CHAPITRE IV
La « religion » d’un philosophe(*)

Nous n’avons guère l’habitude de prêter attention aux manifestations de la « pensée » profane ; aussi n’aurions-nous sans doute pas lu le récent livre de M. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, et encore moins aurions-nous songé à en parler, si l’on ne nous avait signalé qu’il y était question de différentes choses qui, normalement, ne sont point du ressort d’un philosophe. En fait, l’auteur y traite de « religion », de « mysticisme », voire même de « magie » ; et nous devons dire tout de suite qu’il n’y a pas une seule de ces choses pour laquelle il nous soit possible d’accepter l’idée qu’il s’en fait ; c’est d’ailleurs assez la coutume des philosophes de détourner ainsi les mots de leur sens pour les accorder à leurs conceptions particulières.

Tout d’abord, en ce qui concerne la religion(1), les origines de la thèse que soutient M. Bergson n’ont rien de mystérieux et sont même bien simples au fond ; il est assez étonnant que ceux qui ont parlé de son livre ne semblent pas s’en être aperçus. On sait que toutes les théories modernes, à cet égard, ont pour trait commun de chercher à réduire la religion à quelque chose de purement humain, ce qui revient à la nier, consciemment ou inconsciemment, puisque c’est refuser de tenir compte de ce qui en constitue l’essence même, et qui est précisément l’élément « non-humain ». Ces théories peuvent, dans leur ensemble, se ramener à deux types : l’un « psychologique », qui prétend expliquer la religion par la nature de l’individu humain, et l’autre « sociologique », qui veut y voir un fait d’ordre exclusivement social, le produit d’une sorte de « conscience collective » qui dominerait les individus et s’imposerait à eux. L’originalité de M. Bergson est d’avoir cherché à combiner ces deux genres d’explication : au lieu de les regarder comme plus ou moins exclusifs l’un de l’autre, ainsi que le font d’ordinaire leurs partisans respectifs, il les accepte tous les deux à la fois, en les rapportant à des choses différentes, mais désignées néanmoins par le même mot de « religion » ; les « deux sources » qu’il envisage ne sont pas autre chose que cela en réalité. Il y a donc pour lui deux sortes de religion, l’une « statique » et l’autre « dynamique », qu’il appelle aussi, assez bizarrement, « religion close » et « religion ouverte » ; la première est de nature sociale, la seconde de nature psychologique ; et, naturellement, c’est à celle-ci que vont ses préférences, c’est elle qu’il considère comme la forme supérieure de la religion ; naturellement, disons-nous, car il est bien évident que, dans une « philosophie du devenir » telle que la sienne, il ne saurait en être autrement. Une telle philosophie, en effet, n’admet aucun principe immuable, ce qui est la négation même de la métaphysique ; mettant toute réalité dans le changement, elle considère que, soit dans les doctrines, soit dans les formes extérieures, ce qui ne change point ne répond à rien de réel, et empêche même l’homme de saisir le réel tel qu’elle le conçoit. Mais, dira-t-on, si l’on nie qu’il y ait des principes immuables et des « vérités éternelles »(2), on doit logiquement refuser toute valeur, non seulement à la métaphysique, mais aussi à la religion ; c’est bien ce qui arrive en effet, car la religion au vrai sens de ce mot, c’est celle que M. Bergson appelle « religion statique », et dans laquelle il ne veut voir qu’une « fabulation » tout imaginaire ; et, quant à sa « religion dynamique », ce n’est pas du tout une religion.

Cette soi-disant « religion dynamique » ne possède même, à vrai dire, aucun des éléments caractéristiques qui constituent la définition même de la religion : pas de dogmes, puisque c’est là quelque chose d’immuable et, comme dit M. Bergson, de « figé » ; pas de rites non plus, bien entendu, pour la même raison, et aussi à cause de leur caractère social ; les uns et les autres doivent être laissés à la « religion statique » ; et, pour ce qui est de la morale, M. Bergson a commencé par la mettre à part, comme quelque chose qui ne rentre pas dans la religion telle qu’il l’entend. Alors, il ne reste plus rien, ou du moins il ne reste qu’une vague « religiosité », sorte d’aspiration confuse vers un « idéal » quelconque, assez proche en somme de celle des modernistes et des protestants libéraux, et qui rappelle aussi, à bien des égards, l’« expérience religieuse » de William James. C’est cette « religiosité » que M. Bergson prend pour une religion supérieure, croyant ainsi « sublimer » la religion alors qu’il n’a fait que la vider de tout son contenu, parce qu’il n’y a rien, dans celui-ci, qui soit compatible avec ses conceptions ; et d’ailleurs c’est sans doute là tout ce qu’on peut faire sortir d’une théorie psychologique, car nous n’avons jamais vu qu’une telle théorie se soit montrée capable d’aller plus loin que le « sentiment religieux », qui, encore une fois, n’est pas la religion.

La « religion dynamique », aux yeux de M. Bergson, trouve sa plus haute expression dans le « mysticisme », vu d’ailleurs par son plus mauvais côté, car il ne l’exalte ainsi que pour ce qui s’y trouve d’« individuel », c’est-à-dire de vague, d’inconsistant, et en quelque sorte d’« anarchique »(3) ; ce qui lui plaît chez les mystiques, disons-le nettement, c’est leur tendance à la divagation… Quant à ce qui fait la base même du mysticisme, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, son rattachement à une « religion statique », il le tient manifestement pour négligeable ; on sent d’ailleurs qu’il y a là quelque chose qui le gêne, car ses explications sur ce point sont plutôt embarrassées. Ce qui peut sembler curieux de la part d’un « non-chrétien », c’est que, pour lui, le « mysticisme complet » est celui des mystiques chrétiens ; à la vérité, il oublie un peu trop que ceux-ci sont chrétiens avant même d’être mystiques ; ou du moins, pour les justifier d’être chrétiens, il pose indûment le mysticisme à l’origine même du Christianisme ; et, pour établir à cet égard une sorte de continuité entre celui-ci et le Judaïsme, il en arrive à transformer en « mystiques » les prophètes juifs ; évidemment, du caractère de la mission des prophètes et de la nature de leur inspiration, il n’a pas la moindre idée… Maintenant, si le mysticisme chrétien, quelque déformée que soit la conception qu’il s’en fait, est ainsi pour lui le type même du mysticisme, la raison en est bien facile à comprendre : c’est que, en fait, il n’y a guère de mysticisme autre que celui-là ; et peut-être même le mysticisme proprement dit est-il, au fond, quelque chose de spécifiquement chrétien. Mais ceci aussi échappe à M. Bergson, qui s’efforce de découvrir, antérieurement au Christianisme, des « esquisses du mysticisme futur », alors qu’il s’agit de choses totalement différentes ; il y a là notamment, sur l’Inde, quelques pages qui témoignent d’une incompréhension inouïe ! Il y a aussi les mystères grecs, et ici le rapprochement se réduit à un bien mauvais jeu de mots ; du reste, M. Bergson est forcé d’avouer lui-même que « la plupart des mystères n’eurent rien de mystique » ; mais alors pourquoi en parle-t-il sous ce vocable ? Quant à ce que furent ces mystères, il s’en fait la représentation la plus « profane » qui puisse être ; ignorant tout de l’initiation, comment pourrait-il comprendre qu’il y eut là, aussi bien que dans l’Inde, quelque chose qui d’abord n’était nullement d’ordre religieux, et qui ensuite allait incomparablement plus loin que son « mysticisme », et même que le mysticisme authentique ? Mais aussi, d’autre part, comment un philosophe pourrait-il comprendre qu’il devrait, tout comme le commun des mortels, s’abstenir de parler de ce qu’il ne connaît pas(4) ?

Si nous revenons à la « religion statique », nous voyons que M. Bergson accepte de confiance, sur ses prétendues origines, tous les racontars de l’« école sociologique », y compris les plus sujets à caution : « magie », « totémisme », « tabou », « mana », « culte des animaux », « culte des esprits », « mentalité primitive », rien n’y manque de tout le « bric-à-brac » habituel, s’il est permis de s’exprimer ainsi… Ce qui lui appartient peut-être en propre, c’est le rôle qu’il attribue dans tout cela à une soi-disant « fonction fabulatrice », qui nous paraît beaucoup plus véritablement « fabuleuse » que ce qu’elle sert à expliquer ; mais il faut bien imaginer une théorie quelconque qui permette de dénier en bloc tout fondement réel à tout ce qu’on est convenu de traiter de « superstitions » ; un philosophe « civilisé », et, qui plus est, « du xxe siècle », estime évidemment que toute autre attitude serait indigne de lui !

Nous nous arrêterons seulement sur un point, celui qui concerne la « magie » ; celle-ci est une grande ressource pour certains théoriciens, qui ne savent sans doute pas très bien ce qu’elle est, mais qui veulent en faire sortir tout à la fois la religion et la science. Telle n’est pas précisément la position de M. Bergson : cherchant à la magie une « origine psychologique », il en fait « l’extériorisation d’un désir dont le cœur est rempli », et il prétend que, « si l’on reconstitue, par un effort d’introspection, la réaction naturelle de l’homme à sa perception des choses, on trouve que magie et religion se tiennent, et qu’il n’y a rien de commun entre la magie et la science ». Il est vrai qu’il y a ensuite quelque flottement : si l’on se place à un certain point de vue, « la magie fait évidemment partie de la religion » ; mais, à un autre point de vue, « la religion s’oppose à la magie » ; ce qui est plus net, c’est l’affirmation que « la magie est l’inverse de la science », et que, « bien loin de préparer la venue de la science, comme on l’a prétendu, elle a été le grand obstacle contre lequel le savoir méthodique eut à lutter ». Tout cela est exactement au rebours de la vérité : comme nous l’avons expliqué bien souvent, la magie n’a absolument rien à voir avec la religion, et elle est, non pas l’origine de toutes les sciences, mais simplement une science particulière parmi les autres, et, plus précisément, une science expérimentale ; mais M. Bergson est sans doute bien convaincu qu’il ne saurait exister d’autres sciences que celles qu’énumèrent les « classifications » modernes… Parlant des « opérations magiques » avec l’assurance de quelqu’un qui n’en a jamais vu, il écrit cette phrase étonnante : « Si l’intelligence primitive avait commencé ici par concevoir des principes, elle se fût bien vite rendue à l’expérience, qui lui en eût démontré la fausseté ». Nous admirons l’intrépidité avec laquelle ce philosophe, enfermé dans son cabinet, nie « a priori » tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de ses théories ! Comment peut-il croire les hommes assez sots pour avoir répété indéfiniment, même sans « principes », des « opérations » qui n’auraient jamais réussi ? Et que dirait-il s’il se trouvait que, tout au contraire, « l’expérience démontre la fausseté » de ses propres assertions ? Évidemment, il ne conçoit même pas qu’une pareille chose soit possible ; telle est la force des idées préconçues, chez lui et chez ses pareils, qu’ils ne doutent pas un seul instant que le monde soit strictement limité à la mesure de leurs conceptions.

Or il arrive ceci de particulièrement remarquable : c’est que la magie se venge cruellement des négations de M. Bergson ; reparaissant de nos jours, dans sa forme la plus basse et la plus rudimentaire, sous le déguisement de la « science psychique », elle réussit à se faire admettre par lui, sans qu’il la reconnaisse, non seulement comme réelle, mais comme devant jouer un rôle capital pour l’avenir de sa « religion dynamique » ! Nous n’exagérons rien : il parle de « survie » tout comme un vulgaire spirite, et il croit à un « approfondissement expérimental » permettant de « conclure à la possibilité et même à la probabilité d’une survivance de l’âme », sans pourtant qu’on puisse dire si c’est « pour un temps ou pour toujours »… Mais cette fâcheuse restriction ne l’empêche pas de proclamer sur un ton dithyrambique : « il n’en faudrait pas davantage pour convertir en réalité vivante et agissante une croyance à l’au-delà qui semble se rencontrer chez la plupart des hommes, mais qui reste le plus souvent verbale, abstraite, inefficace… En vérité, si nous étions sûrs, absolument sûrs de survivre, nous ne pourrions plus penser à autre chose ». La magie ancienne était plus « scientifique » et n’avait point de pareilles prétentions ; il a fallu, pour que quelques-uns de ses phénomènes les plus élémentaires donnent lieu à de telles interprétations, attendre l’invention du spiritisme, auquel la déviation de l’esprit moderne pouvait seule donner naissance ; et c’est bien en effet la théorie spirite, purement et simplement, que M. Bergson, comme William James avant lui, accepte ainsi avec une « joie » qui fait « pâlir tous les plaisirs »… et qui nous fixe sur le degré de discernement dont il est capable : en fait de « superstition », il n’y eut jamais mieux ! Et c’est là-dessus que se termine son livre ; on ne saurait, assurément, souhaiter une plus belle preuve du néant de toute cette philosophie !