CHAPITRE IX
L’illusion de la « vie ordinaire »(*)

Ce qu’on peut appeler le point de vue profane n’est, comme nous l’avons dit souvent déjà, rien d’autre que le produit d’une véritable dégénérescence spirituelle, puisqu’il ne saurait exister dans une civilisation intégralement traditionnelle, où toutes choses, à quelque domaine qu’elles appartiennent, participent nécessairement au caractère sacré qui est celui de la tradition elle-même. La civilisation traditionnelle étant en même temps celle qu’on peut considérer comme normale, il y a donc quelque chose de véritablement anormal dans ce point de vue, qui consiste en somme, là même où certains éléments traditionnels subsistent encore, à les mettre en quelque sorte tout à fait à part, à leur faire une place aussi réduite que possible, de telle façon qu’ils n’exercent plus aucune influence sur le reste de l’activité humaine, qui sera dès lors regardé comme constituant un domaine profane, bien que, en réalité, un tel domaine ne puisse avoir aucune existence légitime ; et, ce prétendu domaine profane se faisant d’ailleurs toujours de plus en plus envahissant, ce n’est là, en définitive, qu’un acheminement vers la négation complète de toute tradition, telle qu’on peut la constater dans le monde occidental moderne.

De ce point de vue profane est née l’idée de ce qu’on désigne communément comme la « vie ordinaire » ou la « vie courante » ; ce qu’on entend par là, en effet, c’est bien, avant tout, quelque chose où, par l’exclusion de tout caractère sacré, rituel ou symbolique (qu’on l’envisage au sens spécialement religieux ou suivant toute autre modalité traditionnelle, peu importe ici), rien qui ne soit purement humain ne saurait intervenir en aucune façon ; et ces désignations mêmes impliquent en outre que tout ce qui dépasse une telle conception est relégué dans un domaine « extraordinaire », considéré comme exceptionnel, étrange et inaccoutumé ; il y a donc là, à proprement parler, un renversement de l’ordre normal, qui ne peut aboutir logiquement qu’à l’ignorance ou à la négation du « supra-humain ». Aussi certains vont-ils jusqu’à employer également, dans le même sens, l’expression de « vie réelle », ce qui, au fond, est d’une singulière ironie, car la vérité est que ce qu’ils nomment ainsi n’est au contraire que la pire des illusions ; nous ne voulons pas dire par là que les choses dont il s’agit soient, en elles-mêmes, dépourvues de toute réalité, encore que cette réalité, qui est en somme celle même de l’ordre sensible, soit au degré le plus bas de tous ; mais c’est la façon dont elles sont envisagées qui est entièrement fausse, et qui, en les séparant de tout principe supérieur, leur dénie précisément ce qui fait toute leur réalité.

On voit par là comment, dans cette conception de la « vie ordinaire », on passe presque insensiblement d’un stade à un autre, la dégénérescence allant en s’accentuant progressivement : on commence par admettre que certaines choses soient soustraites à toute influence traditionnelle, puis ce sont ces choses qu’on en vient à considérer comme normales ; de là, on arrive facilement à les regarder comme les seules « réelles », ce qui revient à écarter comme « irréel » tout le « supra-humain », et même, le domaine de l’humain étant conçu d’une façon de plus en plus étroitement limitée, jusqu’à le réduire à la seule modalité corporelle, tout ce qui est simplement d’ordre « suprasensible » ; il n’y a qu’à remarquer comment nos contemporains emploient constamment, et sans même y penser, le mot « réel » comme synonyme de « sensible », pour se rendre compte que c’est bien à ce dernier point qu’ils en sont effectivement. On pourrait aussi montrer sans difficulté que la philosophie moderne, qui n’est en somme qu’une expression « systématisée » de la mentalité générale, a suivi une marche parallèle : cela a commencé avec l’éloge cartésien du « bon sens », qui est bien caractéristique à cet égard, car la « vie ordinaire » est assurément, par excellence, le domaine de ce soi-disant « bon sens », aussi borné qu’elle et de la même façon ; puis, du rationalisme, qui n’est en somme qu’un aspect philosophique de l’« humanisme », on arrive peu à peu au matérialisme ou au positivisme : qu’on nie expressément, comme le premier, tout ce qui est au delà du monde sensible, ou qu’on se contente, comme le second, de refuser de s’en occuper en le déclarant « inaccessible » ou « inconnaissable », le résultat, en fait, est exactement le même dans les deux cas, et il est bien celui-là même que nous venons de décrire. Il convient seulement d’ajouter que, chez la plupart, il ne s’agit que de ce qu’on peut appeler un matérialisme ou un positivisme « pratique », indépendant de toute théorie philosophique, et pouvant même très bien exister chez des gens qui, de bonne foi, se croient fort éloignés du matérialisme et du positivisme, mais qui, en toutes circonstances, ne s’en comportent pas moins comme leurs partisans ; et cet exemple montre bien que la philosophie n’a, au fond, que fort peu d’importance, ou que du moins elle n’en a que dans la mesure où elle peut être considérée comme « représentative » d’une certaine mentalité, bien plutôt que comme agissant en fait sur celle-ci ; une conception philosophique pourrait-elle avoir le moindre succès si elle ne répondait à quelques-unes des tendances prédominantes de l’époque où elle est formulée ? Nous ne voulons d’ailleurs pas dire que les philosophes ne jouent pas, tout comme d’autres, leur rôle dans la déviation moderne, ce qui serait exagéré, mais seulement que ce rôle est plus restreint qu’on ne serait tenté de le supposer, et assez différent de ce qu’il peut sembler extérieurement ; du reste, d’une façon tout à fait générale, ce qui est le plus apparent est toujours, suivant les lois mêmes qui régissent la manifestation, une conséquence plutôt qu’une cause, un aboutissement plutôt qu’un point de départ, et, en tout cas, ce n’est jamais là qu’il faut chercher ce qui agit de manière vraiment efficace dans un ordre plus profond, qu’il s’agisse d’ailleurs en cela d’une action s’exerçant dans un sens normal et légitime, ou bien du contraire comme dans le cas dont nous parlons présentement.

Nous n’avons pas la prétention d’envisager ici tous les aspects de la question : ainsi, il y aurait lieu de se demander comment l’illusion dont il s’agit se trouve liée à une autre illusion spécifiquement moderne, celle qui prétend tout réduire à des éléments purement quantitatifs, ce qui constitue proprement le « mécanisme ». Sur ce point, nous remarquerons seulement que cette conception « mécaniste », bien que naturellement elle ait aussi son expression philosophique qui remonte au cartésianisme, se rattache plus directement au côté « scientifique » de la tendance matérialiste (nous disons seulement tendance, parce que, théoriquement, mécanisme et matérialisme ne coïncident pas exactement dans tous les cas), et que celui-ci a certainement, pour des raisons diverses, beaucoup plus d’influence que les théories philosophiques sur la mentalité commune, en laquelle il y a toujours une croyance au moins implicite à la vérité d’une « science » dont le caractère hypothétique lui échappe inévitablement, tandis que tout ce qui se présente comme philosophie la laisse plus ou moins indifférente ; l’existence d’applications pratiques et utilitaires dans un cas, et leur absence dans l’autre, n’y est d’ailleurs peut-être pas entièrement étrangère. Ceci nous ramène justement encore à l’idée de la « vie ordinaire », dans laquelle il entre effectivement une assez forte dose de « pragmatisme » ; dès lors qu’il est convenu que la « réalité » consiste exclusivement en ce qui tombe sous les sens, il est tout naturel que la valeur d’une chose quelconque ait pour mesure sa capacité de produire des effets d’ordre sensible ; or il est évident que la « science », considérée, à la façon moderne, comme essentiellement solidaire de l’industrie, sinon même confondue plus ou moins complètement avec celle-ci, doit à cet égard occuper le premier rang, et que par là elle se trouve mêlée aussi étroitement que possible à cette « vie ordinaire » dont elle devient même en quelque sorte un des principaux facteurs ; par contrecoup, les hypothèses sur lesquelles elle prétend se fonder bénéficieront elles-mêmes de cette situation privilégiée aux yeux du vulgaire.

Cela étant dit, on peut comprendre que, quand nous parlons de l’attitude matérialiste comme étant celle de la grande majorité de nos contemporains, nous l’entendons au sens le plus général du mot, et que, par conséquent, cette attitude pourra impliquer, en des proportions très diverses suivant les individus, le matérialisme philosophique, le matérialisme scientifique et le matérialisme simplement pratique : le premier peut même souvent en être totalement absent, tandis que, presque toujours, le second exerce une influence qui se fait sentir, de façon plus ou moins consciente, dans le matérialisme pratique lui-même. Il va de soi, d’ailleurs, que tout cela n’est au fond qu’autant d’aspects divers d’une seule et même tendance, et aussi que cette tendance, comme toutes celles qui sont, au même titre, constitutives de l’esprit moderne, n’a certes pas pu se développer spontanément ; nous nous sommes assez souvent expliqué sur ce dernier point pour ne pas y insister de nouveau, et nous rappellerons seulement ce que nous avons dit dernièrement sur la place plus précise qu’occupe le matérialisme dans l’ensemble du « plan » suivant lequel s’effectue la déviation du monde moderne, car c’est là une considération que nous aurons à retrouver encore par la suite. Ce qui est vraiment singulier, et qui serait même comique s’il s’agissait de choses moins graves, nous pourrions même dire moins sinistres, c’est que le matérialisme, dont une des principales prétentions est de supprimer tout mystère, a lui-même ainsi des « dessous » fort mystérieux ; et ce qui ne l’est pas moins, à un autre point de vue, c’est que la notion même de « matière », dont il fait sa base par définition, se trouve être certainement la plus énigmatique et la moins intelligible qui puisse être. Bien entendu, ce sont là des choses dont les matérialistes eux-mêmes sont parfaitement incapables de se rendre compte, aveuglés qu’ils sont par leurs idées préconçues, et dont ils seraient sans doute tout aussi étonnés qu’ils le seraient de savoir qu’il a existé et qu’il existe même encore des hommes pour lesquels ce qu’ils appellent la « vie ordinaire » serait la chose la plus extraordinaire qu’on puisse imaginer, puisqu’elle ne correspond à rien de ce qui se produit réellement dans leur existence ; c’est pourtant ainsi, et, qui plus est, ce sont ces hommes qui doivent être considérés comme véritablement « normaux », tandis que les matérialistes, avec tout leur « bon sens » tant vanté et tout le « progrès » dont ils se considèrent fièrement comme les produits les plus achevés et les représentants les plus « avancés », ne sont, au fond, que des êtres en qui certaines facultés se sont atrophiées au point d’être complètement abolies. C’est d’ailleurs à cette condition seulement que le monde sensible peut leur apparaître comme un « système clos », à l’intérieur duquel ils se sentent en parfaite sécurité ; il reste à voir comment cette illusion peut, en un certain sens et dans une certaine mesure, être « réalisée » du fait du matérialisme lui-même, mais aussi comment, malgré cela, elle ne représente en quelque sorte qu’un état d’équilibre éminemment instable, et comment, au point même où nous en sommes actuellement, cette sécurité de la « vie ordinaire », sur laquelle reposait jusqu’ici toute l’organisation extérieure du monde moderne, risque fort d’être troublée par des « interférences » inattendues.

*
*  *

Pour comprendre qu’un monde répondant à la conception matérialiste, au moins jusqu’à un certain point, puisse avoir quelque existence effective dans la période même où règne cette conception, il faut considérer que l’ordre humain et l’ordre cosmique ne sont point séparés comme les modernes se l’imaginent trop facilement, mais qu’ils sont au contraire étroitement liés, de telle sorte que chacun d’eux réagit constamment sur l’autre et qu’il y a toujours une correspondance entre leurs états respectifs. Cette considération est essentiellement impliquée dans toute la doctrine des cycles, et, sans elle, les données traditionnelles qui se rapportent à celle-ci seraient entièrement inintelligibles ; la relation qui existe entre certaines phases critiques de l’histoire de l’humanité et certains cataclysmes se produisant suivant des périodes astronomiques déterminées en est peut-être l’exemple le plus frappant, mais il va de soi que ce n’est là qu’un cas extrême de ces correspondances, qui existent en réalité d’une façon continue, bien qu’elles soient sans doute moins apparentes tant que les choses ne se modifient que graduellement et presque insensiblement.

Cela étant, nous pouvons dire que, dans le cours du développement cyclique, la manifestation cosmique tout entière, et par conséquent, avec elle, la mentalité humaine qui y est incluse, suivent une marche « descendante », dans le sens d’un éloignement graduel du principe, donc de la spiritualité première. Cette marche peut donc être décrite comme une sorte de « matérialisation » progressive du milieu cosmique lui-même, et ce n’est que quand cette « matérialisation » a atteint un certain degré, déjà très fortement accentué, que peut apparaître corrélativement, chez l’homme, la conception matérialiste, ainsi que l’attitude générale qui lui correspond pratiquement et qui se conforme, comme nous l’avons dit, à la représentation de ce qu’on appelle la « vie ordinaire » ; d’ailleurs, sans cette « matérialisation », tout cela n’aurait pas même la moindre apparence de justification, car la réalité ambiante lui apporterait à chaque instant des démentis trop manifestes. L’idée même de « matière », telle que les modernes l’entendent, ne pouvait véritablement prendre naissance que dans ces conditions ; ce qu’elle exprime n’est d’ailleurs qu’une « limite » qui, dans la « descente » dont il s’agit, ne peut jamais être atteinte en fait, car un monde où il y aurait quelque chose de vraiment « inerte » cesserait aussitôt d’exister par là même ; cette idée est donc bien la plus illusoire qui puisse être, puisqu’elle ne répond même pas au plus bas degré de réalité, mais seulement à ce qui est, si l’on peut s’exprimer ainsi, au-dessous de toute réalité. On pourrait dire encore, en d’autres termes, que la « matérialisation » existe comme tendance, mais que la « matérialité », qui serait l’aboutissement complet de cette tendance, est un état irréalisable ; de là vient, entre autres conséquences, que les lois mécaniques formulées théoriquement par la science moderne ne sont jamais susceptibles d’une application exacte et rigoureuse aux conditions de l’expérience, où il subsiste toujours des éléments qui leur échappent nécessairement, même dans la phase où le rôle de ces éléments se trouve en quelque sorte réduit au minimum. Il ne s’agit donc jamais là que d’une approximation, qui, dans cette phase, et sous la réserve de cas devenus alors exceptionnels, peut être suffisante pour les besoins pratiques immédiats, mais qui n’en implique pas moins une simplification très grossière, ce qui lui enlève toute valeur de « science » au vrai sens de ce mot ; et c’est aussi avec cette même approximation que le monde sensible peut prendre l’apparence d’un « système clos », tant aux yeux des physiciens que dans le courant des événements qui constituent la « vie ordinaire ».

Pour en arriver là, il faut que l’homme, du fait de la « matérialisation » dont nous venons de parler, ait perdu l’usage des facultés qui lui permettraient normalement de dépasser les limites du monde sensible, car, même si celui-ci est réellement entouré de cloisons plus épaisses, pourrait-on dire, qu’il ne l’était dans ses états antérieurs, il n’en est pas moins vrai qu’il ne saurait jamais y avoir nulle part une séparation absolue entre différents ordres d’existence ; une telle séparation aurait pour effet de retrancher de la réalité même le domaine qu’elle enfermerait, si bien que, là encore, l’existence de ce domaine, c’est-à-dire du monde sensible dans le cas dont il s’agit, s’évanouirait immédiatement. On pourrait d’ailleurs se demander comment une atrophie aussi complète et aussi générale de certaines facultés a bien pu se produire effectivement ; il a fallu pour cela que l’homme soit amené à porter toute son attention sur les choses sensibles exclusivement, et c’est par là qu’a dû nécessairement commencer cette œuvre de déviation qu’on pourrait appeler la « fabrication » du monde moderne, et qui, bien entendu, ne pouvait réussir que précisément à cette phase du cycle et en utilisant, en mode « diabolique », les conditions présentes du milieu lui-même. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, on ne saurait trop admirer la solennelle niaiserie de certaines déclamations chères aux vulgarisateurs scientifiques, qui se plaisent à affirmer à tout propos que la science moderne recule sans cesse les limites du monde connu, ce qui est exactement le contraire de la vérité : jamais ces limites n’ont été aussi étroites qu’elles le sont dans les conceptions admises par cette prétendue science profane, et jamais le monde ni l’homme ne s’étaient trouvés ainsi rapetissés, au point d’être réduits à de simples entités corporelles, privées, par hypothèse, de la moindre communication avec tout autre ordre de réalité !

Il y a d’ailleurs encore un autre aspect de la question, réciproque et complémentaire de celui que nous avons envisagé jusqu’ici : l’homme n’est pas réduit, en tout cela, au rôle d’un simple spectateur, qui devrait se borner à se faire une idée plus ou moins vraie, ou plus ou moins fausse, de ce qui se passe autour de lui ; il est lui-même un des facteurs qui interviennent activement dans les modifications du monde où il vit ; et nous pourrions ajouter qu’il en est même un facteur particulièrement important, en raison de la position « centrale » qu’il se trouve occuper dans ce monde. Par suite, la conception matérialiste, une fois qu’elle a été formée et répandue d’une façon quelconque, ne peut que concourir à renforcer encore cette « solidification » du monde qui l’a tout d’abord rendue possible, et toutes les conséquences qui dérivent de cette conception ne font que tendre à cette fin ; nous ne faisons pas seulement allusion, en cela, aux résultats directs et trop évidents de l’activité industrielle et mécanique, mais aussi aux réactions beaucoup plus générales du milieu cosmique lui-même en présence de l’attitude adoptée par l’homme à son égard. On peut dire véritablement que certains aspects de la réalité se cachent à quiconque l’envisage en profane et en matérialiste, et se rendent inaccessibles à son observation ; ce n’est pas là une simple façon de parler plus ou moins « imagée », comme certains pourraient être tentés de le croire, mais bien l’expression pure et simple d’un fait, de même que c’est un fait que les animaux fuient devant quelqu’un qui leur témoigne une attitude hostile ; et c’est pourquoi il est des choses qui ne pourront jamais être constatées par des « savants » matérialistes ou positivistes, ce qui naturellement, les confirme encore dans leur croyance à la validité de leurs conceptions, alors que ce n’est pourtant qu’un effet de ces conceptions elles-mêmes. C’est là, en quelque sorte, la « contrepartie » de la limitation des facultés de l’être humain à celles qui se rapportent à la seule modalité corporelle : par cette limitation, il devient, disions-nous, incapable de sortir du monde sensible ; par ce dont il s’agit maintenant, il perd en outre toute occasion de constater une intervention manifeste d’éléments suprasensibles dans le monde sensible lui-même ; et ainsi se trouve complétée pour lui, autant qu’il est possible, la « clôture » de ce monde, à l’intérieur duquel il peut sembler que la « vie ordinaire » n’ait plus désormais qu’à se dérouler sans trouble et sans accidents imprévus, à la façon des mouvements d’une « mécanique » parfaitement réglée ; l’homme moderne, après avoir « mécanisé » le monde qui l’entoure, ne vise-t-il pas à se « mécaniser » lui-même de son mieux, dans tous les modes d’activité qui restent encore ouverts à sa nature étroitement bornée ?

Cependant la « solidification » du monde, si loin qu’elle soit poussée, ne peut jamais être complète, et il y a des limites au delà desquelles elle ne saurait aller, puisque, comme nous l’avons dit plus haut, son extrême aboutissement serait incompatible avec toute existence réelle, fût-elle du degré le plus bas ; et même, à mesure que cette « solidification » avance, elle n’en devient toujours que plus précaire, car la réalité la plus inférieure est aussi la plus instable ; la rapidité sans cesse croissante des changements du monde actuel n’en témoigne d’ailleurs que d’une façon trop éloquente. Rien ne peut faire qu’il n’y ait des « fissures » dans ce prétendu « système clos », qui a du reste, par son caractère « mécanique », quelque chose d’artificiel qui n’est guère de nature à inspirer confiance en sa durée ; et, actuellement même, il y a de multiples indices qui montrent précisément que son équilibre instable est sur le point d’être rompu, si bien que ce que nous disions tout à l’heure du matérialisme et du « mécanisme » de l’époque moderne pourrait presque être mis déjà au passé, quand bien même ses conséquences pratiques continueraient à se développer pendant quelque temps encore ; cela est tellement vrai que, au moment où nous en sommes, la notion même de la « matière » semble être en train de s’évanouir. Seulement, le malheur est que, la « descente » cyclique n’étant pas encore achevée, les « fissures » dont il s’agit ne peuvent guère se produire que par le bas ; autrement dit, ce qui « interfère » par là avec le monde sensible n’est rien d’autre que le psychisme inférieur, dans ce qu’il a de plus destructif et de plus dissolvant ; dès lors, il n’est pas difficile de comprendre que tout ce qui tend à favoriser et à étendre ces « interférences » ne correspond, consciemment ou inconsciemment, qu’à une nouvelle phase de la déviation dont le matérialisme représentait un stade moins « avancé », quelles que puissent être les apparences. La dérisoire sécurité de la « vie ordinaire » est fortement menacée, certes, et l’on verra sans doute de plus en plus clairement qu’elle n’était qu’une illusion ; mais y a-t-il vraiment lieu de s’en féliciter, si ce n’est que pour tomber dans une autre illusion pire encore que celle-là, celle d’une « spiritualité à rebours » dont les divers mouvements « néo-spiritualistes » que nous avons vus naître et se développer jusqu’ici ne sont encore que de bien faibles et médiocres précurseurs ?