CHAPITRE II
Le symbolisme du tissage(*)

Dans les doctrines orientales, les livres traditionnels sont fréquemment désignés par des termes qui, dans leur sens littéral, se rapportent au tissage. Ainsi, en sanscrit, sûtra signifie proprement « fil » (ce mot est identique au latin sutura, la même racine, avec le sens de « coudre », se trouvant également dans les deux langues) : un livre peut être formé par un ensemble de sûtras, comme un tissu est formé par un assemblage de fils(1) ; tantra a aussi le sens de « fil » et celui de « tissu », et désigne plus spécialement la « chaîne » d’un tissu(2). De même, en chinois, king est la « chaîne » d’une étoffe, et wei est sa « trame » ; le premier de ces deux mots désigne en même temps un livre fondamental, et le second désigne ses commentaires. Cette distinction de la « chaîne » et de la « trame » dans l’ensemble des écritures traditionnelles correspond, suivant la terminologie hindoue, à celle de la Shruti, qui est le fruit de l’inspiration directe, et de la Smriti, qui est le produit de la réflexion s’exerçant sur les données de la Shruti.

Pour bien comprendre la signification de ce symbolisme, il faut remarquer tout d’abord que la chaîne, formée de fils tendus sur le métier, représente l’élément immuable et principiel, tandis que les fils de la trame, passant entre ceux de la chaîne par le va-et-vient de la navette, représentent l’élément variable et contingent, c’est-à-dire les applications du principe à telles ou telles conditions particulières. D’autre part, si l’on considère un fil de la chaîne et un fil de la trame, on s’aperçoit immédiatement que leur réunion forme le symbole de la croix, dont ils sont respectivement la ligne verticale et la ligne horizontale ; et tout point du tissu, étant ainsi le point de rencontre de deux fils perpendiculaires entre eux, est par là même le centre d’une telle croix. Or, suivant le symbolisme général de la croix, la ligne verticale représente ce qui unit entre eux tous les états d’un être ou tous les degrés de l’existence, tandis que la ligne horizontale représente le développement d’un de ces états ou de ces degrés. Si l’on rapporte ceci à ce que nous indiquions tout à l’heure, on peut dire que le sens horizontal figurera par exemple l’état humain, et le sens vertical ce qui est transcendant par rapport à cet état ; ce caractère transcendant est bien celui de la Shruti, qui est essentiellement « non-humaine », tandis que la Smriti comporte les applications à l’ordre humain et est le produit de l’exercice des facultés humaines.

Nous pouvons ajouter ici une autre remarque qui fera ressortir la concordance de divers symbolismes plus étroitement liés entre eux qu’on ne pourrait le supposer à première vue : sous un aspect quelque peu différent de celui que nous venons d’envisager, la ligne verticale représente le principe actif ou masculin (Purusha), et la ligne horizontale le principe passif ou féminin (Prakriti), toute manifestation étant produite par l’influence « non-agissante » du premier sur le second. Or, d’un autre côté, la Shruti est assimilée à la lumière directe, figurée par le Soleil, et la Smriti à la lumière réfléchie, figurée par la Lune ; mais, en même temps, le Soleil et la Lune, dans presque toutes les traditions, symbolisent aussi respectivement le principe masculin et le principe féminin de la manifestation universelle(3).

Pour en revenir au symbolisme du tissage, il n’est pas appliqué seulement aux écritures traditionnelles ; il est employé aussi pour représenter le monde, ou plus exactement l’ensemble de tous les mondes, c’est-à-dire des états ou des degrés, en multitude indéfinie, qui constituent l’existence universelle. Ainsi, dans les Upanishads, le Suprême Brahma est désigné comme « Ce sur quoi les mondes sont tissés, comme chaîne et trame », ou par d’autres formules similaires(4). La chaîne et la trame ont naturellement, ici encore, les mêmes significations respectives que nous venons de définir ; et, d’ailleurs, il y a d’autant plus de rapport entre ces deux applications que l’Univers lui-même, dans certaines traditions, est parfois symbolisé par un livre : nous rappellerons seulement à ce propos le Liber Mundi des Rose-Croix, et aussi le symbole bien connu du « Livre de Vie », qui donnerait lieu à des remarques fort intéressantes, mais s’écartant un peu trop de notre sujet pour que nous puissions songer à les formuler présentement(5).

Une autre forme du même symbolisme, qui se rencontre aussi dans la tradition hindoue, est l’image de l’araignée tissant sa toile, image qui est d’autant plus exacte que l’araignée forme cette toile de sa propre substance(6). En raison de la forme circulaire de la toile, qui est d’ailleurs le schéma plan du sphéroïde cosmogonique, la chaîne est représentée ici par les fils rayonnant autour du centre, et la trame par les fils disposés en circonférences concentriques(7). Pour revenir de là à la figure ordinaire du tissage, il n’y a qu’à considérer le centre comme indéfiniment éloigné, de telle sorte que les rayons deviennent parallèles, suivant la direction verticale, tandis que les circonférences concentriques deviennent des droites perpendiculaires à ces rayons, c’est-à-dire horizontales.

La chaîne, suivant ce que nous avons dit plus haut, ce sont les principes qui relient entre eux tous les mondes ou tous les états, chacun de ses fils reliant des points correspondants dans les différents états ; la trame, ce sont les ensembles d’événements qui se produisent dans chacun des mondes, et chaque fil de cette trame est ainsi le déroulement des événements dans un monde déterminé. On pourrait aussi reprendre ici le symbolisme du livre, et dire que tous les événements, envisagés dans la simultanéité de l’« intemporel », sont ainsi inscrits dans ce livre, dont chacun d’eux est pour ainsi dire un caractère, s’identifiant d’autre part à un point du tissu.

À un autre point de vue, on peut dire encore que la manifestation d’un être dans un certain état d’existence est, comme tout événement quel qu’il soit, déterminée par la rencontre d’un fil de la chaîne avec un fil de la trame. Chaque fil de la chaîne est alors un être envisagé dans sa nature essentielle, qui, en tant que projection directe du « Soi » principiel, fait le lien de tous ses états, maintenant son unité propre à travers leur indéfinie multiplicité. Dans ce cas, le fil de la trame que ce fil de la chaîne rencontre en un certain point correspond à un état défini d’existence, et leur intersection détermine les relations de cet être, quant à sa manifestation dans cet état, avec le milieu cosmique dans lequel il se situe sous ce rapport. La nature individuelle d’un être humain, par exemple, est la résultante de la rencontre de ces deux fils ; en d’autres termes, il y aura toujours lieu d’y distinguer deux sortes d’éléments, qui devront être rapportés respectivement au sens vertical et au sens horizontal : les premiers expriment ce qui appartient en propre à l’être considéré, tandis que les seconds proviennent des conditions du milieu.

Ajoutons que les fils dont est formé le « tissu du monde » sont encore désignés, dans un autre symbolisme équivalent, comme les « cheveux de Shiva ». On pourrait dire que ce sont en quelque sorte les « lignes de force » de l’Univers manifesté, et que les « directions de l’espace » sont leur représentation dans l’ordre corporel. On voit sans peine de combien d’applications diverses toutes ces considérations sont susceptibles ; mais nous n’avons voulu ici qu’indiquer la signification essentielle de ce symbolisme du tissage, qui est, croyons-nous, fort peu connu en Occident(8).