servir de pareils auxiliaires, qu’il est toujours possible, d’ailleurs, de désavouer s’ils deviennent gênants ou commettent quelque maladresse(222) ; ce sont là des moyens politiques qui, si répugnants qu’ils puissent paraître à certains, sont en tous pays d’un usage plus ou moins courant(223). Ceux qui sont blâmables, ce sont les gens qui consentent à se charger de ce rôle peu honorable, et qui n’est pas toujours exempt de tout danger ; on peut comprendre maintenant pourquoi il est arrivé à Mme Besant de recevoir des pierres au cours de ses tournées dans l’Inde, et pourquoi certains Hindous associent volontiers son nom à celui de Rudyard Kipling(224), qui est assurément un grand écrivain, mais que diverses aventures qui font peu d’honneur à son caractère empêchent de retourner dans son pays natal(225). Il va sans dire que, si la duplicité des chefs du mouvement théosophiste ne fait pour nous aucun doute, la bonne foi de la plupart de ceux qui les suivent, surtout de ceux qui n’appartiennent pas à la nationalité anglaise, est tout à fait hors de question ; dans tous les milieux de ce genre, il faut toujours savoir distinguer entre les charlatans et leurs dupes, et, si l’on ne peut avoir que du mépris pour les uns, on doit plaindre les autres, qui forment la grande masse, et s’efforcer de les éclairer s’il en est temps encore, et si leur aveuglement n’est pas irrémédiable.

Pendant que nous sommes sur ce chapitre, nous citerons encore un passage tout à fait remarquable, extrait d’un ouvrage relatif aux fameuses « vies d’Alcyone » : « Lorsque la famille ne suit pas la loi naturelle (en se groupant autour du père et de la mère), c’est le désordre. Il en est de même pour les nations du monde ; il doit y avoir la nation-père et la nation-mère, vivant dans une parfaite harmonie, ou c’est la guerre. La nation qui demain dirigera, celle qui remplira dans le monde un rôle semblable à celui de Manou, du père, sera probablement l’Angleterre ; du côté mère, ou Bodhisattwa, nous aurons les Indes. C’est de cette façon que le Manou et le Bodhisattwa(226) s’appliqueront bientôt à remettre de l’ordre dans le monde en ce qui concerne les nations »(227). Traduit en langage clair, ce passage signifie ceci : tandis que l’Inde, sous la domination anglaise, devra se contenter d’un rôle « spirituel » consistant à fournir, en la personne de Krishnamurti, un « support » à la manifestation du « Grand Instructeur » attendu, l’Angleterre est appelée à dicter ses lois au monde entier(228). Ce sera bien la réalisation des « États-Unis du Monde », mais sous l’égide de la « nation dirigeante » et à son profit exclusif ; ainsi, l’internationalisme des chefs du théosophisme, c’est bien, tout simplement, l’impérialisme britannique porté à son degré le plus extrême, et, après tout, cela se comprend jusqu’à un certain point ; mais que penser de l’inconcevable naïveté des théosophistes français, qui acceptent avec docilité et répètent avec un servile empressement de semblables « enseignements »(229) ?

Cette histoire nous rappelle une étrange coïncidence : l’occultiste français Éliphas Lévi (Alphonse-Louis Constant), qui mourut en 1875, avait annoncé qu’en 1879, c’est-à-dire au moment même où Mme Blavatsky devait fixer dans l’Inde le siège de sa Société, un nouveau « Royaume Universel » politique et religieux serait établi, que ce Royaume appartiendrait « à celui qui aurait les clefs de l’Orient », et que ces clefs seraient possédées « par la nation qui a la vie et l’activité la plus intelligente »(230). Naturellement, les Anglais, qui ont volontiers, comme les Allemands, la prétention de constituer la « race supérieure », devaient être tentés d’appliquer cette prédiction à leur nation, dominatrice de l’Inde ; mais les clefs matérielles de l’Orient ne suffisaient pas, il fallait aussi les clefs intellectuelles et spirituelles, et, s’ils ont compté sur la Société Théosophique pour en obtenir la possession, on doit reconnaître qu’ils se sont singulièrement trompés(231).

XV. — Dernières observations

Cette étude, pourtant si longue, est certainement encore incomplète sur bien des points ; nous avons voulu surtout y faire œuvre d’information, et rassembler à cet effet une documentation dont les éléments, jusqu’ici, ne pouvaient se trouver qu’épars un peu partout ; quelques-uns étaient même d’un accès assez difficile pour tous ceux qui n’ont point été favorisés dans leurs recherches par des circonstances quelque peu exceptionnelles. Pour éviter de donner plus d’étendue encore à notre exposé, sans cependant omettre rien de ce qu’il nous semblait intéressant d’y faire entrer, nous avons dû multiplier les notes et y rejeter, non seulement les références comme il est d’usage, mais encore beaucoup de précisions et de renseignements complémentaires qui ont leur importance.

Nous sommes convaincu que ce travail, malgré ses imperfections, ne sera pas inutile, car nous pensons qu’il est nécessaire, et même urgent à plus d’un égard, « d’arracher au théosophisme le masque dont il se couvre, et de le faire voir tel qu’il est »(232). Nous laisserons au lecteur le soin d’en tirer lui-même toutes les conclusions qu’il n’est que trop facile de dégager, car nous en avons dit assez pour que quiconque aura eu la patience de nous suivre soit en état de porter sur le théosophisme un jugement définitif ; nous nous bornerons donc à ajouter ici deux ou trois observations accessoires.

Pour qui n’en a pas l’habitude, ces étranges dessous du monde contemporain, dont nous n’avons présenté ici qu’une faible partie, font l’effet d’une véritable fantasmagorie ; c’est un chaos dans lequel il est fort difficile de se reconnaître au premier abord, d’où résultent fréquemment des confusions, sans doute excusables, mais qu’il est bon d’éviter autant que possible. Ainsi, toutes les choses que nous réunissons sous le nom de « néo-spiritualisme », parce qu’elles possèdent assez de caractères communs pour être regardées comme des espèces d’un même genre, et surtout parce qu’elles procèdent au fond d’une mentalité commune, n’en sont pas moins distinctes. Occultisme de différentes écoles, théosophisme, spiritisme, tout cela se ressemble par certains côtés et jusqu’à un certain point, mais diffère aussi à d’autres égards et doit être soigneusement distingué alors même qu’on se préoccupe d’en établir les rapports. Nous avons vu, d’ailleurs, que les chefs de ces écoles sont fréquemment en lutte et s’injurient parfois publiquement, ce qui ne les empêche pourtant pas de s’allier à l’occasion et de se trouver réunis au sein de certains groupements, maçonniques ou autres, de telle sorte qu’on est parfois tenté de se demander si leurs querelles sont bien sérieuses, ou si elles ne sont pas plutôt destinées à cacher un accord que la prudence commande de laisser ignorer au dehors, en mettant en avant des divergences théoriques qui, tout en étant très réelles, n’ont peut-être qu’une importance assez secondaire pour des gens qui apparaissent comme dépourvus de principes stables et d’une doctrine bien définie, et dont les préoccupations dominantes n’appartiennent certainement pas à l’ordre de l’intellectualité pure.

Quoi qu’il en soit, pour ce qui concerne spécialement les rapports du théosophisme et du spiritisme, nous avons montré chez Mme Blavatsky, au moins depuis la fondation de sa Société, une opposition manifeste aux théories spirites, « spiritualistes » comme on dit dans les pays anglo-saxons. Plus tard, il est des théosophistes qui ont adopté une attitude moins intransigeante, et qui en sont arrivés à admettre, de même que certains occultistes, que les esprits des morts peuvent réellement, dans des cas plus ou moins rares et exceptionnels, se manifester dans les séances spirites : concession grave, qui ouvre la porte à toutes sortes de compromissions(233), sans pouvoir concilier à ses auteurs les faveurs des purs spirites, qui ne se résoudront jamais à les regarder comme de vrais « croyants ». Du reste, en pratique, les chefs du théosophisme n’ont jamais cessé de déconseiller les expériences spirites, et ils se sont appliqués souvent à en faire ressortir les dangers, en quoi ils ont grandement raison ; malheureusement, ils sont peu qualifiés pour ce rôle, car ces dangers qu’ils signalent à leurs disciples ne sont guère plus redoutables, après tout, que ceux des « entraînements psychiques » auxquels ils les soumettent eux-mêmes : de part et d’autre, le résultat le plus clair est de détraquer bon nombre d’esprits faibles. Il faut dire aussi que ces avertissements ne sont pas toujours écoutés, et que, dans la masse des théosophistes comme dans celle des occultistes, il se rencontre bien des personnes qui font en même temps du spiritisme, sans trop se préoccuper de la façon dont ces choses peuvent être conciliées ; et, malgré tout, il est assez compréhensible qu’il en soit ainsi, car ces personnes sont beaucoup plus sentimentales qu’intellectuelles, et elles se porteront indifféremment vers tout ce qui leur semblera apte à satisfaire leurs vagues aspirations pseudo-mystiques : c’est là un effet de cette religiosité inquiète et dévoyée, qui est un des traits les plus frappants du caractère de beaucoup de nos contemporains(234), et qui a aussi contribué pour une grande part au succès de certaines doctrines philosophiques telle que le bergsonisme(235).

Nous terminerons par un avis à l’adresse des théosophistes eux-mêmes : ceux-ci ont généralement l’habitude d’attribuer à l’« ignorance » les attaques dont leur Société est l’objet ; si certains de leurs adversaires ont pu, en effet, donner prise à ce reproche, ils pourront cette fois se dispenser de le rééditer contre nous. Non seulement nous sommes très exactement informé de la plupart des particularités de leur histoire, comme nous pensons l’avoir montré ici, mais encore nous connaissons aussi bien qu’eux, et même mieux que la plupart d’entre eux, le fond de leurs propres théories. En outre, nous savons d’une façon précise quelles sont les possibilités qu’ils sont susceptibles d’atteindre par leurs moyens spéciaux d’investigation, dans la mesure où les résultats n’en sont pas purement illusoires, et tout ce qui les sépare de certaines autres possibilités qui leur sont interdites, dont ils ne soupçonnent pas même l’existence, et auprès desquelles les premières apparaissent comme fort négligeables : c’est toute la distance qui existe entre le domaine de l’expérimentation, si étendu qu’on le suppose, et celui de la métaphysique vraie, distance que rien ne saurait jamais diminuer, parce que ce sont deux ordres de choses entre lesquels il n’y a aucune commune mesure. Nous savons donc fort bien, non seulement ce qu’est le théosophisme, mais aussi ce qu’il n’est pas, et l’étude directe des doctrines orientales nous a permis de constater que ses prétentions sont dénuées de tout fondement ; ainsi, si nous le combattons, c’est en pleine connaissance de cause, et il ne faut d’ailleurs pas chercher à notre attitude d’autre raison que celle-ci : c’est que nous estimons, suivant une formule que nos adversaires doivent connaître, mais qu’ils interprètent assez mal et qu’ils appliquent plus mal encore, qu’« il n’y a pas de droits supérieurs à ceux de la Vérité »(236).