CHAPITRE V
Tradition et traditionalisme(*)

Nous avons eu déjà si souvent l’occasion de signaler des exemples de l’abus de certains mots, détournés de leur véritable sens, qui est un des symptômes de la confusion intellectuelle de notre époque, que nous serions presque tenté de nous excuser de revenir une fois de plus sur un sujet se rapportant à des considérations de cet ordre. Pourtant, il est des équivoques qu’on ne parvient pas à dissiper d’un seul coup, mais seulement à force d’y insister ; et, sur le point que nous avons en vue actuellement, la chose est devenue plus nécessaire que jamais dans les circonstances présentes, afin de prévenir toute tentative d’utilisation illégitime de l’idée même de « tradition » par ceux qui voudraient assimiler indûment ce qu’elle implique à leurs propres conceptions dans un domaine quelconque. Il doit d’ailleurs être bien entendu qu’il ne s’agit pas ici de suspecter la bonne foi des uns ou des autres, car, dans bien des cas, il peut fort bien n’y avoir là qu’incompréhension pure et simple ; l’ignorance de la plupart de nos contemporains à l’égard de tout ce qui possède un caractère réellement traditionnel est si complète qu’il n’y a même pas lieu de s’en étonner ; mais, en même temps, on est forcé de reconnaître aussi que ces erreurs d’interprétation et ces méprises involontaires servent trop bien certains « plans » pour qu’il ne soit pas permis de se demander si leur diffusion croissante ne serait pas due à quelqu’une de ces « suggestions » qui dominent la mentalité moderne et qui, précisément, tendent toujours au fond à la destruction de tout ce qui est tradition au vrai sens de ce mot.

Expliquons-nous plus complètement là-dessus : la mentalité moderne elle-même, dans tout ce qui la caractérise spécifiquement comme telle, n’est en somme que le produit d’une vaste suggestion collective, qui, s’exerçant continuellement au cours de plusieurs siècles, a déterminé la formation et le développement progressif de l’esprit antitraditionnel, en lequel se résume en définitive tout l’ensemble des traits distinctifs de cette mentalité. Nous n’avons pas à nous demander ici si ce qui apparaît ainsi comme une anomalie, et même comme une véritable monstruosité, ne se trouve pas cependant à sa place dans un ordre plus général, ou, en d’autres termes, si, en vertu même des « lois cycliques » auxquelles nous avons souvent fait allusion, une telle déviation ne devait pas se produire inévitablement à cette époque ; c’est là un tout autre aspect de la question ; nous n’avons présentement en vue que la « technique » par laquelle cette déviation a pu être amenée en fait, et c’est cette « technique » dont on peut donner une idée aussi approchée que possible en la définissant comme une sorte de suggestion collective. Mais, si puissante et si habile que soit cette suggestion, il peut arriver un moment où l’état de désordre et de déséquilibre qui en est le résultat devient si apparent que certains ne peuvent plus manquer de s’en apercevoir, et alors il risque de se produire une « réaction » compromettant ce résultat même ; il semble bien qu’aujourd’hui les choses en soient justement à ce point, et c’est là qu’intervient efficacement, pour détourner cette « réaction » du but où elle tend, ce que nous pourrions appeler la « contrefaçon » de l’idée traditionnelle.

Si cette « contrefaçon » est possible, c’est en raison de l’ignorance dont nous parlions plus haut : l’idée même de la tradition a été détruite à un tel point, dans le monde occidental moderne, que ceux qui aspirent à la retrouver ne savent trop de quel côté se diriger, et qu’ils ne sont que trop prêts à accepter les fausses idées qu’on leur présentera à sa place et sous son nom. Ceux-là se sont rendu compte, au moins jusqu’à un certain point, qu’ils avaient été trompés par les suggestions ouvertement antitraditionnelles, et que les croyances qui leur avaient été ainsi imposées ne représentaient qu’erreur et déception ; c’est là assurément quelque chose dans le sens de la « réaction » que nous venons de dire, mais, en somme, cela n’est encore que tout négatif. On s’en aperçoit bien en lisant les écrits, de moins en moins rares, où l’on trouve les plus justes critiques à l’égard de la « civilisation » actuelle, mais où les moyens envisagés pour remédier aux maux ainsi dénoncés ont un caractère étrangement disproportionné et insignifiant, enfantin même en quelque sorte : projets « scolaires » ou « académiques », pourrait-on dire, mais rien de plus, et, surtout, rien qui témoigne de la moindre connaissance d’ordre profond. C’est à ce stade que l’effort, si louable et si méritoire qu’il soit, peut facilement se laisser détourner vers des « activités » qui, à leur façon et en dépit de certaines apparences, ne feront que contribuer finalement à accroître encore le désordre et la confusion de cette « civilisation » dont elles sont censées devoir opérer le redressement.

Ceux dont nous venons de parler sont ceux que l’on peut qualifier de « traditionalistes », lorsqu’on prend ce mot dans son acception légitime ; en effet, il ne peut indiquer proprement qu’une simple tendance, une sorte d’aspiration vers la tradition, sans aucune connaissance réelle de celle-ci ; et l’on peut mesurer par là toute la distance qui sépare l’esprit « traditionaliste » du véritable esprit traditionnel, qui implique au contraire essentiellement une telle connaissance. En somme, le « traditionaliste » n’est et ne peut être qu’un « chercheur », et c’est bien pourquoi il est toujours en danger de s’égarer, n’étant pas en possession des principes qui seuls lui donneraient une direction infaillible ; et ce danger sera naturellement d’autant plus grand qu’il trouvera sur son chemin, comme autant d’embûches, toutes ces fausses idées suscitées par le pouvoir d’illusion qui a un intérêt capital à l’empêcher de parvenir au véritable terme de sa recherche. Il est évident, en effet, que ce pouvoir ne peut se maintenir et continuer à exercer son action qu’à la condition que toute restauration de l’idée traditionnelle soit rendue impossible ; il est donc tout aussi important pour lui de faire dévier les recherches tendant vers la connaissance traditionnelle que, d’autre part, celles qui, portant sur les origines et les causes réelles de la déviation moderne, seraient susceptibles de dévoiler quelque chose de sa propre nature et de ses moyens d’influence ; il y a là, pour lui, deux nécessités en quelque sorte complémentaires l’une de l’autre, et qu’on pourrait même regarder, au fond, comme les deux aspects positif et négatif d’une même exigence fondamentale de sa domination.

Tous les emplois abusifs du mot « tradition » peuvent, à un degré ou à un autre, servir à cette fin, à commencer par le plus vulgaire de tous, celui qui le fait synonyme de « coutume » ou d’« usage », amenant par là une confusion de la tradition avec les choses les plus bassement humaines et les plus complètement dépourvues de tout sens profond. Mais il y a d’autres déformations plus subtiles, et par là même plus dangereuses ; toutes ont d’ailleurs pour caractère commun de faire descendre l’idée de tradition à un niveau purement humain, alors que, comme nous l’avons souvent expliqué, il n’y a de véritablement traditionnel que ce qui implique un élément d’ordre supra-humain. C’est là le point essentiel, celui qui constitue en quelque sorte la définition même de la tradition et de tout ce qui s’y rattache ; et c’est là aussi, bien entendu, ce qu’il faut à tout prix empêcher de reconnaître pour maintenir la mentalité moderne dans ses illusions. Il n’y a d’ailleurs qu’à voir combien ceux qui prétendent se faire les « historiens » des religions et des autres formes de la tradition s’acharnent avant tout à les expliquer par des facteurs exclusivement humains ; peu importe que, suivant les écoles, ces facteurs soient psychologiques, sociaux ou autres, et même la multiplicité des explications ainsi présentées permet de séduire plus facilement un plus grand nombre ; ce qui est constant, c’est la volonté bien arrêtée de tout réduire à l’humain et de ne rien laisser subsister qui le dépasse ; et ceux qui croient à la valeur de cette « critique » destructive sont dès lors tout disposés à confondre la tradition avec n’importe quoi, puisqu’il n’y a plus en effet, dans l’idée qu’on leur en a inculquée, rien qui puisse la distinguer réellement de ce qui est dépourvu de tout caractère traditionnel.

Dès lors que tout ce qui est d’ordre purement humain ne saurait, pour cette raison même, être légitimement qualifié de traditionnel, il ne peut y avoir, par exemple, de « tradition philosophique », ni de « tradition scientifique » au sens moderne et profane de ce mot ; et, bien entendu, il ne peut y avoir non plus de « tradition politique », là du moins où toute organisation sociale vraiment traditionnelle fait défaut, ce qui est le cas du monde occidental actuel. Ce sont pourtant là quelques-unes des expressions qui sont employées couramment aujourd’hui, et qui constituent autant de dénaturations de l’idée de la tradition ; et il va de soi que, si les esprits « traditionalistes » dont nous parlions précédemment peuvent être amenés à laisser détourner leur activité vers l’un ou l’autre de ces domaines essentiellement contingents et à y limiter tous leurs efforts, leurs aspirations se trouveront ainsi « neutralisées » et rendues parfaitement inoffensives, si même elles ne sont parfois utilisées, à leur insu, dans un sens tout opposé à leurs intentions. Il arrive en effet qu’on va jusqu’à appliquer le nom de « tradition » à des choses qui, par leur nature même, sont nettement antitraditionnelles : c’est ainsi qu’on parle de « tradition humaniste », ou encore de « tradition nationale », alors que l’« humanisme », comme son nom même l’indique d’ailleurs, n’est pas autre chose que cette négation du supra-humain qui est à la racine de l’esprit moderne sous toute ses formes, et que la constitution des « nationalités » a été le moyen employé pour détruire l’organisation sociale traditionnelle du moyen âge ; il n’y aurait pas lieu de s’étonner dans ces conditions, si l’on en venait quelque jour à parler tout aussi bien de « tradition protestante », voire même de « tradition laïque » ou de « tradition révolutionnaire » ! Au degré de confusion mentale où est parvenue la grande majorité de nos contemporains, les associations de mots les plus manifestement contradictoires n’ont plus rien qui puisse les effrayer, ni même leur donner simplement à réfléchir…

Ceci nous conduit encore directement à une autre remarque importante : lorsque certains, s’étant aperçus du désordre moderne en constatant le degré trop visible où il en est actuellement, veulent « réagir », le meilleur moyen de rendre inefficace ce besoin de « réaction » n’est-il pas de l’orienter vers quelqu’un des stades antérieurs et moins « avancés » de la même déviation, où ce désordre n’était pas encore devenu aussi apparent et se présentait, si l’on peut dire, sous des dehors plus acceptables pour qui n’a pas été complètement aveuglé par certaines suggestions ? Il n’est pas suffisant de se déclarer sincèrement « anti-moderne », comme tout « traditionaliste » d’intention doit le faire normalement, si l’on est encore affecté soi-même par les idées modernes sous quelque forme plus ou moins atténuée, et par là plus difficilement discernable sans doute, mais correspondant toujours en fait à l’une ou à l’autre des étapes que ces idées ont parcourues au cours de leur développement ; aucune « concession », même involontaire ou inconsciente, n’est possible ici, car, de leur point de départ à leur aboutissement actuel, tout se tient et s’enchaîne inexorablement. Et, à ce propos, nous ajouterons encore ceci : le travail ayant pour but d’empêcher la « réaction » de viser plus loin que le retour à un moindre désordre, en dissimulant d’ailleurs le caractère de celui-ci et en le faisant passer pour l’« ordre », rejoint très exactement celui qui est accompli, d’autre part, pour faire pénétrer l’esprit moderne à l’intérieur même de ce qui peut subsister, en Occident, des organisations traditionnelles de tout ordre ; le même effet de « neutralisation » des forces dont on pourrait avoir à redouter l’opposition est pareillement obtenu dans les deux cas. Ce n’est même pas assez de parler de « neutralisation », car, de la lutte qui se produira forcément entre des éléments qui se trouvent ainsi ramenés pour ainsi dire au même niveau, et dont l’hostilité ne représente donc plus, au fond, que celle qui peut exister entre des productions diverses et apparemment contraires de la déviation moderne, il ne pourra finalement sortir qu’un nouvel accroissement du désordre et de la confusion.

Entre toutes les choses plus ou moins incohérentes qui s’agitent et se heurtent présentement, entre tous les « mouvements » extérieurs de quelque genre que ce soit, il n’y a donc nullement, au point de vue traditionnel ou même simplement « traditionaliste », à « prendre parti », suivant l’expression employée communément, car ce serait être dupe, et, les mêmes influences s’exerçant en réalité derrière tout cela, ce serait proprement faire leur jeu que de se mêler aux luttes voulues et dirigées invisiblement par elles ; le seul fait de « prendre parti » dans ces conditions constituerait donc déjà en définitive, si inconsciemment que ce fût, une attitude véritablement antitraditionnelle. Nous ne voulons faire ici aucune application particulière, ce qui serait en somme assez peu utile après tout ce que nous avons déjà dit, et d’ailleurs tout à fait hors de propos ; il nous paraît seulement nécessaire, pour couper court aux prétentions de tout faux « traditionalisme », de préciser que, notamment, aucune tendance politique existant dans l’Europe actuelle ne peut valablement se recommander de l’autorité d’idées ou de doctrines traditionnelles, les principes faisant également défaut partout, bien qu’on n’ait assurément jamais tant parlé de « principes » qu’on le fait aujourd’hui de tous les côtés, appliquant à peu près indistinctement cette désignation à tout ce qui la mérite le moins, et parfois même à ce qui implique au contraire la négation de tout véritable principe. Sous cet autre abus d’un mot, nous retrouvons d’ailleurs encore ce caractère de « contrefaçon » que nous avons déjà constaté, d’une façon générale, à l’égard de l’idée traditionnelle, et qui nous paraît constituer par lui-même une « marque » assez importante et assez significative pour qu’il ne soit pas sans intérêt d’y insister plus spécialement dans un prochain article, ce qui nous fournira en même temps l’occasion de mettre encore plus explicitement les « traditionalistes » en garde contre quelques-uns des multiples dangers de déviation auxquels leurs efforts se trouvent exposés.

Pour le moment, il nous reste encore, à cause de certaines gens malveillants ou mal intentionnés que nous ne connaissons que trop bien, à prendre une précaution qui, normalement, devrait être tout à fait superflue : c’est de déclarer expressément que ce que nous venons de dire en dernier lieu ne saurait, en aucune façon ni à aucun degré, être regardé comme constituant, de notre part, une sorte d’incursion plus ou moins déguisée dans le domaine de la politique ; c’est, tout au contraire, l’expression même d’une des principales raisons pour lesquelles nous entendons demeurer absolument étranger à tout ce qui touche à ce domaine. Nous ne voulons dire rien de plus ni d’autre que ce que nous disons ; ce que nous voulons dire, nous avons l’habitude de le dire nettement, trop nettement même peut-être au gré de certains ; et nul n’a le droit de prétendre y voir le moindre « sous-entendu », ni d’y ajouter, en nous les attribuant, ses propres interprétations plus ou moins tendancieuses.